Chant du Cou de Cygne
« Le cou d’une femme trahit toujours son âge ». Je me souviendrais souvent de cet adage débile de ma jeunesse ignorante. En particulier mes années de fac où mes amitiés étaient tout aussi ridiculement romantiques et tragi-comiques que mes amours. Entre filles de vingt ans, en compétition permanente pour l’attention générale, on se déteste harmonieusement sous des promesses de sourire et de confiance. C’est l’une de mes « meilleures-amies-ennemies » qui avait prononcé cette phrase fatidique. D’ailleurs elle était particulièrement fière de son charmant cou de cygne.
Je revois encore son geste, celui de placer sa main sous sa gorge en déclamant cette sentence définitive et désespérante. À l’époque la chirurgie esthétique, bien qu’en plein essor, n’était pas aussi performante qu’aujourd’hui et le lifting du cou était encore une opération périlleuse et avare de bons résultats. La conversation avait commencé au sujet des coups de soleil et comme quoi il était terriblement important, voire vital, de protéger visage et cou des atteintes solaires.
Très concentrée moi-même j’écoutais et absorbais ces sages paroles en faisant le vœu solennel de défendre ma peau innocente contre les divers outrages du temps. Bref j’ai grandi avec ce genre de connerie qui m’amène aujourd’hui dans la salle d’opération de ma dermatologue qui s’apprête à me faire ce fameux lifting du cou version vingt et unième siècle. L’opération miracle est depuis longtemps complètement fiable et ultra améliorée, à vrai dire on ne passe même plus par les incisions en profondeur puisque tout est fait avec diverses canules et autres fils implantés et insérés dans la peau du cou et du visage.
En repensant aux différentes étapes de cette opération je me rends compte, à ma grande horreur, combien ce procédé était à la fois complexe et barbare. Et pourtant j’en ai vécu chaque seconde, palpitante de douleur malgré les médicaments, en me sentant littéralement comme une mouche écartelée dans une toile d’araignée.
Le but de la manœuvre était de tisser plusieurs fils sous le menton, d’une oreille à l’autre pour ainsi dire, et de les resserrer progressivement tous les jours pendant une semaine. La première étape était de coudre des points d’ancrages pour les fils dans un peu d’os crânien pour les fixer définitivement. De ces racines solides bien que peu profondes, à fleur de tête pourrait-on dire, les fils du miracle pouvaient partir en se difusant sous le menton et autour du cou. Ce fragile étau était cependant très palpable et sensible, comme si une muselière avait été littéralement greffée sous ma peau.
Je me souviens avoir suivi en souffrance le passage du premier fil que la chirurgienne tissait et cousait à travers ma chair frémissante. J’avais presque l’impression d’être rongée de l’intérieur par un insecte se creusant un tunnel dans ma peau. Je pensais à la gale qui est justement une araignée minuscule sous-cutanée. D’ailleurs les fils insérés ressemblaient à des vers blanchâtres et gras, un peu comme ces grosses larves qu’on fait manger aux candidats débiles des émissions réalité. Je pouvais suivre la trace veineuse de leur passage qui resta violette et tuméfiée pendant toute la semaine qui suivit.
Avaler ma salive était rapidement devenu une petite torture quotidienne sans comparaison cependant avec les transes brutales qui serraient mes mâchoires quand je buvais ou mangeais. Les points d’ancrage sur le crâne étaient comme des puits de souffrance radioactive qui me ficelaient la tête entière dans un filet d’acier acide et coupant. Un froncement de sourcil, ou pire un sourire, devenaient des grimaces coûteuses qui m’étourdissaient. J’avais beau me dire qu’il faut « souffrir pour être belle » et que le « cou d’une femme trahit toujours son âge » je trouvais quand-même que la note était un peu salée. Mais que voulez-vous, c’était bien moi qui l’avais choisi, voulu et décidé. En réalité à l’époque, et encore aujourd’hui je ne savais pas du tout ce que je voulais mais je savais que j’étais capable d’en payer un prix exorbitant. Plus encore que mes grossesses difficiles, et autres accouchements de boucherie, cette opération toute en finesse et en détails tranchants me laissait pantelante de souffrance en perpétuel renouvellement. Les migraines qui irradiaient de ces points d’ancrage étaient littéralement aveuglantes, et me laissaient dans des états d’angoisse épileptique qui me vidait, comme le poulet que ma mère troussait jadis sous mes yeux.
Parfois aussi les fils semblaient s’enfoncer plus profondément dans ma chair et je sentais comme une main squelettique, qui m’étranglait dans mon sommeil comme dans la nouvelle fantastique de Maupassant. Cette poigne de fer me prenait littéralement à la gorge et je me réveillais en sursaut, baillant désespérément pour reprendre mon souffle, étouffée d’angoisse et surprise de l’intensité douloureuse de mon cou. Mais que voulez-vous il fallait bien le remonter ce cou de cygne flétrissant! Le cou de dindon est une tare familiale qui atteint toute la parenté femelle de ma mère et je sais donc, depuis ma tendre et courte enfance, que mon cou avait une date limite de consommation et que tôt ou tard les premières pendouilleries apparaitraient. Et de fait elles sont bel et bien apparues mais heureusement identifiées et arrêtées à temps. Du moins, je l’espère, parce que maintenant que je sais par où je dois passer pour cette connerie de cou de cygne je ne sais pas si je recommencerais de sitôt.
Cela dit je sais pertinemment que si c’est nécessaire je remettrais la tête sur le billot, littéralement et figurativement. J’ai beau me dire que c’est débile et anti féministe, et pas franchement intelligent, mais je ne peux pas m’empêcher de désirer violement conserver une beauté que je sais pourtant fragile, et sans beaucoup de reconnaissance. Quand je pense aux hommes qui se sentent mâles seulement à travers la violence et la brutalité je me dis que personnellement, en tant que femme, je n’ai rien à leur envier en ce qui concerne les actes d’agressions gratuits et infligés par soi-même. C’est peut-être un peu ça l’équivalent de l’instinct militaire pour les femmes : la compétition acharnée de la beauté féminine. Je suis même persuadée que les pertes humaines sont relativement équivalentes parce les victimes de la quête du miroir n’ont pas attendu la chirurgie esthétique. Par exemple je peux très bien imaginer que de se faire bander les pieds à cinq ans, en chine, ou de se faire étrangler la taille, au détriment des organes vitaux, dans les corsets français du dix-neuvième siècle, n’avaient rien à envier aux catastrophes de liposuccion ratée, et autres accidents de silicone mal placé.
J’avoue que j’éprouve en réalité une angoisse bien réelle avant chaque opération miracle de mes rénovations faciales. À chaque fois je pense à ces photos d’épouvantes, et autres documentaires musclés, qui montrent la monstrueuse parade des erreurs chirurgicales. Le pire, c’est quand ces connes de stars et autres célébrités se font louper au sus et au vu de tous. Franchement ça rassure pas! Si elles, avec leur fric et leurs contacts, elles peuvent pas se faire faire un lifting sans qu’il y ait un nouveau séisme terroriste au niveau de leur visage qu’est-ce que nous, pauvres ordinaires, pouvons espérer?
Malgré tout mes pas m’ont bien conduit dans ce cabinet de dermatologie du futur où la greffe des fils du miracle est bien prise dans la peau de mon cou qui s’affine tous les jours d’avantage, il faut le dire, grâce aux visites quotidiennes que j’effectue pour les faire ajuster par ma chirurgienne. Ces ajustements sont particulièrement intéressants et cruels. Il s’agit de tirer sur les dix fils qui ressortent de tous les côtés de mon cou, un par un, en tirant de deux côtés opposés pour pouvoir resserrer, et repositionner, le fil dans la chair frémissante, et désespérément résistante aux antidouleurs. Par ailleurs le moment de la piqûre, censée injecter un peu de lidocaine pour atténuer la douleur, est particulièrement insupportable. La dermato m’assure que ce mal est nécessaire et que, bien que je sente parfaitement la douleur du procédé, ce serait pire sans l’injection. Ce dont je doute mais, d’un autre côté, je n’ai pas vraiment le choix et, honnêtement, je ne peux pas me permettre d’y penser si je veux survivre à ce moment d’insanité passagère que je suis en train de m’infliger. Dans le miroir je vois l’image grotesque de mon visage bouffi, et surtout, tiraillé dans tous les sens, comme dans un dessin animé, et je pense tout de suite à la scène mythique de « Brazil », le film où la mère du héro se fait étirer la peau comme du caoutchouc. C’est le même effet et, étrangement, ça fait encore plus mal que ça en a l’air.
Il y a un côté comique à me voir ainsi martyrisée pour une cause suspecte et certainement peu justifiable. Je pense à une expression que j’utilisais, étant gamine, au sujet des vieilles biques qui se faisaient « tirer la peau » et je me dis que c’est exactement ce que je fais aujourd’hui. Ça me fait presque rire mais la douleur me rappelle bien vite à l’ordre. Se faire tirer la peau, littéralement, c’est pas particulièrement plaisant et sympathique. La douleur persiste bien au-delà de la manipulation et il est très difficile de la supporter aussi longtemps. Les larmes coulent dures et acides sur mes joues et je trouve encore la force folle et inconsciente de me dire que, la prochaine fois, il faudra que je les retienne quand le tour de faire subir le même sort à mes yeux sera venu. La dermato me l’a bien expliqué : on commence par le cou et on remonte graduellement avec la bouche et les joues, les yeux qu’on étire et réaligne, le front et les tempes, sans oublier les injections régulières et à vie de botox et autre restylane, poisons-drogues-dures nécessaires en nos temps si barbarement raffinés. Personnellement la pénétration de chaque aiguille dans mon corps m’est une agonie sans nom. Je suis sensible aux détails, aux signes, aux lectures entre les lignes et donc chaque piqure absorbe mon attention la plus avide. Je me noie dans ce point de viol cutané qui me laisse haletante et sans force. Et là, franchement, je me suis pas loupée. Les aiguilles enfoncées dans mon visage sont autant de déchirures glaçantes qui me font souffrir comme jamais, si peut-être comme pendant la naissance de mon deuxième fils quand mon utérus s’est déchiré en deux.
De retour chez moi les soi-disant anesthésiants commencent à perdre leurs effets et je constate que la douleur s’intensifie bel et bien en leur absence. D’autant plus que les nouvelles piqûres ajoutent encore à la nébuleuse migraineuse, et que les hématomes pressent mes tempes comme des étaux de boucher.
Le soir, je ne me reconnais plus dans mon miroir et je me sens basculer dedans. Ces moments sont en train de traverser ma vie comme des trains fantômes qui me semblent à la fois réels et oniriques. Je sais qu’à ce moment de ma folie je suis vraiment seule, ce qui veut dire que je suis vulnérable et donc je n’ai droit à aucune erreur. Les hommes qui partent au combat se sentent-ils ainsi menacés dans leurs hésitations et leurs peurs incontrôlables?
Mais, à la fin du traitement, le miroir se rend enfin en noble adversaire et le cou de cygne apparaît, triomphant et si gratifiant! Cette nouvelle ligne fine et pure de la mâchoire, ce cou lisse et élancé, cette peau en apparence si ferme et si saine! La vanité et la connerie de la situation ne m’effleurent pas une seconde à ce moment de l’expérience et ce n’est que, bien plus tard, quand mes doigts sentent ce qu’on ne voit pas, quand ils trouvent le chemin sinueux et toujours aussi sensible des fils du miracle, en cet instant de brutale lucidité je me souviens du prix que je dû payer pour ce cou de cygne tant convoité.
Mais, comme toutes les blessures de guerre, les cicatrices de la chirurgie esthétique prennent une valeur honorable, respectable même. Les lignes s’effacent et palissent progressivement pour ne plus devenir que des spectres invisibles des martyrs imposés jadis. On s’habitue à tout, et même à la douleur, mais la douleur elle, ne s’habitue jamais à nous car elle enfle et reprend vie à chacun de nos mouvements, et elle ne nous laisse jamais ni le temps, ni la concentration nécessaires, pour s’adapter à son nouveau rythme. Le combat devient en lui-même une expérience quotidienne et la douleur est incorporée dans l’emploi du temps des choses, comme n’importe quoi d’autre.
Dans ce genre d’entreprise il y a pire à perdre que le confort et chaque douleur est, en fin de compte, le signe sûr et rassurant de la vie. J’ai appris que mon amie au cou de cygne était morte dans un étrange accident de chirurgie esthétique. Son nez un peu long et bossu l’avait toujours complexée et elle avait eu recours à une rhinoplastie qui s’était, en toute apparence, bien passée. Ce n’est que quelques mois après l’opération que le nez de la malheureuse se mit à saigner de manière incontrôlable. L’hémorragie fut impossible à stopper et elle se vida littéralement de son sang.
En caressant mon menton je retrouve mes chemins macabres et je pense à celle dont le nez fut son chant du cygne et j’ai envie de lui tordre le cou.
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