Chapitre 2
Lorsque nous arrivons à Young en fin d'après-midi, le petit centre-ville reprend vie, la sieste des heures trop chaudes est terminée. Par le plus grand des hasards, une place assez grande pour stationner notre roulotte à moteur sans la moindre manœuvre se tient juste devant le Cherry's pub. Accordant de l'importance aux signes que nous envoie la vie, nous décidons de nous octroyer un moment de répit après cette journée de route harassante. En entrant, un soupir d'aisance presque orgasmique nous échappe au premier contact avec la clim. Ambiance feutrée, lumières tamisées. Au comptoir, trois cowboys palabrent bruyamment. À côté, un homme et une femme d'une cinquantaine d'années semblent amusés par ces énergumènes. Un autre couple, plus jeune, batifole les yeux dans les yeux dans l'intimité à une table dans le fond.
— Hi guys* ! nous lance le barman d'un air à la fois jovial et interrogateur lorsque nous approchons du bar.
— Hi guy. Two mints with water on the rocks, one half pint and one pint of Foster's, please, commande Céline.
Salut. Deux menthes à l'eau glacées, un demi et une pinte de Foster's, s'il vous plaît.
— Here we go ! s'exclame-t-il avec enthousiasme.
C'est parti !
Tom Cruise se met à gesticuler dans tous les sens, les verres tourbillonent d'une main à l'autre au dessus de sa tête, comme si nous venions de commander une tournée générale. Bravo l'artiste, très théâtral ce petit remake du film Cocktail ! En moins d'une minute, il dépose les quatre verres devant nous, un rictus de fierté au coin des lèvres.
— Enjoy, guys...
— Thank you !
Assoiffés, nous avalons les menthes à l'eau cul sec. L'un des trois cowboys se lève et s'approche du jukebox en réajustant son vieux chapeau de cuir informe délavé par le temps. Il semble hésiter puis envoie Father and Son de Cat Stevens. Pouces crochetés à la ceinture, il observe les cabrioles mener le vinyle sans faux-pas vers le lecteur. Quand le morceau démarre, il pose les deux mains à plat sur la vitre du meuble vintage, incline la tête et ferme les yeux. Religieusement, il fredonne les paroles dans sa barbe hirsute et grisonnante. En détournant le regard sur le fond de ma pinte, je ne peux retenir une pensée mélancolique pour mes enfants, que j'ai laissé à l'autre bout du monde et qui me manquent. Câline, Céline devine... En revenant des toilettes, elle arrive à pas de loup par derrière et m'enlace de son réconfort sans dire un mot. Après un léger sursaut, je reprends mes esprit, lui souris et l'embrasse de gratitude.
Lorsque nous demandons des infos sur la cueillette au barman, il nous sourit en se tournant vers le couple assis au comptoir. Leurs mines réjouies se sont braquées sur nous à l'instant même où nous avons parlé de cerises. Sue et son mari Bob font de la prestation de services pour un richissime propriétaire terrien. À notre insu, notre instinct nous a donc guidé tout naturellement vers le bureau de recrutement officiel. Comme quoi, il faut toujours être attentif aux signes... À demi-voix, nous préférons leur expliquer la situation sans détours : trop agé de quelques mois, je n'ai pas obtenu le Working Hollidays Visa qui, jusqu'à trente et un ans, permet de rester sur le territoire douze mois tout en y travaillant à sa guise. Sue et Bob nous rassurent en nous expliquant que mon visa touriste n'est pas un problème. Ils payent à la tâche et déclareront donc tout sur le compte de Céline. Nous trinquons à cette belle collabotation qui démarre. Ça y est, je suis officiellement travailleur clandestin ! Parfois, l'inconnu des chemins de bohême entache l'excitation de la découverte en dessinant la méfiance sur nos visages mais pas ce soir. Je les sens bien ces deux-là, ils ont de bonnes bouilles. Nos patrons terminent leur verre avant de s'esquiver, l'air satisfait. Rendez-vous est pris pour le lendemain, cinq heures trente devant le pub, les après-midi sont déjà trop insoutenables pour travailler.
À suivre...
* Littéralement, " Salut les gars ! ". Expression très courante en Australie, quelque soit le sexe des intéressés, y compris à la caisse du supermarché ou dans une administration.
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