Les Cheveux en quatre
1. Les cheveux en quatre
« Il faut souffrir pour être belle ! »
La première brûlure, près du cuir chevelu, vive, tenace, quand le fer à friser remonte la mèche jusqu’à la chair. Et ces mots de ma mère, qui me hantent encore aujourd’hui. Faut-il, vraiment, « souffrir pour être belle » ? Le fer reste collé contre le crâne quelques minutes qui semblent interminables. La chaleur se répand autour de la première brûlure et la tête commence à se faire lourde. Puis le fer s’écarte d’un coup, dégouline le long de la mèche qu’il déroule. La sensation de délivrance apportée par cette soudaine fraîcheur procure alors un plaisir particulièrement délicieux, déjà masochiste. Le travail sera repris mèche par mèche, jusqu’à la dernière. Les mains de ma mère, aussi implaccables que la machoire d’acier qu’elles manipulent, s’affairent autour des boucles encore chaudes. Parfois quelques cheveux restent emprisonnés entre les lames du fer et tirent sur leurs racines. La douleur est alors différente, comme celle d’un élastique qui claque sur la peau. Les cheveux finissent toujours par céder et se laissent arracher, dans un cri inaudible. Mais mes cheveux sont « fins », adjectif qui serait avantageux dans un autre contexte mais qui ne l’est pas du tout dans celui-ci. Les boucles, à peine nées, sont en danger d’extinction dès les premières minutes de leur existence. Il faut alors faire vite et les consolider avant la décrépitude. C’est là que la laque intervient. Ma mère la fait voltiger au-dessus de ma tête, en cercles concentriques, sans jamais cesser d’appuyer sur la gachette de la bombe. Les cheveux s’engluent, se collent, puis raidissent. Ainsi gelées les boucles pourront survivre quelques heures tout au plus, jusqu’à l’applatissement inévitable. Les volutes de laque ne se posent pas seulement sur ma tête mais aussi dans mes poumons et me font tousser de dégoût. L’odeur douceâtre est insupportable et ma haine de cette opération soi-disant nécessaire me submerge à ce moment même. Je regarde enfin le miroir pour découvrir l’amoncellement ridicule qui entoure désormais mon visage. Les boucles, même laquées, semblent molles et prêtes à couler à tout moment. Je passe un peu les doigts dans mes cheveux pour les secouer. La laque qui colle à ma peau m'écoeure mais je continue. J’espère aérer cette frisure figée pour enfin ressembler à ces actrices américaines aux crinières remarquables qui peuplent les mauvais feuilletons que je regarde toujours avec ma mère. Le résultat en est loin et ma mère s’énerve. « Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux que je recommence ou quoi ? » Non bien sûr je ne veux pas qu’elle recommence la torture et je me calme, vaincue et frisée. Avant le supplice du fer j’ai dû dormir sur des bigoudis durs et piquants qui m’ont réveillée migraineuse. Mais les boucles de la nuit, on le sait, ne tiennent pas et il faut donc avoir recours au fer pour les consolider. Ma tête me semble prête à exploser et je rêve de calvitie pour enfin avoir la paix.
J’ai treize ans et on me prépare comme un gateau d’anniversaire pour aller faire tapisserie dans une noce froide. Encore heureux que ma mère ait renoncé à rajouter des rubans couleur saumon pour aller avec le tulle de ma grotesque robe de demoiselle d’honneur. Mais il faut que je sois belle et c’est de toute évidence la marche à suivre pour l’être. Si je joue avec cousins à courir autour des tables odorantes, bousculant les noceurs avinés, je risque de transpirer et mes cheveux, alors, deviendront gras et l’échaffaudage retombera pathétiquement. Je dois donc me conduire en « jeune fille ». Il faut que je sois belle.
Je manie le fer aujourd’hui mais cette fois la laque a précédé l’application de la brûlure. Mes cheveux, ou ce qu’il en reste, sont entièrement enduits de colle liquide trop abondante pour sécher instantanément. Je passe alors le fer sur chaque mèche, de la racine à la pointe en tirant. La mèche, ainsi étirée et lissée, reste droite au dessus du crâne. Un autre jet de laque et elle reste ainsi figée, drue, dure. Les mèches durcies et dressées forment ainsi une crête sauvage, pointue et menaçante. La crête iroquoise se prolonge du front à la nuque mais les côtés de la tête sont carrément rasés jusqu’à la blancheur fade et repoussante du cuir chevelu. Le miroir me renvoie l’image de la laideur parfaite, étudiée, pondérée, mais moins ridicule que les boucles de cérémonies. Je n’ai plus vraiment mal quand le fer brûle ma chair. Je m’amuse du crépitement des cheveux qui cuisent quand la laque est quasiment bouillie par la chaleur du fer. Mes cheveux de dix-huit ans sont irrémédiablement abîmés et, bien que quelque chose en moi gémisse, je me félicite de cette apparence âpre. Le maquillage doit suivre, nécessairement, noir, tout noir, même les lèvres. Les épingles de nourrice aux oreilles, le nez percé, les vêtements en lambeaux… Qui pourrait retrouver la petite fille en tulle saumon dans cet épouvantail ? Ma mère souffre beaucoup durant cette période. Elle ne voit pas la beauté de mes accoutrements et ne reconnaît plus sa fille. « Tu n’es pas féminine comme ça, tu sais ? Tu pourrais faire un effort, tu es vraiment ridicule ! » Pendant peut-être un an ou deux je vais rire et me complaire dans ce nouveau ridicule jusqu’à ce que la loi femelle me rattrappe. Jusqu’au jour où, la beauté intransigeante réclamera son lot de souffrance quotidienne et que la laideur ne me libérera plus.
« C’est le plus beau jour de ta vie, tu dois être la plus belle aujourd’hui ! » Ma mère assiste, crispée, à la séance de coiffure chez une coiffeuse professionnelle qui ne manie pas le fer avec plus de douceur qu’elle. Cette fois les boucles doivent impérativement durer toute la journée et il faut se montrer impitoyable. Pour une coiffure de mariée il convient mieux de tirer les cheveux en chignon vers le milieu de la tête et d’arranger les boucles autour, en cascade contrôlée. Chaque boucle, enduite de sa dose de laque obligatoire, est de surcroît fixée par des barrettes invisibles qui pincent la peau au passage. Cette fois-ci je n’échappe pas aux rubans ni même aux fleurs qui viennent accompagner les boucles tant convoitées. Mes cheveux sont cependant plus faciles à coiffer et à raidir. Non pas qu’ils soient moins fins, mais au fil des couleurs et des décolorations, ils sont si abîmés qu’ils sont devenus secs et friables comme de la paille. Ils n’ont plus la souplesse de ma jeunesse qui rendait tout échaffaudage éphémère et le gâteau de boucles peut ainsi tenir. Je dois d’autant plus être la plus belle qu’à trente ans on ne se marie pas comme à vingt ans. Après des études ratées et des relations sans lendemain, le seul avenir pour moi est d’épouser celui que ma mère aura choisi pour compléter ma vie de femme. Et pour ce quasi inconnu il faut, oui, être la plus belle. Et ainsi les années à venir, les coiffeuses se succèderont sur ma tête qui ne pense plus. Je traverserai toutes les modes, des cheveux longs insolents, au carré sage, aux boucles artificielles jusqu’à la coupe garçonne, coupée court. Les couleurs aussi se succéderont. Les teintes brune, blonde ou rousse n’existent que pour les hommes car nous savons bien toutes qu’un châtain clair n’a rien à voir avec un noir cendré, et qu’un accajou ne se rapproche même pas d’un brun cuivré. Les cheveux, au fil du temps, absorbent plus de produits chimiques qu’un morceau de plastique. Ils deviennent le fantôme d’un corps qui ne m’appartient plus. Ils tombent à chaque naissance de mes enfants pour repousser de moins en moins régulièrement. Leur manque de corps s’appauvrit encore plus avec l’âge et il est de plus en plus difficile de les coiffer avantageusement. Il semble que toute ma féminité s’efface dans ma chevelure déclinante. Mon époux ne me trouve plus désirable et recherche, dans les tignasses fringantes de ses jeunes collègues l’émoustillant parfum des chevelures baudelairiennes. Et ainsi je trouve leurs cheveux sur le col de ses chemises, de son manteau, jusque dans ses sous-vêtements. Il y a en a des longs, d’un blond presque transparent, comme des fils d’or, quelques noirs, beaucoup plus courts, et surtout les rouges en tire-bouchon, témoins irréfutables de la rouquine frisée qui l’a déjà envoûté. Moi, j’ai toujours voulu être rousse mais je ne l’ai jamais été complètement, m’en tenant au châtain doré, ou à l’acajou cuivré. Erreur de ma part je suppose car le mari volage s’envole définitivement pour des pâturages plus rougeoyants. Et je reste seule avec la grisaille de la cinquantaine qui résiste maintenant à tous les produits colorants.
Aujourd’hui je suis libre, je n’ai plus de cheveux. Mon crâne est lisse, doux au toucher. Il brille sous la lumière et je refuse, au grand étonnement des médecins, de porter perruques et chapeaux. Je sais que je vais mourir et, pour la première fois, mes cheveux, mon apparence toute entière, me montrent telle que je suis, sans tromperie vaine. Le cancer du col de l’utérus, provoqué, me disent les docteurs, par un virus que m’aura transmis mon époux avant de me quitter, a été diagnostiqué trop tard. Les métastases ont donc envahi mon corps que je n’ai jamais vraiment connu. Mes enfants ont tous leur vie loin de moi et j’en suis heureuse. Par bonheur, je n’ai eu que des garçons et je me réjouis aujourd’hui de ne pas avoir gâché la vie d’une autre femme en élevant une fille à mon image pathétique. Je suis chauve, je suis laide, mais je suis plus belle que je ne l’ai jamais été. Je suis libre de tout. Si mes cheveux repoussent, je les raserai de nouveau, pour conserver ma liberté. Mais cela n’arrivera sûrement pas puisque j’en suis au dernier stade. Mais je peux encore sortir et marcher, respirer l’air de la vie et montrer au monde ma tête de femme délivrée, prête à s’envoler.
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