chapitre 20
Nous passâmes le mois d’Août ensemble, Yann et moi, alors que nos parents avaient repris le travail.
Nous avions nos chambres à l’étage, loin des oreilles et de l’indiscrétion. Nous sachant sous leur toit, ils ne passaient plus autant de temps à surveiller les idées loufoques de Yann.
N’empêche qu’il en eut.
La virée à l’aqualand local avec ses amis fut mémorable. Je revois encore les maîtres nageurs lui courir après car il s’était lancé dans un pari. Celui de réussir à sortir le plus d’eau possible des piscines en faisant des bombes un peu partout. Peu importe sur qui il atterrissait…
Je l’avais laissé faire, conscient du peu d’influence que j’aurais dans ce genre de situations incontrôlables. Et puis, j’aimais bien ses airs de chien fous. Joyeux. Lumineux. Même s’il finissait toujours par regretter le manque de largesse des règlements intérieurs, là où il faisait germer ses idées loufoques.
J’avais revu des amis à moi, mais sans grande conviction. Je n’avais pas vraiment raconté mes vacances, à part les rigolades de groupe et le tumulus. Mes potes avaient trouvé ça drôle, eux aussi. Mais je sentais une sorte de décalage entre eux et moi. Aussi, les souvenirs récents tournèrent court. Je me concentrai sur les leurs, et ponctuais en fonction de ce qu’il me plaisait de relever.
Je flottais. Dans une espèce de monde indistinct, entre réalité et bulle de bonheur dès que je pensais à Yann. L’addiction était puissante. Je travaillais à la combattre en équilibrant mes mondes. Mon temps. Même si cela demandait un effort considérable pour ne pas être collé à lui tout le temps.
Je n’aimais pas celui que j’étais en train de devenir. Jusqu’à présent, il me semblait réussir à maîtriser mon comportement. Mais lui… Lui… me faisait perdre mes moyens.
La rentrée de Septembre eut un goût étrange.
D’abord, car j’avais eu 17 ans à la fin de l’été, et que la terminale ne m’emballait pas plus que ça. J’avais un tel sentiment d’indépendance que je rêvais de l’atteindre pour de vrai. C’était un passage obligé, qui allait durer une très, très, longue année.
Certes, en tant que discret, habitué aux bords de classe tranquilles le long du mur, je n’avais pas à modifier mes habitudes. Je pouvais toujours observer autour de moi, par la fenêtre, ou juste sous mon nez.
Mais donnez une nouvelle passion à un grand calme tel que moi, il va se mettre à bouillonner de l’intérieur. À combattre l’attente. La fébrilité de rentrer chez lui pour retrouver son havre.
Yann débutait la fac plus tard, à la fin du mois. Pour le moment, il sortait le jour, traînant chez des amis à lui, ou les invitant à des parties interminables de jeux vidéo jusqu’à ce que mon père intervienne et ne fasse descendre tout le monde pour passer à table.
Les repas, même ici, étaient fort animés. Nous y étions rarement quatre. J’aimais le monde, les amis de Yann, et la vivacité qui nous unissait tous lorsqu’il était au centre.
Et si la bulle se refermait sur nous plus tard, une fois la porte close, je trouvais le temps long.
- Hé, beau blond, me dit-il un soir, en traçant des sillons sur mon dos de ses doigts frais, ton silence semble encore plus silencieux, ces temps-ci. Je me trompe ?
- Mon silence t’accaparerait bien H24 s’il en était capable, bougonnai-je la tête dans l’oreiller, mais il paraît que la convoitise est un vilain défaut…
- Hum… fit-il en déplaçant une mèche derrière mon oreille. Souhaites-tu un mot d’excuse pour sécher le lycée ? J’imite très bien la signature de mon père…
- Yann… ris-je malgré moi, n’ajoute pas la contrefaçon à ta liste – longue – de méfaits accomplis. Pas envie que tu sois en plus privé de sortie ou je ne sais quoi.
- Je suis majeur, mon cher ami, releva-t-il avec un grand sourire satisfait, on ne me prive pas de sortie !
- On en restera juste à un simple « on ne fait pas ça, c’est idiot » !
- À tes ordres, chef !
Je me redressai sur un coude pour lui faire face. Une idée me vint à l’esprit.
- Tu ferais vraiment tout ce que je veux ?
Une expression amusée éclaira ses yeux, et il s’empressa de répondre :
- Surtout si c’est interdit !
- C’est très sage au contraire… ! dis-je avec un clin d’œil.
Il eut l’air déçu, mais avant qu’il ne râle, je lui glissai à l’oreille :
- Masse-moi s’il te plaît, je sens que j’ai besoin d’une grande dose d’attention pour me décontrarier. J’ai le manque de toi, coincé entre les épaules. Et des nœuds d’envies inassouvies sous les omoplates.
Il me regarda un instant, comme à chaque fois qu’il était surpris par mes initiatives, qui le prenaient souvent au dépourvu. Mais qu’il appréciait en fin connaisseur.
- Mon cher Maître… entonna-t-il d’un timbre excessivement grave, me repoussant doucement vers l’oreiller, vos désirs sont des ordres. C’est même un plaisir, reprit-il sur le même ton, en posant ses mains fraîches sur mon dos. Par où voulez-vous que je commence ? demanda-t-il sans attendre de réponse.
Ses doigts caressèrent mon dos, trouvant les zones que j’aimais. Son tracé doux, tendre, m’emprisonnait. Il n’y avait pas d’ordre. Pas de but. Juste celui de faire naître en moi, en nous, les étincelles qui nous enflammeraient.
Nos corps enlacés, les caresses se poursuivirent. L’espace chaud et confiant entre nos peaux vibra de nos envies. Jusqu’à ce qu’elles soient assouvies. Juste suffisamment pour attendre le lendemain.
* * *
On vit des amis, communs ou non.
Étrangement, après ces semaines collés ensemble, en vacances, il nous était douloureux de nous rendre compte qu’en temps normal, nos cercles hors de la maison ne coïncidaient pas toujours.
Cela me mit mal à l’aise. Et alors qu’un soir il s’apprêtait à rejoindre son groupe, il me trouva assis sur mon lit, le regard vide.
- Niels, ça va ? demanda-t-il en s’agenouillant devant moi, prenant mes mains entre les siennes.
- Moui, murmurai-je en tentant de faire bonne figure.
- À d’autres. Je te connais, dis-moi.
Je respirai profondément, tiraillé entre mon envie qu’il reste avec moi, et mon souhait de lui laisser sa liberté.
- Tu rentres tard ? éludai-je tranquillement.
Il me regarda longuement, puis enfoui son visage contre mon ventre.
- Tu veux que je reste ?
- Je veux que tu t’amuses.
Il grommela un truc que je ne compris pas dans mon t-shirt, me serrant de toutes ses forces contre lui. Puis il releva les yeux.
- Viens avec moi.
- Ce sont tes potes. Je ne suis pas sûr de leur tête si tu ramenais ton petit frère avec toi en soirée. En journée, de temps en temps je veux bien, mais là… T’aurais l’air de quoi ?
- D’un mec qui ne peut pas se passer de toi…
- Exactement. Et ça ne le ferait pas.
Il me serra davantage, embrassant mon ventre, à travers le tissu.
- Arrrgg, je reste, décida-t-il d’un seul coup.
- Non, répondis-je tenté à cette idée malgré moi. Vas-y. Et reviens sans avoir fait trop de bêtises, comme te faire embarquer par la police.
- Tu m’apporterais des oranges ? rit-il en relevant la tête.
- Non. Car avant, tu serais mort de la main de nos parents. Ou alors ils trouveraient un moyen de m’empêcher de venir te voir au parloir.
- Ça serait bien leur style, râla-t-il en se relevant finalement, ma main toujours dans la sienne.
Je n’avais pas envie qu’il parte. Et en même temps il fallait bien le lâcher. C’était une pure torture.
Ok, je le laisserai m’abandonner pour quelques heures. Mais il ne partirait pas sans un souvenir de moi. Tirant sur sa main, je le fis trébucher sur le lit. M’écrasant complètement. Je nouai mes jambes sur ses hanches.
Et souris.
Il parut étonné. Mais pas tant que ça. Joignant ses lèvres aux miennes, il souda son corps au mien jusqu’à en oublier l’heure.
Lorsqu’il se releva pour partir, un long moment plus tard, il eut bien du mal à cacher son envie. De rester. D’ôter ce qu’il lui restait d’habits. Et de s’ensevelir, avec moi, sous la couette chaude à présent.
* * *
Le lendemain de sa sortie entre potes, je ne le vis pas lorsque je partis pour le lycée. Ma journée se passa, morne et sans réel intérêt. J’emmagasinai des anecdotes à l’intérêt abyssal, relatives au cursus scolaire, au nouveau style à la mode, ou de ce qu’il se passait derrière les portes closes du labo de langues.
Je traînais mon ennui de classe en classe, faisant bonne figure, comme toujours. Lorsque la sonnerie annonça ma délivrance, mes semelles se firent plus légères. Mon moral aussi.
J’imaginai déjà nos retrouvailles, rêvassant le nez au vent, si bien que je faillis ne pas le voir. M’attendant près des grilles, adossé à un poteau, Yann me cherchait du regard. Avant de m’apercevoir, et de me gratifier de son magnifique sourire.
- Yo !
- Hey, fis-je en lui serrant l’épaule. Tu as fini de cuver ta soirée ?
- Absolument. Mais je n’ai pas pris la voiture, on ne sait jamais !
- Je ne veux même pas imaginer ce que tu as pu fabriquer !
- Disons… rien de répréhensible en théorie…
- Je ne veux pas savoir ! répétai-je, trop content de le voir là pour chercher à décrypter sa notion du bien et du mal très personnelle. Tu viens faire quoi ici ? Non pas que je ne sois pas content, hein !
- Je m’en doute ! Vois-tu, j’ai eu froid cette nuit à dormir sur le canapé pourri de mon pote, alors je suis venu me réchauffer auprès de toi, mon soleil !
Je le regardai en biais, soupçonneux, et levai les yeux au ciel. Il avait l’air très content de lui, et passablement euphorique.
- Yann, tu devrais dormir encore un peu, je pense. À mon avis il te reste de l’alcool dans le système !
- Pas question, répondit-il en m’embarquant par l’épaule sans m’écouter. Tu m’as manqué, alors je te kidnappe. On va où ?
J’éclatai de rire.
- Ok, ok, je m’occupe de toi. On va te mettre à l’ombre, d’abord, et ensuite on avisera !
Je l’entraînai avec moi vers le grand parc, à quelques pas du centre-ville. On y croiserait peut-être du monde connu, mais installés sous un arbre, légèrement plus haut que les allées ombragées, personne ne ferait attention à nous.
Un long moment plus tard, une jambe repliée contre mon ventre, et la tête de Yann sur l’autre, je le regardai dormir. De toutes mes contemplations, je crois que c’était celle que je préférais. Il ronflait légèrement, ce qui me donnait envie de rire. Je retins cependant le sourire, au bord de mes lèvres.
Adossé au tronc d’arbre, je repris ma lecture, Candide de Voltaire posé sur mon genou. Qu’il était ironique de lire que les philosophies d’un optimisme ou d’un pessimisme forcené étaient fausses. Rien ne valait une bonne dose de réalisme. Et la culture de son propre jardin personnel, pour vivre heureux de ce que l’on construit soi-même, chaque jour.
Une main dans la tignasse brune sur ma cuisse, le vent frais chatouillant ma nuque, je tournai les pages en méditant sur la manière dont nous faisions fructifier cet amour germé entre nous.
Le résultat me plaisait bien.
Fermant les yeux à mon tour, le livre à plat dans l’herbe, je posai ma tête contre le tronc derrière moi.
Existait-il un bonheur plus grand. Plus pur ?
Sans doute pas.
Tout était parfait, dans le meilleur des mondes.
* * *
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