Chapitre 5
Je marchais au milieu de la forêt. Plus tôt, j’avais quitté Mahé et consulté un médecin pour obtenir un arrêt maladie. Une solution temporaire pour m’extraire un peu plus du quotidien et me consacrer pleinement aux problèmes apparus dans mon existence.
En avançant sur le sentier, je songeais à ma vie. J’avais accepté de vivre entre deux mondes pendant longtemps. D’un côté, j’avais pris un travail, quelque chose de purement alimentaire, et étais tombé amoureux de Robin, un garçon normal bien sous tous rapports. De l’autre, j’avais exploré l’ésotérisme, fréquenté plusieurs cercles de sorciers comme le Domaine Occulte, ne sachant pas à quel univers j’appartenais réellement. Ou refusant de choisir.
Durant ces nombreuses années, j’avais oscillé entre deux réalités qui se superposaient, multipliant les amitiés cachées en gardant un lien social avec la norme. D’autres avaient su faire un choix.
Mon ami Tristan, par exemple, menait une vie pleinement consacrée à la magie. Puissant magicien, il avait été capable de créer un pont entre nous alors qu'il résidait en Bretagne. Régulièrement, il me rendait visite et tentait de m’aider à mieux comprendre le don que j’avais naturellement développé, celui de vivre les souvenirs d’autrui. La tâche était rude. Jusque-là, malgré ses nombreuses théories, je subissais encore mon pouvoir.
Le soleil ne me parvenait pas, les feuillages étaient trop épais pour que le moindre rayon puisse se faufiler. Je marchais à vive allure, évitant les branches ennemies qui me tendaient des pièges çà et là. Bientôt, mes pas me menèrent à une roche particulière. Elle ressemblait à un tapis de méditation et, juste en face d'elle, se trouvait sa réplique. Par le passé, j’avais gravé un œil sur l’une et un pentacle sur l’autre. C’était un lieu que je fréquentais régulièrement.
Je disséminai des encens tout autour des pierres, les enfermant dans un grand cercle de volutes qui disparaissaient rapidement dans l’air, et me postai sur le promontoire au pentacle. J'avais également allumé quatre bougies bleues, une de chaque côté des sièges.
Assis en tailleur, je fermai les yeux, montai les mains devant moi, les paumes tournées vers l'avant, et lançai un appel psychique. J'étais parfaitement concentré. J'essayais de sentir Tristan venir, je l'appelais, je jetais mon filet au loin, à plus de 800 kilomètres de moi. Il arrivait sûrement en ce moment même, je le pressentais. Je devais rester focalisé sur mon but tant qu'il n'était pas là. Son pouvoir ferait le gros du travail, mais mon énergie devait d’abord entrer en contact avec lui.
Au bout de quelques minutes, peut-être une dizaine, mes paumes rencontrèrent quelque chose de chaud. Ses propres paumes. Des mains qui, petit à petit, quittèrent les miennes et vinrent me caresser le visage. J'ouvris les yeux.
Il était là, Tristan, celui que j'attendais. La magie me l'avait amené. Comme toujours, notre lien avait accompli son miracle. Plus exactement, c’était son pouvoir à lui qui le permettait. Acharné, il avait durement travaillé jusqu’à acquérir cette capacité étonnante. Grâce à lui, nos images se matérialisaient auprès de l’autre. Je ne comprenais pas bien le processus, mais c’était merveilleux.
— Bonjour mon Kami.
— Bonjour toi.
— Tu tiens le coup ? Son sourire timide m’apaisa instantanément.
Dans le mail que je lui avais envoyé le matin même, lui demandant de me rejoindre dans notre forêt, je lui avais expliqué les derniers évènements. Je savais qu’il me soutiendrait.
— Ça va, oui. Au moins, à présent, il sera épargné par toutes les histoires que j'ai régulièrement à cause de la magie. Et du reste. Mais je veux retrouver celui qui lui a fait ça. Et puis, il y a le Serment. La condition ayant été remplie, il peut être activé à tout moment.
Tristan posa ses yeux noirs sur moi. Son regard, plein de compassion, m’apaisa inexplicablement. C’était un garçon ténébreux, mais qui dégageait une lumière intérieure éblouissante. Son âme était celle d’un grand sorcier, et ses traits ceux d’un ange. Incroyablement beau, il jouissait d’un corps svelte et élancé. Son visage, pâle et mélancolique, contrastait avec ses cheveux excentriques teints en bleu.
— Tu te tortures, mon Kami, laisse venir à toi les réponses. Il n'y a pas tant de personnes au courant pour la rose noire.
— Il y a quand même beaucoup de monde. Une quinzaine que je fréquente actuellement et puis d'autres amis ou amants que j'ai eus dans le passé. Il y en a sûrement dont je ne dois même pas me souvenir ! J’ai péché par orgueil. Je me croyais intouchable, alors j’en ai parlé sans me méfier.
Il s’appuya sur un coude pour plonger ses yeux dans les miens. Je savais qu’il adorait mes iris gris dans lesquels on pouvait voir passer des éclats violets. Pourtant, il n’affichait pas la tendresse habituelle qui le caractérisait si bien. Il tentait de m’aider, concentrer sur mon problème, et s’inquiétait. Il mesurait pleinement les conséquences d’un Serment activé.
— D'accord, mais toutes ces personnes ne t'en veulent pas.
— Je ne sais pas… Le seul qui fut vraiment mon ennemi, c'est Salem. Mais j’ai renoncé à le fréquenter pour nous sauver. Il n’a aucune raison de revenir dans ma vie.
Il agita la tête, se remémorant probablement ce que j’avais pu lui raconter de cette époque. Salem avait bien failli me tuer lorsqu’il avait perdu la raison, aveuglé par la puissance de la magie. Nos liens étaient complexes et dangereux. Nos âmes se suivaient de vie en vie, inexorablement attirées, mais constituant un poison l’une pour l’autre. C’était pour le libérer de la folie que j’avais réalisé le Serment. Ensuite, j’avais renoncé à lui. Je l’aimais, mais j’avais compris que nous ne pourrions être ensemble sans nous faire du mal.
— Essaie de le voir. Il sait peut-être quelque chose.
— Tu as raison. Mais, pour l’instant, j’ai besoin de me reposer.
Je me couchai à ses côtés et le serrai dans mes bras. Tristan était l’une des rares personnes à me connaître réellement. Avec lui, je pouvais être moi-même. Je n’avais pas besoin de faire semblant, d’être fort, d’afficher un masque d’assurance et de certitudes. Je pouvais baisser la garde, sereinement. Il ne jugeait jamais quiconque. Je l’admirais et enviais son choix de vie. Progressivement, je comprenais que je ne pourrais pas vivre indéfiniment à cheval entre le monde caché de la magie et celui du grand public. J’allais devoir renoncer à l’un d’eux.
Je ne sais plus de quoi nous parlions. Tristan était debout et gesticulait lorsqu’une énergie verte le percuta, le faisant disparaître dans une explosion de lumière.
Je me levai d'un bond, cherchant des yeux l'origine de l'attaque. Je scrutai les environs. Les arbres paraissaient bouger, à moins que je n'aie été pris de vertiges. Je ne savais plus.
L’atmosphère sembla brusquement se charger d’une menace sourde. Il y avait quelqu'un. Je sentais sa présence, sa magie. Je la connaissais cette énergie, féminine, mais je n'arrivais plus à me souvenir à qui elle appartenait. Soudain, je l'aperçus entre deux troncs.
Je m'élançai après elle.
Je l'entendais rire.
Les arbres passaient à toute allure autour de moi, quand l'un d'entre eux me heurta. J'aurais été prêt à jurer qu'il n'était pas devant moi l'instant d'avant. Je me levai lentement, ne sachant plus ce que je devais penser. Mon poignet gauche s'était foulé durant ma chute. Le rire cristallin retentit encore, plus près de moi cette fois-ci. Je plongeai sur le côté, un peu trop tard. Un fouet me lacéra le mollet. Plein de haine, je me rétablis tant bien que mal, et dardai mon regard sur la personne qui était venue troubler ma journée en compagnie de Tristan.
Découvrir son visage me sidéra. Amarante me faisait face. Au collège, Syrine et moi l’avions initiée à la magie. Puis, à la suite d’une dispute, elle nous avait abandonnés. Je n'avais plus eu de nouvelles d'elle depuis une éternité.
Elle avait changé. La jeune fille un peu effacée d’autrefois était devenue une femme gonflée d’assurance. Ses cheveux violines formaient un chignon sur le haut de son crâne. Deux mèches s’en échappaient et encadraient son visage souriant.
— Kami, quel plaisir de te revoir.
— Je te dirais bien la même chose, mais je ne mens pas, moi. Qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi as-tu fait ça ?
Instinctivement, j’avais rattaché la présence d’Amarante à l’accident de Robin et à l’apparition de la Rose noire. Je ne comprenais pas pourquoi cette fille, avec qui je n’avais plus aucune relation, avait agi ainsi, mais je comptais bien me venger.
— Tu es drôle. Ce que je veux, c'est toi tout simplement. Nous avons de grands projets, mais il ne faudrait pas que de petits imbéciles nous retardent. Alors je suis chargée de me débarrasser de toi. C'est aussi simple que cela.
Elle avait dit « nous ». Tout en continuant à parler, je développai mon énergie pour sonder la végétation. En vagues invisibles, mon pouvoir se déversa autour de nous. Je tentais d’accrocher des souvenirs, mais ne captais aucune autre personne à proximité. J’aurais tout donné pour maîtriser mon don.
— Qui est avec toi ? C’est donc toi qui veux activer le Serment ?
Elle parut étonnée par ma question, une fraction de seconde, puis sourit cruellement sans reprendre la parole. Si elle agissait maintenant, me privant de mon libre arbitre, je perdrais tout.
Pendant qu’elle réfléchissait, je me cabrai légèrement. Tout que m’avait enseigné Tristan sur mon don se télescopait dans mon esprit.
— Tu sais, Kami, je dois t’avouer que je n’ai pas été désignée pour cette mission. Je me suis proposée. Portée volontaire. Bien sûr, d’autres auraient aimé avoir ma chance, mais c’est moi qui ai eu cet honneur.
Soudain, elle leva la main. Nous étions au centre d’un immense hémicycle. Une nouvelle fois, mon pouvoir avait pris le dessus sur mon esprit. Ses souvenirs se superposaient à la réalité. Des centaines de personnes étaient là et, au milieu de l’assemblée, trônait sur un siège noir un homme à la peau brune dont je ne distinguais pas les traits.
— Cela m’enchante vraiment, Amarante. Je vois que tu es encore plus folle qu’avant et m’étonne qu’on ne t’ait pas enfermée. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’il y a l’air d’avoir un nombre impressionnant d’aliénés avec toi !
— Ne t’avise pas de parler de mon Ordre aussi irrévérencieusement ! Les Descendants d’Eren sont des êtres fabuleux, exceptionnels ! Lorsque nous aurons provoqué la Levée du Voile, tu fanfaronneras moins !
Des dizaines de paysages défilèrent sous mes yeux. Amarante disparut un instant. Partout dans le monde, des personnes en robes de jute noires investissaient des villes, prenaient part à la vie d'un village sans que personne sache qui ils étaient, infiltraient les administrations, les entreprises. Amarante était accompagnée de plusieurs individus et visitait les Descendants d'Eren qui vivaient incognito en tous lieux sur Terre.
Les images s’effacèrent. Je repensai à la discussion que j’avais eue avec Chrystel. Elle m’avait mis en garde contre une sorcière appartenant à une secte.
— L’Ordre des Descendants d’Eren ? Alors ce sont eux qui t’envoient. Des êtres fabuleux ? Tu es tombée si bas que tu obéis à un mouvement sectaire ?
Les souvenirs d’Amarante me faisaient froid dans le dos. Quelle était la puissance réelle de cette organisation ? Ils semblaient partout.
Elle fulminait devant moi. Je m'attendais à recevoir un coup de fouet dans la seconde. Je devais agir, j'en apprendrais plus sur son Ordre plus tard. Le moment de vérité était arrivé.
Rapidement, je lançai mes mains en avant, concentré sur mon ennemie qui n'eut pas le temps de réagir. Je projetai un concentré de mon énergie sur elle. Le projectile sombre la percuta et la propulsa à plusieurs mètres de là. Lorsqu'elle se releva, furieuse, elle se trouvait face à un homme qui n'était pas moi.
— Qui… qui êtes-vous ?
— Allons, Amarante. Ne me reconnais-tu pas ?
Je parlais, cependant ce n’était pas ma voix qu’elle entendait. Ses yeux étaient posés sur moi, mais ce n’était pas mon visage qu’elle voyait. J’avais enfin réussi à accéder volontairement à des souvenirs. Je connaissais l’histoire d’Amarante. Jadis, elle m’avait confié ses failles et ses peurs. Mon pouvoir avait su retrouver ces fragments de vie et les projeter, déformés, dans la réalité. L’enseignement de Tristan portait finalement ses fruits.
— C’est impossible.
— Bien sûr que c’est possible. Tu n’as pas oublié le visage de ton père, tout de même ? Je suis parti avant ta naissance, mais tu as bien dû voir des photos, non ?
— Tu es mort !
Je devais gagner du temps et la bousculer au maximum. Tristan avait théorisé l’impact d’un choc émotionnel sur la magie et assurait qu’un traumatisme pouvait priver un sorcier de ses pouvoirs.
— Je suis vivant, Amarante. Tu as retrouvé ma trace il y a six ans et j'ai dû me faire passer pour mort pour que tu me lâches. Je ne t'ai jamais voulue. Tu m'entends ? Jamais ! Si j'ai quitté ta mère, c'est parce que tu allais naître. Elle non plus ne voulait pas de toi, mais elle s’était résignée. Pas moi. Je ne t'ai pas désirée, alors je suis parti dès que j'ai pu ! Tu as gâché ma vie en venant au monde, et celles de beaucoup d'autres personnes. Chaque fois que j'aurais dû avoir des enfants, je pensais à toi, à cet horrible bébé que j'avais vu une fois en photo et qui m'avait séparé de la femme que j'aimais. Alors je partais encore ! Tous ces enfants n’ont pas eu de père parce que tu es venue au monde contre ma volonté.
— Non, non, tu mens !
Je me sentais faiblir. Utiliser mon don de façon consciente me coûtait bien plus d’énergie.
— C'est la vérité, tu as détruit tout ce qui était autour de toi !
Elle ne pleurait pas. Elle se contentait de me regarder, l'air ahuri, ne sachant pas quoi penser de cette apparition. Elle serrait nerveusement son fouet contre son ventre. Son état de choc était lamentable, mais compréhensible. Je devais lui donner le coup de grâce avant qu'elle ne reprenne ses esprits, ou que mon pouvoir s’effondre.
L’image de son père n’allait pas tarder à se troubler. Une fois encore, je regroupai mon énergie dans mes paumes. La lumière, d'un noir violacé, jaillit directement au visage de la femme. Du sang gicla de sa bouche, la terre formant une boue inattendue avec l'hémoglobine que mon adversaire crachait.
Elle se releva et tendit la main vers moi, mais rien ne se passa. J'avais réussi à bloquer temporairement sa magie. Tristan avait raison. Malheureusement, elle réagit aussitôt et lança son fouet dans ma direction. J'eus le temps d'apercevoir son poignet autour duquel un serpent était enroulé et se mordait la queue.
Cette fois-ci, c'était ma joue droite qu’elle lacéra. Quelques perles rouges gouttèrent le long de mon cou. Je hurlai de rage. L’air se refroidit soudainement. J’utilisais le don élémentaire obtenu au Domaine Occulte. Des gerçures apparurent partout sur le visage d’Amarante. La femme porta la main vers son menton, mais la peau se craquela sous le contact de ses doigts. Elle cria à son tour.
Son fouet me blessa deux fois au bras, et s'abattit sur mon œil. La douleur était insoutenable. Je relevai la tête dans sa direction, mais elle n'était plus là.
***
— Tu as encore mal ? Ta vision te paraît affectée ? Tu devrais peut-être aller voir le médecin, Kami.
J’étais allongé sur mon canapé, le téléphone collé à l’oreille.
— Ayhan… Je t'ai dit qu'elle m'a raté. Ça va, je t'assure. Tu trouves quelque chose à propos des Descendants d'Eren ? Ou du serpent qui se mord la queue ?
— Rien, mis à part les références au serpent du jardin d'Eden ou à l'Ouroboros. Comment peuvent-ils être présents partout et s’être faits aussi discrets ?
Je l’imaginais le nez collé à son écran d’ordinateur. C’était un génie de l’informatique extrêmement doué pour tirer le meilleur des moteurs de recherche.
— Évidemment. Je rêve d’une ville en ruine et d’un avertissement contre le serpent et voilà que je suis attaqué par une fille avec un serpent tatoué au poignet. Encore un rêve prophétique. Je ne comprends pas comment ça arrive. Et pourquoi n’a-t-elle pas activé le Serment ? J’aurais été en son pouvoir.
— Peut-être qu’en bloquant son énergie par un choc émotionnel, tu l’as aussi temporairement privée de l’accès au Serment. Tu devrais demander à Ulome ce qu’il sait exactement sur les Descendants d’Eren ou sur l’évolution de ton don. Peut-être que ta capacité à voir les souvenirs évolue et te donne accès à des rêves prémonitoires.
— C’est peu probable, mais on ne sait jamais. Tu as raison, je vais me rendre au Domaine Occulte ce soir.
— Attends-moi, alors.
Je laissai s’installer le silence avant de reprendre la parole.
— Pardon ?
— J'arrive. J'ai réservé un billet d'avion pour Lyon, je serai là dans quelques heures.
— Ayhan je t'ai dit que…
— Kami ! Il est hors de question que je te laisse affronter quoi que ce soit tout seul. Il se passe des choses étranges et Syrine n'est pas là pour t'aider. Alors, ravale ta fierté et ne refuse pas l'aide que je te propose. De toute façon, je ne resterai pas longtemps. Écoute, je serai chez toi avant que la nuit soit tombée. Attends-moi, c'est tout !
La solitude me pesait un peu et, à vrai dire, de la compagnie ne pouvait que me faire du bien. Je décidai de le laisser venir. Ayhan pratiquait la télékinésie avec facilité, et il ne risquait sans doute pas grand-chose ici, à Lyon. De toute façon, il prendrait son avion avec ou sans mon accord. Autant que ce soit avec.
Je repensai à ma dernière conversation avec Chrystel et aux propos d’Amarante. Il me faudrait trouver une arme à Ayhan, au cas où. Pour cela, j'avais un peu de temps devant moi.
— Tu as réussi à joindre Salem ?
— À vrai dire, je n'ai pas eu le temps. Mais, à quoi bon maintenant ? Amarante est derrière tout ça. Je ferais mieux de laisser Salem tranquille.
— Tu devrais quand même le faire. Tristan a raison. On ne sait jamais, Salem a été ton seul véritable ennemi jusque-là. Il faut être sûr qu’il n’est pas lié à l’activation du Serment.
Je réfléchis un moment au raisonnement d’Ayhan. Effectivement, Salem pouvait avoir repris du service. Ses puissants pouvoirs étaient dangereux et instables. Il avait peut-être une nouvelle fois perdu l’esprit. Amarante n’avait pas confirmé qu’elle était à l’origine de l’accident de Robin. Même si c’était peu probable, il était possible que les Descendants d’Eren n'aient rien à voir avec mes ennuis.
— Je vais l’appeler, capitulai-je. Mais pour le moment, je pense à Amarante. Si je la retrouve, je la tue ! Et puis qu'est-ce qu'elle entendait par la « Levée du Voile » ?
— Il faut que tu te reposes. Attends-moi, nous y réfléchirons ensemble.
— D'accord, à plus tard.
Je raccrochai. Je devais contacter Salem. Je composai son numéro, hésitant à chaque touche. Son répondeur m'accueillit, j'en étais presque soulagé. Je lui laissai un message tout de même, ne pouvant pas me permettre de reporter à plus tard les questions que je voulais lui poser. « Salem, c'est Kami. Rappelle-moi le plus vite possible s’il te plaît. J'ai besoin de te voir, c'est important. »
Il me connaissait mieux que quiconque. Adolescent, alors que mon emprise sur les souvenirs commençait à se manifester, j’avais découvert un lien immémorial entre nos essences. Si mon âme jumelle, vieille de plusieurs millénaires, ne pouvait me secourir, alors vers qui devais-je me tourner ?
Je terminai par un rapide appel au Domaine Occulte, pour passer une commande, et m'allongeai sur mon lit. Je tirai l'épaisse couverture sur moi et fermai les yeux lentement. Je m'endormis, emporté loin de tous mes tourments.
***
Un voile me caressait la figure. Cette sensation de douceur me portait à travers les distorsions colorées de mes rêves, les visages qui m'apparaissaient par vagues discontinues et une douce mélodie qui ne m'était pas inconnue. J'ouvris lentement les yeux. Il faisait un peu plus sombre que lorsque je m'étais couché. Ayhan était là, ses longues mains effleuraient tendrement mes joues.
Il était grand, d'une beauté insolente. Ses cheveux bruns étaient coiffés au bol, comme toujours depuis que je le connaissais. Il m'observait de ses iris noirs et, constatant que je m'éveillais, m'embrassa doucement de ses lèvres fines et délicates.
— Bonjour.
— Ayhan. J'ai dû m'assoupir. Je n'ai pas réussi à joindre Salem, mais il me rappellera. J'en suis certain.
— Bien. Écoute, j'ai réfléchi à propos de ton rêve. Tu as raison, c’est étrange. La prémonition n'est pas un de tes dons. Je suis prêt à parier que la forme doit également te faire passer un message.
— Sûrement. Mais lequel ? Que peut-on comprendre dans le fait que l'on me prévienne par songe de l’accident de voiture de Robin ? Puis, qu'on me donne des instructions concernant un enfant et une mise en garde contre l’attaque d’Amarante et des Descendants d'Eren ? Que dois-je en déduire ?
— On finira par le savoir.
Il me prit dans ses bras et ne dit rien pendant quelques minutes.
Je devais avouer que sa présence me faisait du bien. J’avais obéi à cette injonction mentale « sois fort ! », qui me tyrannisait depuis toujours, en lui disant qu’il ne devait pas me rejoindre. Mais, en mon for intérieur, je lui étais reconnaissant de n’en avoir fait qu’à sa tête.
— Ayhan, viens avec moi, je vais t'emmener dans un restaurant puis nous nous rendrons au Domaine Occulte.
***
Le dîner avait été plutôt expéditif, ce soir-là. Nous n'avions pas beaucoup parlé, mais Ayhan appréciait la cicatrice qui se formait sur mon œil. Le fouet d’Amarante avait laissé une fine traînée au-dessus de mon sourcil droit qui se prolongeait jusqu'au milieu de ma joue.
Je détestais cette marque. Elle me faisait ressembler à un héros stéréotypé d’une quelconque histoire surnaturelle. Comme si mon visage devait porter une infâme trace de l’horreur qui se déroulait autour de moi. Je me rassurais en pensant qu’elle ne serait bientôt plus qu’un lointain souvenir.
Sur n'importe qui d'autre, la cicatrisation aurait été lente et laborieuse. Mais, lorsque l'on pratique les sciences occultes pendant longtemps, on acquiert certains savoirs. Je savais qu’un tour dans un temple religieux m’offrirait une guérison spectaculaire. Très vite, la blessure ne serait plus que du passé.
J'emmenais mon ami au Domaine Occulte pour la première fois. Nous n'étions pas loin. Je l’avais toujours tenu à distance de ce monde de ténèbres, tout en lui en apprenant les rudiments. Mais il appartenait, que je le veuille ou non, à la magie. Après tout, il était naturellement doué pour ça. Il avait développé une capacité de télékinésie, seul, sans l’intervention d’un maître. Quelque part, j’avais hâte de lui faire découvrir cet univers qu’il ne soupçonnait même pas.
Nous traversâmes la ruelle à grands pas. Ayhan était silencieux. Il se concentrait, je crois. Tout comme moi, il avait dû sentir une présence hostile à l'intérieur du Domaine Occulte. J'enlevai ma veste de velours, trop cintrée pour m'autoriser des mouvements rapides et amples, et serrai un peu plus les lanières de mes bottes. Rien ne devait être laissé au hasard à l’approche d’une bataille. Et il y en avait bien une qui se préparait sous mes yeux.
Mon impatience de l’emmener dans cet abri obscur s’évanouit instantanément. L’énergie sourde et ravageuse d’Amarante me broya le cerveau. Elle était là. J'ouvris ma besace et en sortis les massues que Chrystel m’avait remises. Les deux mains armées, je passai la porte du Domaine Occulte.
— Reste là, je vais aller voir.
— Non, je t'accompagne.
Je voulus répliquer, mais il me coupa la parole.
Pas besoin de discuter, j'entre avec toi.
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