Chapitre 2

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J’observais le cimetière depuis l’extérieur. Il n’y avait aucun doute possible. Je me trouvais devant le lieu de mon rêve. Quelques détails différaient, mais je reconnaissais l’endroit. Je frissonnai. Il me semblait que la nuit était trop fraîche pour un début d’été, mais mes tremblements n’avaient peut-être rien à voir avec la température. Je n’avais aucune idée de ce que je m’apprêtais à découvrir.

Je contournai les grands murs de roche bordant le cimetière, jusqu’à me retrouver nez à nez avec la grille rouillée qui gardait les lieux. J’allais passer la nuit avec les morts et souhaitai, à mi-voix, que cette situation ne s’éternise pas. Je tentai d’ouvrir, mais la clôture ne bougea pas. Je la secouai et, bien vite, me rendis compte que le cadenas qui la fermait était neuf, lui, et particulièrement résistant.

Je devrais me débrouiller autrement. Je fis quelques pas en arrière et regardai l’ennemi qui me barrait le passage. Environ trois mètres de hauteur. J’étais certain de pouvoir sauter par-dessus.

Ma grande souplesse m’avait souvent servi dans des situations délicates. Je n’avais jamais perdu mon agilité d’enfant et en faisait une fierté. Je reculai encore, puis m’élançai en courant le plus vite possible. Arrivé à un mètre de la grille, je me propulsai le plus haut qu’il m’était permis. J’agrippai les hauteurs rouillées puis, profitant de mon élan, me hissai silencieusement. Encore un effort avec mes jambes et je retombai, sur mes deux pieds, à l’intérieur de la nécropole.

J’avançai lentement. Ma progression était bien moins rapide que prévu. J’avais imaginé l'endroit un minimum éclairé par les rues à proximité. Au lieu de cela, je me retrouvais plongé dans l’obscurité et avais du mal à me repérer. Pour rien arranger, ce cimetière était atypique. Les allées étaient saturées de mausolées. Localiser celui de mon rêve n’était pas aisé. Pourtant, toutes les structures que je rencontrais paraissaient moins majestueuses que celle que je recherchais.

Je contournai plusieurs sépulcres, marchant sur le sentier bourbeux. J'avais la certitude d'être recouvert de terre jusqu’aux genoux. Une branche craqua. Je m'arrêtai et tendis l'oreille. Plus rien ne bougeait. Je devais absolument me détendre. J’avais le sentiment que mes problèmes ne faisaient que commencer. Au bout de quelques minutes de marche à tâtons, j'aperçus un caveau plus imposant.

Certes, je l'avais imaginé plus grand, mais c'était vraisemblablement le plus élégant de tous. Et puis, en oubliant les souvenirs de mon songe, je sentais émaner de lui une aura surnaturelle. Un reliquat de pouvoir. Je la ressentais, elle emplissait mes narines jusqu'à me faire presque étouffer. Ce n'était pas une énergie positive. J'en étais certain. Mes muscles s'étaient imperceptiblement raidis et ma magie s'était développée autour de moi, comme un voile protecteur, sans que je m'en rende compte. Le Mal était présent. Pourtant, je poussai la lourde porte en pierre du mausolée et m'engouffrai à l'intérieur.

 

En entrant, je sus qu’il s’agissait du lieu de mon rêve. Même si elle était plongée dans le noir, je reconnaissais la salle. Encadrant la porte, deux torches trônaient sagement, m’attendant depuis longtemps. Sortant un briquet de ma poche, j'enflammai les deux bouts, enduits de je ne sais quel combustible, et m’emparai de l’un des flambeaux.

L'endroit s'éclaira d'une lumière angoissante. Les flammes faisaient danser, sur les murs, des ombres inquiétantes dont je n'arrivais pas à discerner l'objet. Sur les deux côtés de la pièce, des blocs de granit montaient la garde, leurs morts en leur sein, et en face de moi se trouvaient des escaliers. Je les descendis fébrilement, la torche à la main.

Une fois dans la crypte souterraine, je m'attardai une minute. Je déposai le bâton enflammé sur un socle situé à ma droite, et observai. Les vases avaient disparu, laissant à leurs places deux monuments mortuaires d'une sobriété déconcertante. Malgré la lumière du flambeau, l’espace n'était pas entièrement éclairé. Comme dans mon rêve, la partie du fond restait soumise aux ombres implacables. Pourtant, résistante aux ténèbres, une lueur perçait là-bas, tapie dans le noir. On aurait pu penser à un miroir ou un éclat de verre.

Je m'avançai prudemment, traversant en quelques enjambées la pièce sombre. Là, je découvris un autre bloc de granit, une tombe obscure, aussi simple que les précédentes. Le reflet provenait d’une cloche en cristal posée sur son couvercle. J'approchai mon visage, plissant les yeux pour apercevoir ce qu'il y avait sous la coupole.

Mon sang se figea. Ma tête tourna dangereusement sous l’effet de la magie concentrée sous le petit dôme. Une rose parfaitement noire lévitait dans la prison translucide. Son éclat particulier me torturait, rappelant à ma mémoire un passé auquel je n’avais plus songé depuis bien longtemps. À côté, je remarquai une feuille blanche sur laquelle une inscription était griffonnée : « Pour toi, Kami. Selon ton Serment, à présent tu m'appartiens ».

 

***

 

J'étais au volant de ma voiture depuis plus d'une heure. J'avais erré, çà et là, sans penser à ma direction. Je m'étais arrêté chez Syrine. J'avais frappé je ne sais plus combien de temps. Assez longtemps pour que la voisine daigne sortir pour m'informer que mon amie n'était pas présente.

Il ne faisait aucun doute que cette rose noire était liée au coma de Robin. Je le sentais, mon rêve ne pouvait me tromper. Il avait eu un accident de voiture, et je m’étais fait renverser à la fin du cauchemar. Mais quel était le lien ? Pourquoi s’en prendre à lui ? Qui m'avait offert cette rose ?

Certains me connaissaient assez bien pour être au courant de l’existence du Serment. J’avais accompli ce rituel, adolescent, pour me sortir d’un mauvais pas. Il consistait à fixer une condition permettant de me priver de mon libre arbitre. En échange, j’avais obtenu ce dont j’avais besoin. Un pacte avec le diable. J’avais parlé de ce sortilège d’asservissement, car je me sentais en sécurité. Le prix pour activer le Serment était de m’offrir une rose noire. J’avais choisi cette fleur en particulier, car elle n’existait pas. Normalement.

La liste de mes suspects devait bien atteindre une vingtaine d'âmes. Mais sur tout ce beau monde qui aurait été assez fou pour s'en prendre à un innocent ? Qui était assez courageux pour m'attaquer ? L'auteur de tout cela ne devait pas me connaître aussi bien qu'il le pensait. Je me sentais piégé, mais la partie n’était pas terminée. La condition avait été remplie, mais le coupable n’avait pas encore activé le Serment.

Lorsque cette personne se révélerait et déclencherait le sort, je serais en son pouvoir. Malgré cela, si elle était également à l’origine du coma de Robin, je trouverais le moyen de la tuer.

Je me noyais dans mes pensées lorsqu'un panneau d'entrée en agglomération attira mon regard. J'étais stupéfait. Perdu dans les méandres de mes réflexions, j'étais retourné dans ma ville natale. Elle n'était pas très grande, environ soixante mille habitants, et se situait à une cinquantaine de kilomètres de Lyon. Pourquoi étais-je venu ici ?

Inconsciemment, j’avais pris la direction de la maison d’Astrid. Elle était comme une sœur pour moi. Elle l’avait été en tout cas. Nous avions grandi ensemble. Ça avait été la belle époque. Nous étions insouciants, et ne pensions qu'à faire les quatre cents coups.

Avec les années, nous nous étions vus de moins en moins. Elle était partie faire ses études ailleurs, ne rentrant que les week-ends, ce qui nous donnait peu de temps. Moi-même, j'étais allé vivre à Lyon. Mètre après mètre, mois après mois, le fossé entre nous s’était élargi. Mais notre affection restait intacte. Nous étions dimanche, elle devait sûrement être encore chez ses parents.

Je garai ma voiture discrètement sur le parking se trouvant non loin de la maison. Je devais être très silencieux, sous peine de réveiller le chien. Je sautai par-dessus le portail, la rose sous le bras, traversai l’allée, et m'arrêtai à la deuxième fenêtre que je rencontrai.

Je regardai à l'intérieur. Astrid dormait paisiblement. Pendant une fraction de seconde, je me sentis coupable de perturber son sommeil alors que le lendemain elle devait parcourir un long trajet pour rejoindre la ville de ses études. Mais je dissipai toutes ces hésitations et frappai au vitrage. Rien ne bougea, elle avait le sommeil profond. Je frappai à nouveau, plus fort.

Cette fois, Astrid se leva en sursaut et tourna la tête vers moi, mi-terrifiée, mi-curieuse. Lorsqu'elle vit mon visage amusé collé à la fenêtre, ses traits se radoucirent quelque peu, même s'il me sembla discerner une ombre de rage furtive dans ses yeux. Elle me laissa, finalement, pénétrer dans sa chambre.

 

***

 

Astrid était assise au bord de son lit, l’air ahuri. Elle était belle, elle l’avait toujours été. Ses cheveux blonds, un peu ébouriffés par le sommeil, lui tombaient au-dessous des épaules et ses grands yeux verts, reflets de son intelligence, m’observaient, incrédules. Il était trois heures du matin, peut-être plus. Une vague de culpabilité me submergea une nouvelle fois. Mon amie était complètement éveillée maintenant. Le récit de ce qu’il s’était passé pendant les vingt-quatre heures précédentes la laissait apparemment sans voix.

— Je n’aurais pas dû te réveiller Astrid… pardonne-moi. Je vais partir, tu te lèves tôt demain.

— Non, tu as bien fait de venir. Reste là, je vais te faire un thé. 

Quand la jeune fille revint, une tasse fumante à la main, je ne la vis pas tout de suite. J'étais plongé dans la contemplation de la rose, d’une noirceur parfaite. Son effet sur moi était comme celui d’un charmeur sur les serpents.

— Elle est belle. Mais, je croyais que les roses noires n’existaient pas à l’état naturel.

— Elles n’existent pas. C’est bien pour ça que j’avais choisi une rose noire. Certaines sont tellement sombres qu’on pourrait avoir un doute, mais elles sont rouges… Je suis sûr que cette couleur lui a été conférée à l’aide d’un charme. Elle sent la magie à des kilomètres.

— Kami, tu sais, je ne suis pas capable de ressentir ces choses-là…

— Je sais.

Elle me sourit, consciente de mes regrets quant à son intérêt très relatif pour la sorcellerie. J’avais toujours espéré l’initier, partager cet aspect-là de ma vie avec elle. Mais elle n’avait jamais été attirée par l’art de jeter des sorts. Pendant un temps, elle s'était mise en tête de pratiquer les voyages astraux, la conquête d’autres plans. La discipline m’était totalement étrangère et j’ignorais si elle avait poursuivi ses expériences.

Elle esquissa un petit mouvement gêné, faisant bruisser sa nuisette rouge, et me caressa tendrement le dos de la main.

— Alors, que vas-tu faire maintenant ?

— Je n’en sais rien… Je dois retrouver celui ou celle qui m’a privé de…

— De l’Amour ?

— D’un concubin en tout cas.

Elle gloussa un peu. Je l’avais toujours fait rire avec mes frasques amoureuses. Ma conception de l’amour dérangeait la plupart des gens. J’étais capable d’aimer plusieurs personnes à la fois. Sincèrement. Totalement. Et la vie avec Robin n’avait pas changé cela. Il ne se doutait de rien. Je l’avais préservé d’une souffrance inutile. Son bonheur devait rester intact, à l’image des sentiments que je lui portais. Astrid ne me jugeait pas. Elle savait pourquoi j’en étais là. Elle savait à quoi j’avais renoncé.

— Mais si ce que je soupçonne est fondé, et il y a de fortes chances pour que ce le soit, cette personne est la même que celle qui m’a laissé ce petit cadeau.

— Je comprends. Tu deviendrais le pantin de ton ennemi juré.

— Ça fait un peu cliché non ? lui dis-je en secouant la tête.

— Un peu, répondit-elle en m'embrassant sur la joue.

J’avais conscience de l’effort que faisait Astrid pour comprendre mon inquiétude. À ses yeux, la menace restait vague. Elle avait du mal à concevoir la puissance d’un Serment magique.

Je ne lui avais jamais vraiment expliqué les conséquences de cette magie, et surtout pas son côté définitif. Je m’étais cru malin en fixant la condition de la rose noire, persuadé qu’il serait impossible d’en trouver une.

La fleur mystique entre les mains, je devais me rendre à l’évidence : j’avais fait une grave erreur en omettant de préciser, lors du rituel, que la plante devrait être naturellement de cette couleur. Inconscient de mon impair, j’avais passé plusieurs années à parler de ce Serment au lieu de le garder secret. Je m’étais exposé, et je payais le prix fort. Si celui ou celle qui m’avait offert cette rose décidait d’activer le sortilège, ma personnalité s’effacerait totalement. Je deviendrais une marionnette pathétique sans volonté. Un sort pire que la mort.

Mon amie se coucha sur le lit, m'entraînant à ses côtés. Elle se cramponna à moi, serrant mon corps aussi fort qu'elle le pouvait. Elle sentait mon désespoir. Elle connaissait mes sentiments pour Robin. Elle savait que, malgré ce que je laissais paraître, j’étais anéanti.

 

***

 

Lorsque je me réveillai, j'étais étendu sur le lit d’Astrid. Nous nous étions endormis l’un à côté de l’autre comme nous l'avions fait parfois, avant de grandir. Son réveil sonna. Elle ne se leva pas, sûrement en manque d’un sommeil précieux que je lui avais volé en venant la voir. J’hésitai un instant puis l’arrachai, une nouvelle fois, à ses rêves.

Elle me regarda encore ensommeillée, mais reconnaissante de lui avoir épargné un énième retard, et nous gagnâmes la cuisine sans un mot. Elle aimait le silence autant que moi, surtout le matin. Il était sept heures, son frère allait bientôt se réveiller, ainsi que ses parents. Je décidai de partir sans les voir. Ce n’était pourtant pas l’envie qui me manquait de retrouver cette deuxième famille. Cela me faisait toujours du bien, me ressourçait à chaque fois. Mais, en ces circonstances, je ne me sentais pas la force de leur faire face. Après quelques remerciements, je quittai donc mon amie.

Je décidai de rentrer à Lyon. Je n'étais même pas allé voir mes parents. Mais la même question se posait toujours avec eux. Qu’est-ce que j’aurais à leur dire ? Ils voudraient sûrement briser ce mur que j’avais installé depuis longtemps entre nous et me serrer dans leurs bras.

Ce n’était pas leur faute, à eux. Ils avaient été des parents formidables. Une véritable famille, comme beaucoup en souhaitent, partout dans le monde, à chaque seconde. Je le regretterai évidemment, mais je ne pouvais rien y faire, c’était plus fort que moi, plus fort que ma volonté ou mes désirs.

J’étais devenu froid et distant pour me protéger. J’étais devenu capable de tout abandonner, du jour au lendemain, parce que j’avais déjà renoncé, par le passé, à l’âme sœur. Depuis, plus rien n’avait d’importance. J’avais compris que tout avait une fin et qu’il valait mieux la contrôler plutôt que la subir. Robin, mes amants, mes amis, tous ceux que j’aimais partageaient le même sentiment à mon égard. Une sorte d’inconfort, d’insécurité diffuse, car ils pressentaient ma capacité de renoncement.

Le soleil était levé depuis une heure environ, mais les autoroutes étaient déjà surpeuplées et je me retrouvai pris dans un embouteillage. C’était bien ma veine ! Nous étions à la fin du mois de juin, et bientôt il ferait chaud. Même si c'était le début de matinée, le thermomètre monterait sûrement au-dessus des vingt degrés rapidement.

J’envisageais d’utiliser mes dons pour ne pas souffrir de la chaleur, dont j'avais toujours eu horreur, quand une question me vint à l'esprit : quel jour étions-nous ? Lundi. Nous étions lundi, oui c’était bien ça… Lundi ! J’avais complètement oublié, je devais aller travailler !

J’avais des responsabilités professionnelles. Je ne pouvais pas me permettre une absence. Mes rendez-vous, mes impératifs, ne pouvaient pas attendre. Il était sept heures et demie, je pouvais encore arriver à temps.

Je devrais reprendre, pour quelques heures, ma vie parfaitement normale. Oui, je me parerais une nouvelle fois d’un visage chaleureux, de ce masque figé qui dissimulerait si mal mon ennui, mon amertume et ma souffrance.

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