chapitre 28
Le lendemain après midi, je regagnai le Soho’s de fort mauvaise humeur. J’avais fini par raconter mon histoire au parfait inconnu avec qui j’avais passé la nuit. Il avait hoché la tête en m’abreuvant de réponses qui ne me servaient à rien. Gentil, mais con. Au moins j’avais vidé mon sac. Mais mon plan de passer à autre chose et d’oublier Yann avait complètement foiré. J’étais donc frustré, encore abîmé, et je n’avais pas assez dormi.
Je fis un coup de ménage et lançai la sono en regardant ma montre. J’espérais que le rendez vous de 16h serait à l’heure. Je commençais à en avoir marre de faire passer des entretiens pour un simple poste derrière un comptoir.
Je m’étais lancé dans un inventaire de la réserve, lorsqu’une voix me héla vers quatre heures et quart.
Passant la tête dans l’embrasure derrière le bar, je découvris la sienne.
Un mec - la plupart de mes habitués se serraient déchirés pour passer la nuit avec lui - s’approcha du comptoir d’un pas étrange. Un mélange de charme naturel et de survie chancelante. Un truc en lui me fit mal, sans que je puisse réellement mettre le doigt dessus.
Il contempla les lieux sans rien dire, s’attardant sur la scène, les boiseries. Comme s’il humait l’ambiance générale.
- Radiohead ? demanda-t-il simplement au bout d’un moment, sans toutefois me regarder encore.
J’acquiesçai, surpris qu’il s’arrête sur ça. Le morceau qui passait était plutôt sombre. Il eut une sorte de rictus, comme si lui aussi abritait des abîmes douloureux.
- C’est un bon groupe, continua-t-il tranquillement.
Je hochai la tête et enchaînai avec un léger sourire :
- Content que tu apprécies la musique, à défaut de la ponctualité…
- Oh… fit-il comme surpris lui-même, en me faisant enfin face.
C’est là que je vis. L’abîme. Le vrai. Ce mec avait les yeux vides. Éteints. Presque morts derrière une façade lisse et sa jolie tête. J’en fus mal à l’aise, tant il faisait rejaillir mon enfer personnel.
- La place t’intéresse ?
- Disons que j’ai du temps à perdre, envie de pouvoir envoyer promener les cons en toute impunité si ça me chante, et que j’aime ta déco, dit-il dans un sourire ironique qui lui rendit, l’espace d’un instant, l’aspect joyeux qu’il avait dû avoir. Un jour. Dans une autre vie.
- Tu sais servir ?
- C’est pas bien compliqué, mais oui.
- De l’expérience ?
- Dans un pub, il y a deux ans, ajouta-t-il, un masque livide envahissant à nouveau son visage.
Je n’insistai pas, conscient que des souvenirs pas forcément joyeux s’y associaient. Il ne semblait pas être le candidat idéal. Torturé. Perdu. Et visiblement bien amoché par un truc qu’il se trimballait. Pourquoi je l’embaucherais si c’était pour qu’il me fiche le moral de toute ma clientèle par terre. J’hésitai. Un truc en lui m’interpellait pourtant. Je lui dis la vérité, en essayant d’être le plus diplomate possible.
- Tu sais… Ed ? c’est ça ? Tu sais, quand les gars viennent le soir ici, c’est pour passer un bon moment. Pour oublier et se retrouver dans un endroit qui les rassure. C’est chez eux, comme une sorte de grande famille où on peut déposer ses valises à l’entrée et prendre le train pour n’importe où. Cette bulle a besoin qu’on la protège.
Il me dévisagea un court instant, et passant sa main dans ses cheveux ébouriffés, il répondit assez gêné:
- Alors voici mon Cv. Je n’ai clairement pas le profil idéal, tu le sais comme moi au premier regard. Je me trompe...? demanda-t-il en me jetant un regard pourtant pétillant d’intelligence. Je vais envoyer balader les gens qui m’emmerdent, mais je ferai ça bien. J’ai une belle gueule, je le sais parce qu’on me le dit, mais je n’en ai rien à faire. Alors tu oublies la mégalo avec moi, et pour ceux qui aiment se coller au bar toute la soirée, je serai le parfait appât. Pour tous ceux qui auront un peu de jugeote, ils passeront leur soirée autour des tables, à participer aux concerts ou aux spectacles. Et ceux-là je les servirai bien, parce qu’ils le méritent.
- …
- Ne t’en fais pas, je ne contaminerai pas tes clients avec un culte à la con ou des théories fumeuses sorties de je sais pas d’où. Pour la simple et bonne raison que pour ça, il faudrait avoir des convictions. Et au point où j’en suis, ce n’est pas un luxe que je puisse m’offrir. Je n’aime pas les discussions de comptoir, elles me foutent les jetons. Rien qu’à l’idée de parler de la météo ou de philosopher sur l’avenir du monde me donne envie de me noyer dans le bac à glaçons… !
J’étouffai un rire qu’il remarqua sans relever. Ses yeux bleus s’étaient animés, et ça faisait du bien de lui voir revenir la vie sur le visage et des couleurs aux joues. C’est vrai qu’il était mignon. Je voyais déjà d’ici la tête d’Yvanna si elle le découvrait.
- Tu sais tenir une caisse ?
- Sans piquer dedans tu veux dire ? s’esclaffa-t-il soudain. J’ai pas pris mon boulier mais sur ce point tu peux me faire confiance.
- Et sur le reste ? demandai-je pour le tester un peu plus.
Il me regarda rapidement, et ses yeux repartirent dans le lointain. Les fantômes revenaient, et son humeur changea.
- Je suis juste… un mec comme les autres. J’ai pas grand-chose à offrir à part ce que je sais faire de mieux. Même si des fois c’est pas énorme. Mais, disons que je sais aussi que tenir ce genre d’endroit tout seul, ça doit pas être simple. J’imagine même pas dans quel état tu dois finir tes soirées. Surtout vu la tête que tu as, toi, à quatre heures de l’après midi.
- Pardon ? demandai-je, piqué au vif par sa franchise.
- Ben oui, tu as la même tête que moi tous les jours. Je peux te dire que je la connais cette humeur-là. Mais je ne poserai pas de question, car tu as eu la décence de ne pas m’en poser. Et parce que… pour être honnête, je ne suis pas sûr d’être suffisamment entier moi-même pour m’intéresser vraiment aux autres. Désolé de ma franchise… fit-il avec une moue désolée.
Je haussai les épaules. Ce mec était intelligent et plutôt pas mal. S’il muselait sa langue bien pendue, ça pourrait le faire. Aussi, parce que je n’avais rien à perdre, je lui offris :
- Je t’embauche à l’essai. Vendredi soir 20h30, ça te va ?
- M’essayer c’est m’adopter, et t’as de la chance, je suis déjà vacciné ! conclut-il en prenant congé d’un signe de la main.
Resté seul, je me fis la réflexion que j’avais peut-être fait une bêtise. J’allais devoir surveiller ce type comme le lait sur le feu. Il était intense, blessé, et semblait capable de charmer ou dézinguer une foule selon son bon vouloir.
Mais il avait un avantage qu’il ne soupçonnait pas lui-même. Ce long moment avec lui, cette discussion sans queue ni tête parfois m’avait fait oublier ma propre amertume. S’il avait le potentiel pour me faire oublier Yann quelques temps, ça valait le coup d’essayer.
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