chapitre 23
* * *
- NIELS !!! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ??? s’affola ma mère, livide.
- Yann ! entonna mon père, en le soutenant sur le pas de la porte.
J’avais mal. Partout. Je titubais, et je ne voyais pas bien, un de mes yeux refusant de s’ouvrir. J’étais contusionné, mais Yann l’était plus que moi. Il avait voulu me protéger, et avait encaissé bien plus de coups, à ma place.
Ma mère me prit le bras et m’accompagna jusqu’au bout du couloir. L’effort m’arracha une grimace de douleur. Je n’étais pas sûr de pouvoir monter l’escalier tout seul. Mais il était hors de question qu’elle m’aide.
- Bon sang, mais parlez ! Vous rentrez à deux heures du matin, en ayant l’air de vous être fait tabasser. Que s’est-il passé, Yann ? s’exclama mon père.
Exactement ça.
Ce n’était même pas un problème de rue mal famée. Ou de balle perdue qui ne nous était pas destinée.
Non. On nous visait nous.
Parce que j’avais embrassé Yann, au bord du canal Saint-martin. Et que j’avais nagé dans le bonheur, toute cette soirée. Qu’on avait attiré l’œil d’une bande de connards, qui n’avaient pas supporté de nous voir ensemble.
- Eh les tapettes, on fait une petite promenade ? avait gloussé un mec dans notre dos.
- C’est mon frère, pauv’con, avait répondu Yann, protecteur, en raffermissant sa prise sur moi.
À partir de là, ça avait dégénéré. Des mecs avaient appelé les flics. J’avais tiré Yann par le bras autant que je pouvais, pour nous enfuir avant qu’on ne nous demande nos papiers. Nos agresseurs s’étaient sauvé eux aussi.
Yann avait mis un moment avant de reprendre ses esprits. Et de pouvoir marcher vers un taxi qui traînait dans le coin.
On nous porta dans nos lits respectifs. Je réprimai ma douleur. En espérant n’avoir rien de cassé.
Je dus sombrer dans une sorte de léthargie vaseuse pendant quelques heures. Lorsque j’émergeai, il faisait toujours nuit.
À travers mes paupières tuméfiées, j’apercevais la lune, par le vasistas. C’était ironique, de la voir là. Elle qui avait si paisiblement veillé sur nos nuits clandestines.
Je pouvais bouger finalement. M’asseyant au bord de mon lit encore tout habillé, je fis un rapide check-up. Des bleus et des coupures rougeâtres. Mes yeux avaient un peu dégonflé. Visiblement j’avais eu de la chance. J’entrepris de retirer mes vêtements qui puaient, pour avoir fini dans le caniveaux à un moment donné.
J’espérais que Yann n’allait pas trop mal non plus. Je sortis de ma chambre en claudiquant pour aller vérifier.
- Ça ne peut plus continuer… entendis-je en provenance du salon, en bas.
Je me figeai.
- Brigitte, calme-toi… chuchotait mon père. On leur demandera ce qu’il s’est passé. Mais inutile de t’alarmer…
- Tu as vu l’état de mon fils ?
- Le mien est dans le même état.
- Justement. Si Niels ne l’avait pas suivi dans un plan idiot, il ne lui serait rien arrivé…
- Ça suffit ! s’emporta mon père. Ne mets pas ça sur le dos de Yann. Tu ne sais pas ce qu’il s’est produit !
- Mon fils ne se serait pas mis tout seul dans ce genre de…
- Je n’ai pas élevé un garçon inconscient !
- Je ne veux pas que ça puisse se reproduire. Pas Niels. Tout mais pas lui.
-Tout ? Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda mon père, acide autant que blessé.
Une marche en haut des escaliers craqua. Je n’avais pas été si discret que ça.
Oubliant mon frère, je retournai m’enfermer dans ma chambre.
J’étais bouleversé. La querelle qui était en train de se produire en bas, était celle que j’avais cherché à éviter. Et que je redoutais.
Je m’en étais toujours douté.
Même déchirée entre son amour pour son mari, et moi, ma mère choisirait toujours mon camp.
Indéfiniment. De manière irréfléchie.
Obstinément aveugle à tout bon sens.
Je plongeai la tête entre mes mains, recroquevillé sur mon lit. J’avais le cœur au bord des larmes. Une nausée douloureuse dans la gorge. Je voulais ne jamais avoir entendu la dispute d’en bas. Ne jamais savoir ce qu’elle pensait. Et me retrouver au milieu de cette féroce protection maternelle.
Je ne voulais pas prendre part à tout cela. Ne pas être responsable. Du déchirement que je voyais se profiler.
La vérité n’aiderait pas. Ma mère n’entendrait pas plus mes sentiments. Seul son instinct de protection parlerait. Et vu comme elle réagissait déjà, alors qu’elle n’avait qu’un aperçu de notre relation, je savais très bien comment tout cela se solderait.
Elle s’opposerait. Elle se rendrait coupable. Elle accuserait peut-être. Et même si elle ne le faisait pas, j’en ressentirais une telle honte d’être l’origine de son déchirement, que je ne le supporterais pas.
J’observai la bague à mon doigt. Si brûlante, si terriblement précieuse qu’elle me coupa le souffle.
Alors, le corps abîmé, bercé de sanglots, la tête dans mes bras bariolés de rouge, je me laissai aller, pour la première fois de ma vie, à un vrai, à un puissant et terrible désespoir.
Parce qu’il n’y avait pas cinquante solutions.
* * *
Vers midi, je descendis dans la cuisine. Mon frère, installé devant une tasse de café, leva les yeux vers moi.
Il était encore gonflé, et je devinais sous son sweat les contusions et les blessures. Car il camouflait une grimace à chaque mouvement.
Le soulagement de me retrouver détendit son visage amoché.
L’air s’engouffra dans mes poumons lorsqu’il me sourit. Je voulus lui répondre de la même manière, mais me contentai de m’asseoir en face de lui.
Son sourire se figea.
Nos parents, qui m’avaient entendu me lever, vinrent tranquillement nous rejoindre.
L’air devint irrespirable.
Je tendis la jambe pour trouver Yann, sous la table. Malgré tout. Malgré moi.
L’espoir revint sur ses traits.
Je fermai mon cœur.
Et repris mes esprits.
J’avais pris une décision.
- Les garçons, entama mon père dont je découvris les cernes en levant les yeux vers lui. Est-ce que vous voulez bien nous expliquer ce qu’il s’est passé hier ? Faut-il porter plainte ?
Yann trouva mes yeux. Je secouai la tête.
- Ça ne sera pas nécessaire. Ça ne se reproduira plus.
Je vis le peu de couleurs du visage de mon frère disparaître. Mon ventre se tordit à cette vision. Le blesser était au-delà de moi. Je continuai tout de même, la gorge rauque et les poings en charpie.
- C’était juste des mecs qui s’emmerdaient…soufflai-je rapidement.
- Ils se sont barré sans qu’on ait pu voir leurs têtes, confirma Yann.
- Des passants ont peut-être… tenta son père, mais il le coupa.
- La rue était déserte, papa.
Le silence plana à nouveau. J’étais sûr que les battements de mon cœur étaient audibles à l’autre bout de la maison.
Ainsi racontée, cette histoire pouvait passer pour banale. J’aurai pu inventer un sauvetage chevaleresque, mais en rajoutant des gens imaginaires, cela nous aurait davantage exposé. Nos parents auraient voulu les retrouver, et les forces à témoigner.
Pas de témoins, pas de visages. Pas de questions.
Et j’en avais assez de mentir.
- Qu’est-ce que vous alliez faire dans des quartiers pourris, aussi ?? s’emporta alors mon père, la tête entre les mains. Vous avez eu de la chance. Imaginez un peu si on vous avait retrouvé trop tard. À l’hôpital. Ou pire… Je crois qu’il vaudrait mieux… tâtonna-t-il d’un air perdu. Qu’il vaudrait mieux que…
- Que Yann accepte d’aller passer la prochaine année à l’étranger, continua ma mère d’une voix neutre, sans le regarder.
- Quoi ??? nous exclamâmes-nous en bondissant de nos chaises.
- Brigitte… je t’avais dit de me laisser lui en parler.
- C’est hors de question ! riposta Yann. Je ne vois pas pourquoi je serai puni alors que je suis victime.
- C’est un processus pour grandir, Yann, répondit ma mère en le regardant calmement. Tu en tireras plein de bonnes choses, j’en suis sûre.
- De bonne choses, mon cul oui ! s’étrangla mon frère en jetant sa chaise contre le plan de travail derrière lui. Vous ne me mettrez pas à la porte comme ça !
- Yann ! Ne parle pas comme ça à ta mère ! s’imposa son père.
Mais mon frère ne l’entendait plus. Il était sorti de la cuisine, claquant toutes les portes sur son passage.
Je restai stoïque, assis sur ma chaise. Abasourdi. Incapable de bouger.
J’aurais dû le rejoindre. Le soutenir. J’aurais dû objecter, et trouver l’idée de mes parents idiote.
Mais la conclusion à laquelle ils étaient arrivés ressemblait fort à la mienne.
Ils s’étaient juste trompés de cible.
- Je vais déménager. À la rentrée, annonçai-je en pesant mes mots les uns après les autres.
Ils me dévisagèrent en silence.
Je continuai, calme comme jamais.
Dévasté, à l’intérieur.
- À la rentrée, répétai-je comme pour moi-même. Je prendrai un appart. Un boulot, en parallèle de mes études.
- Niels, mon chéri... commença mon père.
Mais je ne le laissai pas m’interrompre. D’un ton très posé, j’installai entre nous ce qui deviendrait notre futur. Et tentai de ne pas flancher, le cœur au bord des lèvres.
Je ne les laisserai pas se déchirer. Je ne les laisserai pas exiler Yann, loin de tout ce qu’il aimait.
Je réparerai tout ce que j’avais abîmé, ce fameux jour où j’avais failli me noyer. Il y avait presque un an de cela.
- Vous trouvez toujours que je suis plus adulte que mon âge. Que je n’agis pas à la légère. Aujourd’hui est un de ces moments. J’ai réfléchi. Vous voulez que je reprenne le fil de ma vie ? Que je ne me laisse pas embarquer par mon frère ? Vous ne voulez pas de son influence sur moi ? Très bien. Je respecterai cela. En échange, vous me laisserez ma liberté. Vous cesserez de vous inquiéter pour moi. Je m’engage à mener une vie normale. Tranquille. Éloignée de tout problème. Yann restera ici. Sous ce toit. Nous nous verrons de temps en temps. J’aurai peu de temps, de toute manière. Je n’exporterai pas la situation actuelle ailleurs.
- Niels, attends…
- Maman ? Tu me veux en sécurité ? la coupai-je en redressant la tête vers elle, mes yeux vrillés aux siens. Tu veux que je prenne ma vie en main ? D’accord, continuai-je en martelant chaque mot d’un ton sans appel. Je remplirai ma part du contrat. De ton côté, tu respecteras la tienne. Tu as ta maison. Ton mari. Ta vie. Je vivrai la mienne. Et tu vivras la tienne en étant la plus heureuse du monde. Comme ça, l’équilibre sera maintenu.
Je desserrai les doigts sous la table. La bague serrée avait coupé ma peau, tant j’étais crispé. J’avais enfin réussi à sortir les conclusions de ma nuit de réflexion. La gorge nouée, les yeux au bord des larmes, je me contins pourtant.
Rester fort. Rester droit. Impassible. Et continuer mon chemin en évitant l’explosion de ma famille.
Il n’y avait plus rien à ajouter. Tout était dit.
Je me levai, récupérant la chaise de Yann pour la remettre tranquillement sur ses pieds. Et sortis de la cuisine pour regagner mon étage.
Derrière moi, on aurait entendu une mouche voler.
Me restait l’étape la plus compliquée à franchir. J’allais devoir expliquer à Yann.
Il ne serait pas d’accord. Trouverait une excuse. Une idée. Une solution qui n’en serait pas une. Et nous ramènerait à la case départ.
La perspective de devoir prendre mes distances avec lui m’était insupportable. Même quelque temps. Histoire que tout se calme.
Mais je ne voyais pas d’autre solution.
L’âme en miettes et le cœur mort, je montai les escaliers qui, jadis, avaient mené à notre refuge. Au plus parfait des bonheurs.
Devant sa porte, je levai la main et frappai.
* * *
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