Chapitre 4

5 minutes de lecture

Rien ne pouvait vraiment tenir la comparaison avec l’original.

Rien, non. Et c’était tant mieux.

Mes illusions n’avaient pour intérêt que de passer le temps. Si je les choisissais assez proche physiquement, c’était juste que je n’imaginais pas, un jour, pouvoir aimer quelqu’un d’autre.

Entre lui et moi…

Ça avait toujours été simple.

Naturel. C’était comme respirer.

Comme si une bulle naissait à chaque fois que nous étions ensemble. Étanche et impénétrable.

Au début, ce n’était que des jeux. Des rires. Des histoires inventées qui ne finissaient pas.

Il n’y avait pas de règles, entre nous. L’essentiel était d’être ensemble.

Comme une évidence, nous passions notre temps libre ensemble. Sur la même longueur d’onde, les phrases n’avaient pas toujours à être terminées.

Aussi naturellement, les gens avaient pris l’habitude de nous voir comme un tout.

Les Kilmann. Voilà comme on nous appelait.

Au club de tennis, même si nous ne nous affrontions pas toujours, j’avais en permanence un œil qui traînait du côté de son court. Alors j’y croisais son regard rieur, qui vérifiait lui aussi ce que je fabriquais, et si je me faisais rétamer par mon adversaire.

S’en suivait un chambrage en règle, en fonction du perdant du jour.

Que ce soit dans les vestiaires, dans la voiture qui nous ramenait, ou bien de retour à la maison alors qu’il fallait mettre la table, nous étions inséparables.

Yann passait son temps à me taquiner. Je crois que je n’ai pas un seul souvenir de lui, enfant, où il ne riait pas.

Ses yeux en ont gardé les marques, ses pattes d’oie sont devenues indélébiles avec le temps.

Un soir, j’avais 14 ans – et lui 16 – à l’époque nos parents recevaient de la famille. Les cousins, qui n’habitaient pas loin et dont mon père était très proche, avaient envahi la maison.

Yann et moi avions été relégués dans la cuisine, commis d’office à couper les légumes et la viande pour les brochettes.

Je me souviens encore de son rire, alors que je chantais et qu’il m’imitait en plus faux.

Je lui donnai un coup de fesses, qu’il me rendit.

Il chanta encore plus faux. Je l’aspergeai avec l’eau du robinet. Je la voyais ruisseler dans son cou, et disparaître sous son t-shirt.

Il était beau, heureux, et il me dévisageait en souriant avec l’air de celui qui prépare sa riposte. Je dus être déconcentré un instant, car je ne le vis pas saisir la carafe derrière lui. Mais je vis bien, par contre, la vague tiède qui m’atteint en pleine figure.

Je crachai. J’en avais plein les yeux, la bouche et le nez. Je toussai tout ce que je pus, et il parut inquiet. La main sur mon épaule, ses yeux au niveau des miens, il demanda :

- Merde, ça va Niels ?

J’avais envie de le faire marcher un peu plus longtemps. Mais je sentais sa main sur moi, et tout alla mieux, d’un coup. J’avais chaud, et j’étais bien.

Mais il n’allait pas s’en sortir aussi vite.

Je me retournai et attrapai la bassine qui avait servi à laver les salades. Elle était encore pleine de feuilles et d’eau.

Je lui lançai en m’enfuyant, dérapant à moitié sur le carrelage trempé.

Il me pourchassa en riant, se cassant la figure à son tour, se rattrapant aux murs.

Nos cris n’avaient rien d’inhabituel dans cette maison.

Les cousins nous rejoignirent, et quand tout eut fini de dégénérer dans le jardin, nous fûmes tous de corvée de nettoyage.

Yann semblait un peu calmé, mais je lui voyais toujours un œil rieur, en fonction des coups de fesse ou de coude qu’il m’envoyait quand il passait à côté de moi.

Ce soir-là, la famille partit tard.

Comme à notre habitude, une fois tout le monde couché, nous avions choisi une des chambres pour prolonger notre temps ensemble.

Nous n’en avions jamais assez.

Allongé sur mon lit, Yann à mes côtés contre le mur, sous la fenêtre, nous écoutions de la musique en discutant mollement.

Un écouteur chacun.

Épaule contre épaule.

La bulle était douce. Elle était chaude. Paisible.

Toute la chambre était notre univers.

Jamais je n’avais senti une pareille confiance. Une paix complète, comme celle que j’éprouvais toujours avec lui.

Car après nos jeux idiots du jour, les soirées et les nuits étaient remplies de calme. De ce lien réciproque. Indéfectible. Si puissant qu’il était presque palpable.

Dans la chaleur de la chambre, dans la semi-pénombre de la nuit, je sombrai dans un début de sommeil. Pas encore complètement dans les rêves ni l’abandon. Mais juste assez pour me laisser envahir de la douceur cotonneuse du bien-être.

Contre moi, il était chaud. Je sentais son souffle sur ma peau. Serein. Apaisé. Lui aussi, était bien, là.

Je sentais son regard sur moi.

Je ne sais pas ce qu’il voyait. Mon visage détendu, des cheveux pâles en vagues éparses autour. Les paupières closes. Les lèvres entrouvertes. Et un souffle hypnotique qui en sortait.

Au poids de son corps sur le mien, à son cœur qui battait - fort - contre le mien, à ses bras qui m’entouraient comme si j’étais précieux, à sa respiration que je sentis sur ma peau, j’eus la sensation… qu’il s’approchait comme jamais avant.

Avait-il eu envie de supprimer, lui aussi, l’infime distance qui restait malgré tout entre nous ?

Il resta longtemps à m’observer ainsi. Se demandant si c’était une bonne idée. Hésitant.

Combien a-t-il enduré, à me regarder dormir, offert dans le creux de ses mains ?

À quel point a-t-il combattu son désir, son besoin ?

Pesant le pour et le contre.

Le bien et le mal.

Peut-être le rêvais-je.

Mais cet instant fut si intense, si profondément inscrit en moi que mon cœur cogna. Éperdument. Comme si au bout de nos jeux, de nos contacts, il y avait cette évidence.

Et dans la lumière de la nuit, il colla sa joue à la mienne. Je sentis son souffle dans mon cou. Ses bras se raffermirent autour de miens. Ses lèvres contre ma nuque, il s’endormit ainsi. Relâchant la tension. Abandonnant le doute.

Car à partir de cette nuit-là, je sus.

Que quoi que l’avenir puisse nous réserver, nous serions ensemble.

Que pour moi, il était tout. Ma famille. Mon présent. Mon avenir.

Celui qui était à l’autre bout du lien.

Et que mon cœur, bien au chaud contre le sien, ne saurait jamais choisir un autre que lui.

* * *

Annotations

Vous aimez lire chimère nocturne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0