Chapitre 18
Lorsque nous arrivâmes à la maison, la vaisselle du repas de midi prenait fin.
- Qu’est-ce que vous avez bricolé les Kilmann, vous vous êtes perdus ? s’enthousiasmèrent les cousins.
Yann les fit marcher, leur expliquant qu’il avait trouvé un endroit génial qu’il voulait leur montrer. Et qu’il avait prévu de les y emmener dès cet après midi.
J’acquiesçais, bien que n’ayant pas la moindre idée de ce dont il voulait parler.
La douche fut salvatrice. J’aurais bien rajouté une sieste tellement j’étais crevé par ma nuit inconfortable, mais étrangement, la maison fourmillait d’activité à cette heure.
Je croisai ma mère, une pile lessive fraîchement lavée dans les bras.
- Tu as des cernes de panda, mon grand.
Je la serrai contre moi, lui plaquant un bisou sur la joue.
- Tout va bien maman.
Ça commençait à devenir ma phrase favorite, en ce moment. Elle me regarda d’un air bizarre, puis chassa ses pensées d’un haussement d’épaules.
- Je ne sais pas bien ce qu’à Yann dans la tête, mais… vous n’allez pas faire des trucs… dangereux j’espère ?
- Aucune idée ! ris-je, une main réconfortante sur son bras.
Je vis le sillon familier revenir entre ses sourcils, mais je n’y attachai pas d’importance. Comme elle me l’avait si bien fait remarquer, je grandissais, et il était de mon âge de faire des choses pas toujours calculées.
Quelques heures plus tard, nous crapahutions à 6 entre les rochers de l’arrière-pays.
- Yann, tu m’expliques enfin ? dis-je en allongeant mes jambes à son pas entre les herbes hautes.
- J’ai vu ce matin qu’il y a une grotte par ici. Un vieux tumulus abandonné. J’ai eu envie de flanquer la frousse à Bertrand depuis.
- Comment tu vas t’y prendre ? Il est pas complètement idiot, tu sais.
- J’ai mon idée…
Je n’en tirai rien de plus, car il se mura dans un sourire satisfait, racontant ce qui lui passait par la tête durant toute la balade.
Arrivés à l’entrée de la grotte, sombre comme elle se devait, Yann passa devant, les autres à sa suite. Je restai collé à lui, pas complètement sûr de ce qu’il prévoyait. Le tunnel d’accès était long. Au bout d’une vingtaine de mètres, on ne voayait déjà plus la lueur du jour, à l’extérieur.
À la lueur de son portable, je le vis s’orienter dans les galeries comme s’il les connaissait.
- T’es déjà venu ? demanda Gaël derrière nous, commençant à perdre un peu de son enthousiasme.
- Tu ne vas quand même pas les perdre dans ce dédale, fis-je tout bas à l’oreille de mon frère.
- T’inquiète ! nous répondit-il à tous les deux. La dernière fois que j’ai visité cet endroit, il y avait des gens. J’espère qu’ils ont réussi à sortir, eux.
- Pourquoi tu dis ça ? s’enquit Loïc d’un ton pas très naturel.
- Parce que ça arrive. Des fois, il y en a qui restent coincés dedans. Et comme il n’y a pas de réseau, on ne les retrouve que des mois après.
- N’importe quoi, fit Bertrand d’un air agacé.
- T’as jamais entendu parler des disparus du cromlech de Gavrinis ? Il paraît qu’on les voit revenir de temps en temps, une fois par an à la pleine lune.
- Non, répondit mon cousin d’une voix de plus en plus énervée.
- Ni de la famille Aubrun, qui a erré pendant des jours sans jamais réussir à revoir la lumière du jour? insista mon frère avec une fausse incrédulité.
- Yann… sérieusement…
- Peut-être même qu’à force de s’enfoncer sous terre, on va finir par tomber sur des créatures d’un autre monde… écoutez…
Je tendis l’oreille, non pas pour déceler les murmures d’animaux chimériques, mais parce que nos pas résonnaient sur les parois. On aurait dit que nous étions nombreux, et très distants les uns des autres à la fois. Je sentis malgré moi un frisson me parcourir. J’espérais sincèrement que Yann savait ce qu’il faisait.
- Ouuuuuhouuuuu… prononça-t-il à voix basse, le son se reflétant à l’infini dans les profondeurs de la grotte.
- Arrête, Yann, dit Loïc en marchant plus près de nous.
- Si jamais un orc surgit, j’espère que vous avez vos t-shirt en mitril… petits petits… ouuuhouuuuu…. AAAHHH !!!
- Quoi ?? s’exclamèrent en chœur les cousins en se collant les uns aux autres.
- Là !! derrière le pilier rocheux, j’ai vu une ombre bouger ! chuchota mon frère d’une voix haletante.
- Yann arrête tes conneries, répéta Bertrand en tentant de jouer les grands frères, bien planqué derrière tout le monde.
- Non, dit mon frère d’une voix subitement angoissée qui ne plaisantait plus, je vous jure que j’ai vu un truc bouger. Écouter, ça fait comme un grattement.
En tendant l’oreille, on entendait effectivement comme un bruit de frottement, quelque part devant nous. Et en même temps partout autour de nous. Je sentis sa main se serrer sur la mienne. Elle était moite. l’air autour de nous l’était tout autant.
Je me mis à respirer bizarement.
- C’est pas une blague ? demandai-je d’un ton dubitatif.
- C’est la famille Aubrun qui veut qu’on prenne leur place, souffla mon frère paniqué.
- C’est n’importe quoi, assura Bertrand.
- C’est leur fantôme qui garde la grotte, dit Loïc complètement flageolant, n’écoutant pas son frère.
- Ce sont les pierres qui bougent, continua Yann en regardant partout autour de lui avec appréhension.
- On va finir enfermés ! s’écria Gaël d’une voix étranglée. Quelqu’un sait où est la sortie ?
- On va se faire bouffer, faut sortir de là à toute vitesse ! hurla Gaël en faisant demi-tour les jambes à son cou.
- Attends moi ! cria son frère en s’enfuyant derrière lui.
Bertrand et Loïc lui suivirent, tandis que mon frère continuait à pousser des cris d’effroi qui roulaient sous la terre. Au loin, le bruit des courses effrénées nous parvenait encore.
Je levai les yeux vers lui. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Je lui demandai :
- C’est un rongeur ?
Il me regarda les yeux brillants, malgré l’obscurité trouée de la lumière de son portable.
- C’est juste ma chaussure par terre contre les cailloux.
- C’est malin, ils sont terrorisés maintenant.
- Oui, mais au moins on a la paix pour quelques minutes.
Il éteignit sa lampe, et m’attirant vers lui, posa sa bouche sur la mienne.
Je n’avais jamais vraiment imaginé qu’une grotte sombre et humide puisse se révéler d’un romantisme à toute épreuve, mais j’oubliai un instant nos environs.
À l’approche de bruits de pas derrière nous, il murmura à mon oreille :
- Ne dis rien, ne bouge pas.
Le bruit de nos cousins se rapprocha. Cachés derrière une paroi, nous les laissâmes venir à nous, dans le noir. Et tandis qu’ils passaient à proximité de notre planque, Yann sauta sur eux en poussant des hurlements infernaux.
- AAAAHHHHHHH !!!!!!!!!!
Des cris d’effrois, de panique totale lui répondirent avant de s’enfuir dans le sens inverse.
- Où est cette putain de sortie ????? hurlait Bertrand. Yann je te jure que si on y reste, je te tue de mes propres mains !
Yann riait tout seul. Pour le coup, je trouvais que Bertrand avait bien reçu la monnaie de sa pièce, mais que la blague commençait à durer.
- Yann ?
- Hum ? dit-il en contenant son fou-rire, sa main toujours sur ma taille.
- Est-ce que tu sais comment on sort de là ?
- évidemment ! C’est un rectangle avec plein de galeries perpendiculaires au milieu. Il suffit de longer la paroi extérieure et on retombera sur le tunnel d’entrée. Il n’y a qu’un chemin d’accès. Pas de panique.
- J’espère que tu sais ce que tu fais, dis-je en priant intérieurement pour qu’il ne se trompe pas.
Avec les cousins éparpillés aux quatre coins du tumulus, on allait y passer un bon moment avant de regrouper tout le monde.
En effet, il nous fallut un temps fou pour réunir la famille à l’extérieur du tunnel. Tout le monde étant paniqué, et courant à l’opposé de notre arrivée au moindre bruit. C’était le chaos total.
À la lumière du jour, je vis leurs visages blafards, cireux. Leurs yeux creux exprimaient l’angoisse qu’ils avaient ressentie, à l’idée de ne plus jamais réussir à sortir.
Aucun d’eux ne parla. Sur le chemin du retour, le moteur de la voiture résonna fut bien seul à meubler le silence. Je tentai bien une diversion en reparlant de la soirée de la veille, mais personne ne me répondit.
Arrivés à la maison, les parents nous attendaient. La nuit commençait à tomber, et nous n’avions donné aucun signe de vie. Trop choqués pour avoir pensé à téléphoner.
- Qu’est-ce-que vous avez fabriqué, tout l’après-midi ? demandèrent les adultes.
Tout le monde hésita. Je sentis Yann, contre moi, se dandiner d’une jambe à l’autre, se rendant compte que, finalement, il avait peut-être dépassé un peu les bornes.
Bertrand prit la parole, après une grande respiration lasse. En moi, j’espérais qu’il allait édulcorer. Je ne voulais pas que Yann ait des ennuis.
- Autant vous dire toute la vérité tout de suite. Nous avons visité un tumulus, et nous avons eu du mal à retrouver la sortie.
- Où ça ? demanda son père.
- à St Pierre.
- Et ça vous a pris autant de temps ? Il fait presque nuit. Ça fait quatre heures que vous êtes partis. Aucun de vous ne répondait à son portable. Vous avez vu vos têtes ? On dirait que vous avez enterré un cadavre. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je veux des réponses !!! tonna mon oncle en saisissant le bras de son fils.
À partir de là, tout alla très vite. Tout le monde se mit à parler en même temps. Les uns accusant. Les autres expliquant. Yann tentant de se défendre.
Mon père attrapa son fils et le toisa du regard. Je ne l’avais jamais vu aussi furieux.
- Ne me dis pas que c’est ce que je comprends ? Tu as attiré tout le monde dans une grotte abandonnée, au milieu de nulle part, sans avoir le bout d’un commencement d’idée de ce que tu faisais ? Non, mais tu es fou ???
- Papa, j’avais regardé le plan !! souffla Yann, plus vaillant qu’il ne l’était sans doute au fond de lui.
- Un plan ?? d’un tumulus ?
- Ces trucs-là existent depuis plus de 20 000 ans. C’est pas comme si quelqu’un avait décidé d’y rajouter un salon et une salle de bain depuis. Ça n’a pas bougé ! Et si c’était si dangereux que ça, tu crois vraiment qu’ils en auraient laissé l’accès libre ?
- Espèce d’idiot ! gronda son père. Tu n’en sais rien du tout ! Et s'il y avait eu un éboulement, depuis tes fameux plans? Tu as entraîné tout le monde dans un plan dangereux, tu leur as fait peur juste pour ton plaisir, et tu les as laissés mourir de trouille pendant de heures ? Non, mais tu es dingue ?? cria-t-il en se passant une main sur le front, livide à son tour.
- Quelqu’un aurait pu être blessé, nous n’en aurions jamais rien su. Et vous n’aviez pas de réseau, ajouta ma mère en ne regardant que moi.
- Niels n’a rien, dit mon frère, las, en suivant le regard de ma mère, comprenant son sujet -unique - d’inquiétude. Il était avec moi, conclut-il comme si cette explication suffisait.
- AVEC TOI ? reprit son père. Comme si tu étais une sorte de super héros ! Si l’un d’eux s’était perdu, tombé dans une crevasse, ou cassé une jambe, tu aurais fait quoi ? Sorti ton couteau suisse ?
- C’est bon, à la fin ! Vous me saoulez ! Je suis désolé ! C’était une blague. Pas drôle visiblement, mais y’a pas mort d’homme. Tout va bien ! Maintenant j’ai besoin d’une douche. Je peux ? demanda-t-il en vrillant son regard, provocateur, dans celui de son père.
Ils étaient presque aussi grand l’un que l’autre, mais pas complètement. Leur colère semblait identique, cependant.
Autour d’eux, tout le monde se taisait. Je voyais le sillon entre les yeux de ma mère s’associer à une sorte de fureur noire. Une peur que je n’avais jamais vu. Qui calculait sous son front. Et qu’elle destinait à mon frère.
À cet instant précis, elle me fit presque peur. Une lame glacée me traversa. Comme si une brèche brutale venait de se former à mes pieds. Avec ma mère et moi d’un côté. Et eux deux de l’autre.
J’attrapai le bras de Yann, et dit précipitamment :
- Je vous jure qu’il n’y avait aucun danger. C’était qu’un putain de tumulus !! On a retrouvé le chemin tout de suite, nous. Ça a duré parce tout le monde était éparpillé. Tout était sous contrôle, vraiment.
- Niels, dit ma mère d’une voix dure en m’attirant à elle pour que je lâche mon frère, reste en dehors de ça.
- Pourquoi ? demandai-je en m’agaçant aussi à mon tour. Ce sont des bêtises de jeunes. Y’avait pas de risque !
- Niels ça suffit ! dit-elle la voix montant dans les aigus.
- Les Kilmann dans votre chambre, dicta mon père d’une voix sans appel. On en reparlera demain. J’espère que vous n’aviez pas faim.
Nous nous engouffrâmes dans la maison sans un mot. Je sentais le poids de l’injustice dans la colère froide et rentrée de mon frère, à mes côtés. Il claqua la porte derrière lui, tandis que je fonçais à la douche.
J’essayais de ne pas penser aux discussions qui continuaient, dehors sur le trottoir. À la vengeance basse de Bertrand, alors qu’il aurait pu arrondir les angles.
À la faille, béante, que j’avais vu se creuser dans le sol, à mes pieds. À ceux de ma mère.
Alors que l’eau brûlante ne parvenait pas à chasser de mon esprit son regard noir. Et froid. Comme si elle découvrait son beau-fils. Et l’immensité de ce dans quoi il pouvait m’entraîner. Car je l’aurais suivi.
Partout.
Pour n’importe quelle idée.
Car je le connaissais comme personne. Oui les choses auraient pu mal tourner cet après-midi. Effectivement c’était peut-être inconscient. Mais est-ce que cela justifiait un pareil traitement ?
Yann était quelqu’un de doux. D’attentionné. Farceur et joyeux, un peu fou sur les bords, certes. Mais jamais il n’aurait calculé le moindre coup bas. Jamais sciemment.
Le voir traité comme ça l’avait blessé. Je le savais sans qu’il ne me le dise.
Lorsque je rejoignis la chambre, il avait envoyé valser toutes ses affaires. Il ne croisa pas mon regard lorsqu’il partit pour la salle de bain à son tour. Comme s’il avait peur, de lire sur mon visage la même condamnation que chez les autres.
L’attendant, assis sur le lit, j’écoutai l’eau tomber dans le réceptacle de la douche. En espérant qu’il réussisse à se calmer. Car il n’y avait aucune chance pour que je choisisse, un jour, d’être dans un autre camp que le sien.
Abandonnant ma serviette et mes cheveux encore mouillés, je ramassai machinalement ses affaires. Ce n’était pas de la grandeur d’âme, non. Mais ça me calmait. Parce que l’attendre, imaginer un seul instant qu’il puisse m’en vouloir à moi aussi, était intolérable.
Il revint, au bout d’un long moment. Et se coucha directement, la tête enfouie sous la couette. Je sentais de la tristesse en lui, plus que de la colère.
J’éteignis les lumières, ne laissant que ma lampe de chevet allumée. Autour de nous, une bulle douce se dessina. Je tirai les draps pour me faire une place à ses côtés. Glissai mes bras autour de sa taille, mon ventre contre son dos.
Il ne bougea pas tout de suite, puis attrapa mes doigts entre les siens. Pour me serrer fort contre lui.
J’embrassai sa peau doucement, et je sentais au fur et à mesure qu’il se détendait. À mon contact, il semblait fondre.
- Toi aussi, tu crois que je suis fou ? demanda-t-il d’une voix étouffée et inquiète, au bout d’un moment.
- Non, soufflai-je tranquillement dans son dos. C’était con, mais c’était drôle, ajoutai-je en riant.
Il ne dit rien, puis son corps fut parcouru de spasmes lents. Il riait. Discrètement tout d’abord. Puis franchement, à gorge déployée. Il se retourna, me prenant dans ses bras contre lui.
Il embrassa ma tempe, mes lèvres, et planta ses yeux dans les miens.
- Toi et moi contre le monde entier ?
- ça me plaît assez, répondis-je d’un sourire entendu.
Personne ne vint nous déranger. Ni vérifier si les Kilmann rongeaient leur frein, en attendant des jours meilleurs. En ruminant leur déchéance à nouveau.
Ils n’auraient pas pu être plus loin de la vérité.
Car au lieu de nous morfondre, nous savions. Que quoi qu’il arrive, nous serions toujours ensemble. Unis et indivisible.
Même si pour cela, nous allions devoir affronter ce qui risquait, sans doute un jour, de vouloir nous séparer.
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