LE BAR Épisode VI: Les échos d’une dernière note
Le bar, avec ses lumières tamisées et ses ombres dansantes, donnait l’impression d’être suspendu dans un entre-deux, ni tout à fait réel ni totalement éthéré. Près de l'entrée, la gérante observait en silence. Discrète mais attentive, elle voyait tout : les habitués plongés dans leurs conversations, le barman qui effaçait méthodiquement les traces du passage du temps sur ses verres, et le pianiste, silhouette voûtée devant son
instrument.
Ce dernier jouait comme à son habitude, mais ce soir, les notes vacillaient étrangement , presque comme si elles hésitaient à se livrer pleinement. La gérante, malgré son rôle en retrait, ressentait un changement dans l'air. Elle le percevait dans le regard du barman qui se posait de temps à autre sur le pianiste, un regard différent, plus interrogateur. Elle ne dit rien, mais dans ses yeux brillaient une étrange lucidité, comme si elle savait que cette soirée ne serait pas comme les autres.
Le pianiste jouait encore, ses mains effleurant les touches avec une délicatesse inhabituelle. Puis, dans un geste inattendu, il s'interrompit. L'instrument resta muet, et un silence lourd enveloppa la pièce.
Il se leva lentement, ses pas résonnant faiblement sur le parquet. Le barman, immobile, sentit une tension monter en lui.
Depuis des années qu'ils se côtoyaient, jamais cet homme n'avait franchi la distance qui séparait le piano du comptoir. La gérante, à l'autre bout de la salle, s'arrêta un instant, comme pour mieux observer cette rupture du rituel tacite.
Le pianiste s'approcha du bar, ses gestes mesurés, presque solennels. Lorsqu'il posa ses coudes sur le bois, il resta silencieux un moment, le regard fixé sur un point invisible devant lui.
-Barman: « Vous voulez quelque chose ? »
Le pianiste releva lentement la tête.
-Pianiste : « Un cocktail... mais pas comme les autres. »
Le barman haussa un sourcil, intrigué.
-Barman : « Un cocktail spécial, alors ? »
Un sourire fugace passa sur les lèvres du pianiste.
-Pianiste: « Un cocktail pour... comprendre l'oubli. »
Lorsque le pianiste demande son cocktail, le barman prend une pause. Il hoche lentement la tête, réfléchit un instant, puis commence à rassembler ses ingrédients.
Le pianiste observe chaque geste, comme s'il cherchait une signification dans chaque mouvement.
-Barman: « Un cocktail pour comprendre l'oubli... Ce n'est pas une demande courante. Mais je crois que j'ai une idée. »
Le barman choisit un verre en cristal taillé, dont les arêtes renvoient la lumière comme des éclats de souvenirs épars. Il commence par verser une dose de rhum épicé, dont les arômes profonds et chauds rappellent les jours anciens. Puis, il ajoute une infusion de vanille et de fève tonka, apportant une douceur complexe, presque imperceptible, comme une caresse du passé.
Ensuite, il verse lentement un sirop de fleurs de bleuet, d'un bleu violacé intense, qui s'épanouit dans le verre comme un souvenir qui se dilue dans l'eau. Pour finir, il fait couler doucement une fine brume de liqueur au miel sur la surface, une note dorée, presque suspendue, comme les fragments d'une mémoire précieuse qu'on ne veut pas perdre.
Il ne décore pas le verre, le laissant nu, comme une vérité brute. Il le pousse doucement vers le pianiste, le regard grave.
-Barman : « Ce cocktail n'a pas de nom.
Mais il est comme l'oubli. Complexe, en couches, et jamais tout à fait ce qu'on croit.
Au début, il peut paraître dense, presque lourd... mais il finit par révéler des subtilités. »
Le pianiste saisit le verre, l'observe un moment, comme s'il cherchait une réponse dans les reflets mouvants. Puis, avec une lenteur presque solennelle, il le porte à ses lèvres.
Il ferme les yeux en prenant une première gorgée, une lueur indéfinissable passant sur son visage.
-Pianiste : « Riche, profond, et... fragile.
Comme si chaque note me rappelait quelque chose que je croyais perdu. Oui... c'est exactement ça. »
Il reste immobile un instant, le verre dans la main, avant de murmurer :
-Pianiste : « L'oubli n'efface jamais tout. Il y a toujours un arrière-goût. Une trace. Et parfois... c'est suffisant. »
Le barman l'observe, silencieux, comprenant que ce cocktail n'était pas seulement une boisson, mais une clé, une porte entrouverte vers quelque chose de plus grand.
-Pianiste : « Merci. »
Il fixa le verre devant lui, silencieux…
quand il reprit la parole, sa voix était plus basse, comme un murmure.
-Pianiste: « Vous savez... J'ai été un virtuose, autrefois. La musique était ma vie, mon souffle, ma raison d'être. À vingt ans, j'avais joué dans les plus grandes salles.
Les critiques disaient que mes mains étaient magiques. Mais c'est rien, tout ça.
C'est du vent. »
Le barman ne répondit pas, sentant que l'homme n'en avait pas fini.
-Pianiste : « Et puis des années plus tard, elle est arrivée, Ma fille Léa.
La plus belle mélodie de ma vie.
Quand elle est née, j'ai compris que toutes mes compositions n'étaient qu'un prélude à elle. Elle m'écoutait jouer pendant des heures. C'était notre langue. Notre façon de nous dire 'je t'aime. »
Son regard se perdit dans le vide, comme s'il revivait ces instants.
-Pianiste : « Mais... tout ça, ça n'a pas duré.
À huit ans, elle s'est mise à se fatiguer. Elle dormait tout le temps, elle avait des douleurs. Les médecins ont mis des mois à trouver ce qu'elle avait. Une maladie rare, incurable. Chaque jour, je voyais une partie d'elle disparaître. Mais elle continuait de sourire. Elle était forte, bien plus forte que
moi. »
Il marqua une pause, ses mains tremblantes.
-Pianiste: « Je jouais pour elle, tous les jours. Même quand mes propres mains ont commencé à me lâcher. Vous voyez, on m'a diagnostiqué une dystonie, une maladie qui fait que mes doigts ne répondaient plus comme avant. Un pianiste sans mains, c'est comme... »
-Barman: « Un barman sans bouteille. »
Le pianiste releva les yeux vers lui, surpris par la réponse.
-Pianiste : « Oui... C'est ça. »
Il détourna le regard, et une larme roula doucement sur sa joue.
-Pianiste : « Quand elle est partie, je me suis dit que je ne jouerais plus jamais. Mais les souvenirs... Ils me hantaient. Chaque morceau que je jouais, c'était comme si je lui parlais encore. Alors, je continue. Pas pour moi, mais pour elle. Chaque note que je joue, c'est pour qu'elle reste vivante. »
Le barman resta silencieux après le récit du pianiste. Ses mains tremblaient légèrement alors qu'il continuait à essuyer un verre, comme pour se donner une contenance. Le pianiste, de son côté, observa son visage avec une attention particulière, comme s'il cherchait à lire au-delà du silence.
-Pianiste : « Vous savez, il y a quelque chose dans vos yeux... une peine que vous portez. »
Le barman détourna le regard, évitant toute réponse.
-Pianiste : « Ce n'est pas grave. Parfois, les mots ne viennent pas.
Parfois, on se tait, et c'est bien aussi. »
Il marqua une pause, puis reprit d'une voix plus grave.
-Pianiste : « Mais rappelez-vous d'une chose: ce qu'on a perdu ne disparaît jamais vraiment. Tant qu'on respire, on peut leur donner une place. Dans nos gestes, dans nos choix... dans nos mélodies, même si elles sont imparfaites. »
Le barman releva légèrement la tête, surpris par ces paroles.
-Pianiste: « On ne peut pas effacer le passé, mais on peut apprendre à vivre avec lui. »
Le silence qui suivit était lourd mais apaisant, comme si les mots du pianiste avaient suspendu quelque chose dans l’air
-Pianiste : « dites moi barman, combien de temps qu'on se connaît ? »
Le barman réfléchit un instant.
-Barman: « je dirais huit bonnes années, peut être plus . »
Le pianiste hocha lentement la tête, comme pour sceller un souvenir.
-Pianiste : « huit ans. Huit ans à voir des visages, à écouter des silences. Ça fait longtemps qu'on se croise, vous et moi. Mais ce soir, c'est différent. »
Le barman haussa un sourcil.
-Barman : « Différent comment ? »
Le pianiste détourna légèrement les yeux, une ombre passant dans son regard.
-Pianiste: « Parce que ce n'est pas sûr que je revienne. Mes mains... elles ne me laissent plus beaucoup de temps. »
Le barman ne répondit pas tout de suite, troublé par cette confession.
-Barman : « Peut-être qu'elles ne jouent plus comme avant, mais elles jouent encore. Et c'est ce qui compte. »
Le pianiste sourit, un sourire triste mais sincère.
-Pianiste: « Oui... peut-être. »
La gérante, qui se tenait discrètement à quelques pas derrière le comptoir, observait la scène. Elle avait écouté sans un mot, son visage impassible mais attentif. Lorsqu'elle sentit le poids de la discussion s'alléger, elle s'approcha doucement du barman et posa une main légère sur son épaule.
-Gérante: « Tu sais, il a raison. Les mains fatiguées peuvent encore offrir beaucoup. »
Le barman tourna la tête vers elle, croisant son regard. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, une reconnaissance silencieuse.
-Pianiste : « Vous êtes toujours là, à veiller sur ce lieu. Vous le faites vivre. Sans vous, je n'aurais pas trouvé ce refuge. » dit-il avec émotion en regardant la gérante et le barman
La gérante hocha doucement la tête, sans répondre.
Le pianiste se redressa lentement, prenant appui sur le comptoir.
-Pianiste: « Je vais jouer une dernière fois pour ce soir. Peut-être pas la dernière de ma vie... mais une des dernières, je crois. »
Le barman et la gérante le regardèrent s'éloigner, ses pas lourds mais empreints d'une certaine dignité. Il rejoignit son piano, s'assit, et posa ses mains tremblantes sur les touches.
Avant de commencer, il leva les yeux vers eux.
-Pianiste : « Merci. À vous deux. Pour m'avoir laissé cet espace. Pour avoir écouté. »
Puis il baissa la tête et joua. Cette fois, la mélodie était différente. Elle portait en elle une tristesse palpable, mais aussi une lumière fragile, comme une étoile au loin.
Le barman et la gérante restèrent immobiles, comme figés dans ce moment suspendu. la salle entière retenait sans souffle.
Lorsque la dernière note s'éteignit, le pianiste resta assis un moment, les yeux fermés. Puis il se leva, regarda une dernière fois la salle, et s'inclina légèrement, comme un artiste qui quitte la scène après une ultime représentation.
-Pianiste : « La musique ne sauve pas. Mais elle accompagne. Et parfois, c'est tout ce qu'il nous faut. » ce murmure à lui même le pianiste
La lumière du bar semblait différente, plus douce, comme si elle avait absorbé la musique et les émotions de la soirée. La gérante retourna derrière le comptoir, observant le pianiste qui quittait lentement la salle, ses épaules courbées mais son pas apaisé.
Le barman, quant à lui, resta un moment immobile, le regard fixé sur le piano. Une pensée flotta dans son esprit, qu'il garda pour lui.
Dans cet espace à mi-chemin entre ombre et lumière, une mélodie subsistait, imperceptible mais bien là, comme un souvenir qui refuse de s'éteindre..
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