Course poursuite
Ni lune ni étoiles, seule la pâle lueur lointaine venue de la capitale et les flambions des lanternes. L’herbe palote se pliait sous le souffle d’un vent empressé, et les branches d’arbres noirs ébène craquaient au passage d’une ombre véloce. Les lanternes se mouvaient de manière incohérente, dans un désordre chorégraphié et méthodique. Des capes blanches décorées renvoyaient leurs éclats multicolores. L’ombre ne cessait pas de bouger, tandis que les lanternes faisaient mouvement pour lentement l’encercler. Mais l’ombre ne cessait de courir à travers des branches d’ébène et des feuilles pâles, glissant sur la mousse terne et trébuchant sur des pierres pâles, se redressant toujours pour fuir.
Puis un ovni traversa l’air nocturne, déchirant sa noirceur avec une teinte verdâtre vile. Des bras courts et répugnants écartés pour laisser des ailes de peau le porter, le kobold fondit sur sa cible qui ne put que s’immobiliser avec un cri étouffé.
La créature agrippa les cheveux de sa proie et avec la force de son élan la renversa en arrière. La sorcière trébucha sur une racine et tomba sur son postérieur tout en essayant de décrocher la monstruosité simiesque qui lui collait au visage. Elle pesta de rage, et maugréa une formule à faire blanchir le ciel, éructée comme une malédiction animale. Le kobold se décrocha et fila sous une racine en couinant, son petit corps difforme se tordant de manière contrenature. La sorcière se releva pour voir dans chaque direction une lanterne briller. Elle était encerclée.
Elle poussa un juron dans une langue inhumaine, et commença à scruter le bois autour d’elle de deux yeux turquoises, à la recherche d’une quelconque échappatoire.
Les carreaux d’arbalète commencèrent à pleuvoir, d’abord un seul qui la manqua d’un bon mètre, puis un autre qui transperça sa robe. Sans une hésitation elle déchira l’habit pour se déplacer tandis que des carreaux arrivaient à un rythme de plus en plus effréné. Ils se plantaient dans l’écorce des arbres, dans la terre meuble, se perdaient dans les racines et la mousse, ou se fichaient dans la chair. D’abord un mollet, une cuisse, l’aine, un biceps et enfin une épaule. La sorcière commença à hurler sa rage dans une langue si horrible que l’herbe et les fleurs autour de ses pieds se fanèrent, préférant mourir que tolérer ces mots. Le sang ne coulait presque pas, mais les muscles transpercés et lacérés la lançaient horriblement. Elle remua son corps, des pieds à la tête, comme si elle se débattait pour retrouver la force de fuir. Ses yeux luisaient, vibraient, transperçaient la noirceur avec une virulence toute surnaturelle, leur couleur changeante et étrange ne cessant de dégouliner sur la réalité.
« Arrêtez ! Arrêtez de tirer ! » fit une voix au milieu des troncs. La sorcière tendit l’oreille. Elle entendit plus distinctement le son mat des cordes d’arbalète qu’on remontait. Les carreaux étaient encochés.
« Vous allez la tuer si vous continuez ainsi. Qui vous a donné l’ordre de tirer ? »
La voix était franche, sans tremblements particuliers. Une pointe d’agacement peut-être, mais ni colère ni crainte.
« Ce ne sont pas des arbalètes de guerre, votre excellence, juste des arbalètes de chasse. Elle survivra à quelques carreaux dans le corps.
- Bien, mais arrêtez pour l’instant. Tirez si je vous en donne l’ordre. »
Des branches craquèrent, quelqu’un approchait. La sorcière darda deux globes incandescents dans cette direction, le déferlement de magie sur son propre visage déformant son expression dans un sourire carnassier alors qu’elle souffrait le martyr de ses nombreuses blessures.
L’inquisitrice s’approchait d’une démarche tranquille, presque hautaine. Le bord blanc de sa bure apparut dans le champs de vision de la sorcière.
Aussitôt, elle rassembla tous les maléfices qu’elles pouvait, faisant couler la magie infâme à travers ses veines dans une violence telle que ses propres veines se déchirèrent et ses chairs se liquéfièrent. Du sang perla au bord de chaque orifice de son corps, dans ses yeux, son nez, et jusque sur les pores de sa peau, elle ouvrit une bouche suintante de bave sanglante et de venin, laissa échapper un mot serpentin si rapide et si immonde que les oreilles humaines ne pouvaient pas l’entendre, et un éclair d’une teinte répugnante entre le vert et le magenta s’échappa du néant devant elle pour courir en direction de l’inquisitrice.
Celle-ci se contenta de faire un geste et la formule se brisa contre une forme invisible qu’elle dessinait de ses doigts gantés. La silhouette en bure blanche se révéla plus totalement, sa robe parée de lignes noires, et sur ses épaules une pèlerine d’un noir intense où se lisaient en lettes d’or les devises de son ordre de prêcheurs.
Elle fit un pas supplémentaire, légèrement mal assuré, sa botte noire glissant presque sur une pierre moussue, puis la prêcheuse se tint à un arbre en secouant la tête. Une vision venait de brouiller ses sens, remplaçant la réalité par un souvenir lointain que le sortilège de la sorcière était parvenu, malgré sa dissipation, à faire ressurgir en elle.
Pendant quelques secondes, peut-être quelques minutes, elle avait vu un homme, un homme bien plus grand qu’elle. Elle était redevenue une petite fille, et l’homme la frappait. Il avait un visage presque inexpressif, juste pincé de mécontentement, comme s’il effectuait un acte qui allait de soi. Ses poings gigantesques venaient la frapper à tous les endroits, visage, ventre, bras… il lui parlait ce faisant, mais elle ne l’entendait pas, pas plus qu’elle ne sentait la douleur. Son corps réagissait aux coups, mais elle même avait l’impression d’être si loin de ce corps et si loin de ce monde, que les coups ne l’atteignaient pas elle. Ils faisaient souffrir quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre qu’elle avait mis à sa place pour endurer cela à pour elle.
L’inquisitrice se passa une main sur le visage en murmurant une prière. La vision avait fini par passer. Maintenant elle voyait la sorcière à ses pieds, les yeux écarquillés et larmoyants de rouge, suppliante comme un animal blessé.
« Tu croyais que des maléfices aussi grossiers m’atteindraient ? Ridicule. »
Elle s’approcha de la sorcière avec un sourire qui se voulait compatissant.
« Rien de tout cela ne serait arrivé si tu avais accepté de te repentir. Mais je te ferais te confesser, que tu le veuilles ou non. »
L’absence de réponse de la sorcière la perturba quelque peu. Craignant que sa proie ne soit sur le point de mourir, elle s’approcha pour observer les blessures. Elles étaient essentiellement superficielles. Les servants n’avaient pas menti, leurs arbalètes ne pouvaient pas faire plus que transpecer les chairs, et pas assez profondément pour atteindre un organe, en contrepartie elles étaient très faciles à bander et pouvaient donc tirer très vite. La sorcière était blessée à tant d’endroits que le plus grand risque était qu’elle se vide de son sang.
« Je vais te soigner, ma fille. » déclara l’inquisitrice sans une hésitation. « Puis nous reprendrons ta confession là où nous l’avons laissée. »
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