C'est fini petit.
L'obscurité est liée à l’obscurité. Dans les ombres ils patientent, avides. Ils guettent le faible et l'âme dodue.
Ne vous y trompez pas, ce métier n’est pas toujours facile, mais c'est très gratifiant.
Enfin, je parle de métier mais c'est plus une vocation, une évidence.
Et il y a ces jours où l’on reçoit une bonne nouvelle, comme...
Oui oui, je souris. Evidemment.
Jack est mort.
Rah que c’est bon.
Toujours à fourrer son nez partout, à vouloir protéger tout le monde. Et c’est fini! Bye bye mon vieux! Tu as réussi à préserver Cathie, mais le petit sera seul. Je vais tout faire pour. Pour que personne ne puisse le sauver. Je ne vais pas le prendre, j’ai suffisamment de kobolds ces derniers temps.
Je vais le tuer.
Il n’y a rien ici, que la nuit et le rire tranchant du monstre.
Le brouillard est épais. Les jours sont efflanqués. Il commence à faire froid, il ne va pas traîner dehors. Je l’observe du fond du jardin. Il quitte la petite Smith, remonte l’allée, câle son vélo contre la maison et rentre par la cuisine. La nuit s’avance, on la sent déjà.
Je dois bien le reconnaître, cela fait un moment que je ne suis pas sorti. Après tout c’est le privilège des rois de choisir. Mes grouillants sont bien assez efficaces pour voler ou gratter.
Mais ce soir, ce soir j’ai envie de m’échauffer avec panache. Notre jour ne va pas tarder, la nuit du Samain approche. Je serai complètement éveillé.
Je fais un pas et me retrouve dans l’ombre d’un carton au sous sol. Dehors des corbeaux s’agitent. En voilà encore qui ne peuvent s'empêcher de jouer aux bons samaritains. Ils veulent prévenir que je rôde, mais personne ne les écoutent. Quels couillons.
Ici il y a cette douce odeur de rance, les vieux papiers humides, la décomposition des souvenirs. J’allonge une griffe le long du plafond et écrase le fin filament de l’ampoule. Juste un petit clique imperceptible.
Je l’entends qui marche.
Cathie est grande maintenant. Elle rentre plus tard. Mais il ne faut pas que j’attende trop, Papa ne tardera pas.
Ce n’est pas parce que Jack était là que mes kobolds ne surveillaient pas les enfants… Je connais vos habitudes.
Maintenant il faut le faire venir.
Il ne va pas allumer la boîte à images de suite. Il est dans le salon, sur la grande table, à faire ses devoirs. Les images qu’il préfère commenceront plus tard et si il n’a pas fait ses devoirs il ne pourra pas les regarder.
Je souris.
Je me tends et fais tourner la poignée de la porte. Je la pousse doucement, juste un peu. Je me replie sous l’escalier et siffle entre mes crocs effilés. Je n’ai pas perdu la main. On y croirait. Le joli miaulement d’un chaton duveteux. Voilà pourquoi on ne peut pas tout déléguer. Il y a des tours qui ne sont pas à la portée des sous-fifres.
Ca y est, la nuit est là.
Je réitère.
Il arrête d’écrire. Je l’ai. Il a entendu ce pauvre petit animal suppliant. Je siffle une troisième fois. J’entends les pieds de la chaise glisser sur le parquet. Il vient. Je m’enfonce dans un recoin de la pièce. Allez viens, viens, depuis le temps que tu les tannes pour avoir un greffier.
Le claquement inutile de l'interrupteur.
Il reste en haut des marches.
Est-ce qu’il hésite à aller prendre une lampe?
Non non, petit, tu viens.
Et trois petits miaulements particulièrement émouvants finissent de férer le gamin. Imitant pitoyablement l’appel d’un chat, peut-être pour faire venir ce chaton qui pleure, John descend finalement l’escalier de la cave.
“Petit, Petit minou…” dit-il. “Viens petit…”
Il cherche le pauvre animal. Il avance.La faible clarté du soir peine à délimiter les ombres. Il n’y a qu’une fenêtre étriquée. Je glisse vers autre un recoin et pousse une caisse.
“Chaton?”
Il n’est pas tout à fait sûr de lui. Je le sens. C’est là que ça se joue. Viens. Il hésite. Il regarde l’encadrement de la porte. Il semble réfléchir. Papa ne va pas tarder.
Et alors le choix.
Il vient à moi. Lentement. Il n’y voit pas grand chose. Un pas, puis un autre et il se retrouve dans l’ombre. Il est juste devant moi, sans me voir. C’est le meilleur instant, la découverte de la peur dans leurs yeux, la seconde où la respiration se fige. Jack aurait été là, il ne t’aurait pas laissé seul. Pauvre, pauvre petit. Je glisse, griffe et grogne, grandit et le saisit. je serre sa petite gorge, le temps d’un battement, avant de passer outre et de saisir mon butin. Je lui arrache amour, compassion et pensées. Plus de joie, plus de vie. Je me baffre de son être tandis que son corps demeure immobile devant moi. Rien. Il n’est plus qu’une coquille vide. C’est bon. C’est délicieux. Tant de rêves, d’imagination, de possibilités. Je gonfle de contentement. C’est trop rapide, c’est toujours trop rapide. Je suis trop goulu… je sais. Mais c’est tellement bon de dévorer ces vies.
Je souffle et ravale ma bave. Il n’a pas bougé. Je saisi son visage par ses immondes joues potelées. Il ne me voit plus, son regard se perd quelque part derrière moi.
- Tu vas remonter là-bas, finir tes devoirs, tu vas grandir, mais tu es mort mon petit.
Je lâche ma prise. L'enfant se tourne et part vers les marches. Docilement il remonte l’escalier et disparaît.
Je vais peut-être traîner un peu finalement ce soir. Je me coule au dehors. J’entends la voiture de Papa qui freine devant la maison. Au fond du jardin la niche vide.
- Ah Jack, il était délicieux ton petit maître.
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