Chapitre 12
Il pleuvait à nouveau, mais les rues de Lyon n'en étaient pas moins peuplées. L'immense ville me faisait froid dans le dos. Elle semblait ne pouvoir jamais s'endormir vraiment, ne jamais être calme et tranquille. Quel que soit l'heure, le temps, ou la date, on pouvait croiser des âmes pressées en train de parcourir les avenues plus ou moins grandes de la cité, ou surprendre des solitaires voguant au hasard de leurs pensées.
Il y avait toujours un café ouvert, un pub dans lequel faire des rencontres, ou une discothèque pour oublier la solitude. Lyon était une métropole puissante dans mon cœur, ne laissant jamais seul l'un de ses enfants trop longtemps. J'étais un peu triste de la voir condamner à vivre sans cesse, de ne jamais pouvoir trouver la quiétude des petites communes comme celle où j’avais passé mon enfance.
Salem occupait maintenant mon esprit. Je me rappelais avec exactitude notre rencontre, lorsque nous étions plus jeunes. Comment l’oublier ?
Un mercredi après-midi, pendant le mois de mars, des années auparavant, j'avais rejoint Malia devant son école de danse. C'était une danseuse splendide, gracieuse et féline. Elle était petite, finement musclée, et portait des cheveux sombres coupés au carré. Ses grands yeux noirs m'avaient toujours fasciné ainsi que sa force de caractère et sa détermination.
Malia avait eu une emprise indéniable sur moi pendant mon adolescence. Elle m'avait fait accepter la partie d'ombre que l’être humain possède au fond de lui. Notre rencontre avait été comme pour Salem : inoubliable. Elle m'avait abordé en parlant directement de sorcellerie. Elle m'avait séduit en quelques phrases, en m'expliquant qu'elle avait ressenti la magie dans mon âme, et notre amitié était née instantanément.
Quand je l'avais aperçue, ce jour-là, elle n'était pas seule. Il y avait un garçon avec elle, un si beau garçon ! Elle avait fait les présentations, son nom ne m'avait pas effleuré sur le moment, ni le reste des autres mots qu'elle avait prononcés. Je m'étais perdu dans ses yeux pétillants et, en serrant sa main, j'avais voyagé au fin fond de l'univers. J'avais été transporté.
L'instant avait duré des millénaires et je ne m'en étais pas lassé. À l'évidence, nos âmes se connaissaient. Il ne lâchait pas ma main, je m'agrippais à la sienne, comme tout cela était exquis, parfaitement exquis ! Son visage long et fin était si doux lorsqu'il me regardait. Son sourire figé, ses yeux fixés sur les miens. Et sa peau, à peine bronzée, était parfaite. Nous avions éclipsé tout le reste, rien ne comptait plus que cet instant. Encore aujourd'hui, je me souviens avec précision de tout, jusqu'au plus petit détail.
Il n'y avait eu que ses iris, dont je n'ai jamais été certain de la couleur. Simplement ces deux billes noisette emplies de reflets émeraude, à moins que ce ne soit le contraire. Ils m'avaient semblé magiques. Une magie abîmée. C'était pourtant ce point qui aurait pu m'éviter un désastre, qui aurait pu éviter que cette idylle naissante ne flambe aussi rapidement.
Nous avions mangé quelques fois ensemble, juste lui et moi. Nous étions dans le même lycée. Sous le couvert d’une confidence, il m’avait révélé avoir cessé de pratiquer la sorcellerie et que cela lui manquait. Puis, très vite, il était venu chez moi, pour accomplir un transfert d'énergie destiné à lui restituer ses pouvoirs. Nous avions fait l'amour, une extase si intense que j'y repense fréquemment, avant que je lui transmette ma magie. Il était censé être expérimenté, savoir maîtriser tout cela, et je lui donnais simplement un peu de ma force pour qu'il puisse redémarrer là où il s'était arrêté.
Mais je m'étais trompé. Il n'avait jamais eu ce niveau ni ce contrôle. Combien j'avais été orgueilleux de croire que la maîtrise signifiait quoi que ce soit dans le monde de la sorcellerie ! Rien n'était allé comme nous le voulions, et ma magie avait fini par le gâter, jusqu'à le rendre violent et mauvais. S'en suivit alors une guerre, pendant laquelle je découvris le lien étrange qui nous unissait, Malia, Salem, et moi.
Une nuit, Malia avait reçu la visite surnaturelle de Salem. Il était apparu au milieu de l’obscurité, se déphasant pour la première fois. Elle était terrifiée, d'après ce qu'elle disait, et m'avait proposé de joindre nos énergies. Elle espérait ainsi profiter, grâce à cette connexion, de ma propre magie, en plus de la sienne, si Salem l'attaquait. Malgré les risques, nous mêlâmes donc nos âmes, la mienne protégeant la sienne, pour mettre en échec Salem.
Une chose particulièrement déstabilisante se produisit à cette occasion. Lorsque nous procédâmes au partage de nos pouvoirs, nous eûmes au même instant une étrange vision. Ça arrivait, parfois, lors des rituels complexes. Des images s’imposaient sans explication.
Nous étions dans une immense prairie où je faisais face à Salem, livide et éteint, pointant l'index sur moi. Malia était en hauteur, immobile comme une statue de verre, les paupières closes, le visage fermé. Le garçon criait, et une projection d'énergie me frappait de plein fouet.
Finalement, notre échange d’énergie fut inutile. Malia n’eut jamais à affronter Salem. J’avais trouvé un moyen de sauver celui que j’aimais. Je fis le Serment, le libérant ainsi de sa folie. Quelques semaines plus tard, il quitta la ville. Je lui fis mes adieux rapidement, dans une chaleur suffocante, sous ses incriminations les plus mesquines, et je n'eus aucune nouvelle de lui pendant des années.
J'ai appris par la suite qu'il avait eu, lui aussi, ce terrible flash. Je songeai à cette vision. Pourquoi l'avions-nous eue ensemble ? Allait-elle donc se réaliser ? C'était impossible, Malia n'avait plus rien à voir avec Salem ou moi. Mais pourquoi se trouvait-elle, alors, sur ce terrain verdoyant, avec nous ? La prophétie ne pouvait pas avoir de lien avec la rose noire ou l'accident de Robin. Ce n'était sûrement qu'une allégorie de la situation de jadis, ou un mystère de plus lié à la connexion entre nos trois âmes. Et pourtant, je n'arrivais pas à sortir de ma tête les images de cette prairie, de ce Salem fantomatique, de la force avec laquelle son énergie m'avait percuté dans la prémonition.
Je me perdais, une fois de plus, dans mes souvenirs. Je ressassais chaque moment que j'avais vécu avec Salem, des moments rares et d'autant plus précieux. Je tentais de me remémorer certaines de nos vies antérieures, des réminiscences glanées pendant les dernières années grâce à mes dons.
Je me forçai à penser à autre chose, à cette pluie qui tombait inlassablement, puis je recommençai à tourner dans tous les sens les éléments des jours précédents sans rien y comprendre.
Des embouteillages s'étaient formés, à cause des précipitations. Je klaxonnai plusieurs fois, par réflexe, car je n'étais pas en mesure d'être énervé ni pressé tant j'étais songeur.
Les Descendants d'Eren n’ont-ils aucun rapport avec la rose noire et Robin ? Salem aurait-il pu réellement me faire ça ? Je répétais ces questions sans arrêt, comme un leitmotiv, ou une psalmodie capable de m'aider. Mais je stagnais.
Heureusement, j'arrivai enfin devant l'appartement de Syrine. Je me garai, soulagé de pouvoir sortir de ma voiture. Il ne faisait pas vraiment froid dehors, la pluie me fit du bien. Les gouttes ruisselantes sur mon visage semblèrent me nettoyer de toutes ces pensées stériles.
Le bâtiment était plutôt ancien, avec une porte énorme qui grinça lorsque je l'ouvris en forçant un peu. Les marches, elles aussi, avaient un caractère pittoresque, vieillot, mais que j'aimais. Elles rappelaient un temps révolu, le temps de nos aïeuls. Une époque qui m'attirait fortement, que j'aurais certainement regrettée si je l'avais vraiment connue.
J'essayai d’imaginer la construction dans les années vingt, l'entrée et les escaliers dataient sûrement de cette période, ou peut-être de bien avant encore. Je songeai brièvement à la dernière vie que j'avais vécue, celle du soldat pendant la Première Guerre mondiale, tué bêtement d'un coup de poignard une fois le conflit terminé.
Je me serais perdu, à nouveau, dans mes pensées, si le silence ne m'avait pas oppressé. Sans y prêter garde, j'avais tambouriné à la porte de Syrine assez longtemps pour alerter les environs. La voisine de palier était finalement sortie et semblait vouloir attirer mon attention en me tapotant l'épaule. Elle avait, vraisemblablement, essayé plusieurs phrases que je n'avais pas entendues avant d'en venir à un réel contact physique pour faire cesser mon vacarme.
— Pardon ? Je ne vous ai pas entendue.
— Eh bien, on peut dire que vous êtes un acharné, vous !
Je l'avais déjà rencontrée une ou deux fois par le passé. Madame Baïkèche, la vieille commère d'à côté qui, sans aucun doute, ne se souvenait pas de moi.
— Elle n'est pas là. Il n'y a personne. Pas besoin de vous abîmer les poings sur cette porte.
— Ah, c'est vraiment dommage. Je dois voir Mademoiselle Curry le plus rapidement possible. Elle ne vous aurait pas dit quand elle pensait rentrer ?
Elle se méfiait visiblement de moi. Sa peau brune était ridée, flasque, et son dos voûté. La vieillesse me faisait vraiment horreur. Quelle bêtise de s'attendrir sur les personnes âgées ! Certes, elles avaient la sagesse et l'expérience, mais on ne pouvait leur envier plus. Leurs existences étaient tellement misérables, avec toutes leurs souffrances inutiles, leur solitude et le manque de sens à leur quotidien.
La femme avait les chevilles enflées, horriblement tassées à lui faire endurer un martyre inimaginable. Son arthrite était visible et ses mains déjà déformées. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Ce n'était pas vraiment important. Elle avait la vieillesse, et la vieillesse n'avait jamais vraiment d'âge.
— Non, je ne sais rien du tout à propos de son départ. À vrai dire, nous ne nous connaissons pas vraiment.
Il était étonnant qu'à son âge on puisse toujours mentir aussi mal. De vagues images s’imposaient dans mon esprit. Syrine apparut momentanément dans le couloir. Elle semblait paniquée. Je savais bien que la vieille rendait visite à mon amie au moins une fois par semaine ; et qu'elle ne manquait pas de coller le nez à ses vitres dès qu'elle entendait un bruit en bas du bâtiment.
Après quelques minutes de pourparlers, je me fis à l'évidence : je ne tirerais rien d'elle. Ni mes sourires les plus doux ni mes supplications ne vinrent à bout de sa méfiance. J'avais beau user de tous mes charmes, elle ne se décidait pas à me dire ce qu'elle savait.
Avais-je vraiment le physique d'un homme douteux ? Assurément, ma cicatrice me rendait un peu terrifiant. Mais le reste de mon visage était lisse et tendre et je ne comprenais pas comment elle pouvait être aussi méfiante. Je suppose que c'était l'une des qualités requises pour être une commère digne de ce nom. Suspicion maladive, curiosité malsaine, et goût plus que prononcé pour les rumeurs. Sans oublier ce qui pouvait faire toute la différence : une vieillesse affirmée.
Mes scrupules laissèrent place à ma détermination. Ses souvenirs n’affluaient pas. Pas assez vite. Pas assez clairement. Je me concentrai sur mon don en m’approchant imperceptiblement. Mon aura la recouvrit. Ses yeux devinrent vitreux, et sa bouche s'entrouvrit en lui donnant un air hébété.
— Madame Baïkèche, j'ai vraiment besoin de savoir où se trouve Syrine. Je suis un ami, ne vous inquiétez pas, je vous dis la vérité.
— Mais comment savez-vous que je m'appelle… »
Elle s'arrêta un moment, je la distinguai derrière moi, devant la porte de Syrine. Elle essayait d’entrer dans l’appartement de mon amie. Syrine paraissait étrange, décoiffée, les yeux cernés par la fatigue. Madame Baïkèche était inquiète pour elle, à cause de la voiture. Elle avait assisté à quelque chose, dans la soirée.
La scène sembla basculer, comme un retour dans le temps. Un souvenir un peu plus ancien, de quelques heures, un jour tout au plus. La vieille femme était dans son appartement, recouverte par l’ombre de la nuit. Elle regardait par la fenêtre, sur le parking de l’immeuble. Syrine venait de se garer. Elle avait eu un accident, sûrement terrible à en croire l'état de la voiture bonne pour la casse.
Mon cœur fit un bon et sembla s'arrêter de battre pendant un instant. Je levai les yeux, dans l’appartement de la voisine. Les images se superposaient parfaitement à la réalité à présent. J’étais dans le logement. Tout me paraissait tangible, ou presque. Une horloge en plastique était accrochée au mur de la cuisine. Elle affichait la date. Le samedi. Trois heures. Ce souvenir datait du soir de l’accident de Robin.
Je me décontenançai. Était-ce possible que ce ne soit qu'une coïncidence ? Les images disparurent instantanément. Trois heures ? L'heure à laquelle le téléphone avait sonné pour me prévenir du problème. Les yeux de la commère se ranimèrent. Elle secoua doucement la tête puis me regarda, incrédule.
— Oh, je viens de me souvenir qu'elle devait passer quelques jours chez son père ! Je suis confus de vous avoir dérangée, Madame. Excusez-moi encore.
Je fis demi-tour et dévalai les escaliers sans lui laisser le temps de réagir. Arrivé dans la rue, je m'adossai violemment au mur, me fracassant le derrière du crâne. Trois heures du matin, un accident de voiture. Ça ne pouvait pas être elle. Non, ce n'était pas elle. Je contournai le bâtiment et découvris son petit véhicule, complètement détruit, comme l'avait vu sa voisine.
Je ne cessais de me répéter que c'était impossible. Mais, comme lorsque je m'étais rendu au spectacle de Salem, plus je m'approchais et plus un sentiment terrible m'envahissait. Quand j'effleurai la carcasse, des images se précipitèrent immédiatement.
Syrine qui conduisait, Syrine qui attendait juste à côté de l'entreprise de Robin. Elle accélérait, l'aiguille du compteur grimpant dangereusement, et donnait un violent coup de volant en direction de la voiture de Robin. C'était bien elle. C'était Syrine qui avait tenté de le tuer et l’avait plongé dans le coma.
***
Oh, oui. Elle avait bien fait de partir. Elle le savait. Elle savait qu’elle était en sursis. Comme je la haïssais ! Ma colère me portait au travers de la ville, ma fureur emplissait chaque pore de ma peau. Je n'étais que rage et démence. Je comprenais mes rêves, la voiture et les avertissements de la mystérieuse voix qui peuplait mes songes.
Tout était en relation avec Syrine. L’aigle, son animal. Les rêves, le support utilisé par ses dons pour se manifester. Et le morceau de musique joué pendant mon cauchemar, cette œuvre qu'avait composée l'artiste dont nous étions passionnés tous les deux. Tout était limpide à mes yeux ! J'aurais dû comprendre !
La pluie avait enfin cessé, mais le vent s'était levé et soufflait terriblement fort. On aurait dit qu'une tempête se préparait, une tempête que je provoquais. J'avais le sentiment d'être à l'origine des puissantes rafales qui balayaient la ville. Ce n’était pas impossible, par ailleurs. Mon pouvoir était encore plus intense, animé par ma volonté de destruction, plus noir, plus dangereux que jamais, et totalement incontrôlable.
J'avais erré, seul avec mon amertume et ma haine. Pendant des heures, j'avais arpenté les ruelles désertes de Lyon, souhaitant rencontrer un être profondément mauvais. N'importe quel imbécile qui aurait mérité mon châtiment, une mort pleine de souffrance et de violence, un imbécile sur lequel me venger. Puis c'était arrivé.
Je ne sais pas exactement où je me trouvais, je marchais un peu au hasard, une cigarette aux lèvres quand un jeune drogué m'avait accosté un peu brutalement.
— T'as pas une clope ?
— Non.
— T'as pas un peu de thunes ?
— Non plus.
— Vas-y, ça se voit à dix kilomètres que t'es plein de ronds. Tu peux bien m'en donner un peu.
Il était répugnant avec ses habits verts et salis, ses cheveux empestant la sueur et ses tatouages trop colorés, complètement ratés, partout sur les bras. Il devait à peine être majeur. Son visage était émacié, ses dents pourries, et les veines de son front disgracieusement saillantes. Je plantai mon regard dans le sien.
— Dégage.
Ni mes yeux gris aux étranges éclats violets ni mon affreuse balafre ne semblèrent l’impressionner.
— Allez, qu'est-ce qu’il y a ? T'as peur ?
Il sortit un couteau de sa poche. Une vieille lame mal aiguisée, tout juste bonne à attraper le tétanos. Il tituba puis se reprit.
— Je suis sûr que tu as déjà tué pour acheter ta came. Je me trompe ?
— Ouais, plein de fois. Et si tu n’veux pas être le prochain, t'as intérêt à me filer tout ce que t'as.
Il avait saisi mon avant-bras et me secouait violemment. Un méchant rire m'échappa, il ne m'en fallait pas plus.
Le vent souffla plus fort, si fort que l'imbécile se protégea le visage. Je dégageai mon bras, puis levai les mains en direction du pauvre garçon dont l'âme était déjà à moitié détruite. Il lâcha un petit cri, pathétique, puis fut projeté à terre par une bourrasque pleine de glace et de flocons.
La chaleur de la nuit disparut, et le froid tomba dans la ruelle, nous faisant prisonniers. J'avançai lentement, me plantai devant lui, et posai mon pied sur sa gorge. Il se tourna et vit une fine couche de givre se former autour de lui, sur le béton et sur les murs. De la condensation s'éleva de sa bouche. Il écarquilla les yeux, complètement affolé et secoué de frissons glacés.
— Penses-tu que ta vie a un sens ? Si je te tuais ce soir, y aurait-il des conséquences sur l'ordre des choses ? Une âme choisirait-elle d'incarner un destin aussi lamentable que le tien ?
Du givre se formait sur ses joues, sa peau commençait à se craqueler. Il tenta de déglutir, mais mon pied lui écrasait la pomme d'Adam.
— Tu ne m'as pas l'air d'être quelqu'un de confiance. Tu irais trahir tes amis, toi aussi, si tu en avais ? Oui, certainement. On m'a trahi, vois-tu, et je suis en colère. En fait, l'amitié est une chose importante pour moi. Je déteste qu'elle soit bafouée, et lorsque c'est le cas… j'ai une terrible envie de justice. Tu le comprendras, je suppose.
— Oui, oui, monsieur.
Il parlait dans un murmure, articulant péniblement à cause de la pression de mon pied.
— Je suis désolé pour vous. Je ne voulais pas vous faire de mal, vous savez. Je ne l'aurais jamais fait.
— Bien sûr que si, lâchai-je sèchement.
Étais-je si perdu pour tuer un jeune complètement désespéré ? Ma haine me transformait-elle au point de me rendre aussi vil et pathétique que ceux que j'exécrais le plus ? Je retirai soudainement mon pied de sa gorge, et la température remonta rapidement.
Des larmes coulèrent sur mes joues, de fines perles qui se cristallisèrent instantanément et explosèrent sur le sol en milliers d'éclats étincelants. Depuis quand n'avais-je pas pleuré ? Je ne m'en souvenais même pas. J'étais devenu si insensible ces dernières années ! Lorsque Salem était apparu dans ma vie, mon âme s'était gelée, et je n'avais plus jamais craqué.
— Disparais.
Le garçon détala sans regarder en arrière, me laissant dans un état d’anéantissement encore plus intense. Seule mon horrible obsession de vengeance persistait.
Je savourai mes larmes, libératrices et bienfaisantes, assis dans la ruelle humide. Et si j'étais allé jusqu'au bout ? Et si j'étais devenu le meurtrier illogique, l'assassin irraisonné, qui avait failli faire du mal à un innocent ? Aurais-je pu continuer à vivre ? Le meurtre n'était pas un problème en soi, lorsqu'il s'agissait de se défendre, mais je ne voulais pas me changer en un vulgaire criminel. Non, j'étais persuadé de valoir mieux.
Je pensai à Ayhan. J'avais peur qu'il se transforme en ce tueur sanglant qui me dégoûtait et menaçait de surgir en moi. Il en était capable, c'était certain. Son âme me rappelait tellement la mienne ! Qu'allait-elle devenir, cette âme, livrée à elle-même ? J'étais terrorisé pour mon ami, si cher à mes yeux, pour cet amant que j'aimais plus que tout. Oui, j'étais terrifié pour lui parce que je pressentais que jamais plus nous ne nous reverrions.
***
Finalement, je m'assoupis, d'épuisement sûrement. Le vent qui s'engouffrait dans les rues hurlait comme un mystérieux revenant. C'est lui qui me réveilla. Les tortures de mon âme durèrent toute la nuit. Mon cœur et mon esprit se délectaient de pouvoir pleurer à nouveau.
Je crois que je me suis abandonné au désespoir pendant des heures. Était-ce la colère, la haine, ou la tristesse qui nourrissait mes sanglots ? Sûrement le tout, et bien d'autres sentiments que je n'arrivais pas à assimiler. Mais l'image de Syrine me hantait.
Je ne pouvais la laisser dans la nature plus longtemps. Il me fallait retrouver sa trace et venger Robin. Je devais comprendre pourquoi elle avait agi ainsi. Quelles horreurs pouvaient l'animer pour me trahir de la sorte ? Nous étions amis. Qu'avais-je pu faire pour qu'elle veuille me détruire de cette manière ?
Le soleil était déjà haut, des hommes et des femmes passaient devant la ruelle, tenant fermement leurs manteaux qui, avec les rafales, entravaient leur progression. Je fermai les yeux un instant, jouissant de la bénédiction d'Éole et de ses bourrasques. Mes cheveux s'envolaient de toutes parts, caressant mes joues et mes paupières.
Quel bien-être, cette fraîcheur ! Je me souvenais de mon enfance. Auparavant, profiter d'un air aussi frais au mois de juin aurait été impossible. Notre Terre avait tellement changé ces dernières années. Les têtes pensantes criaient au danger. Qu'adviendrait-il de cette si belle planète, dont l'avenir était en péril à cause de nous, les Hommes ? Toutes ces forêts, ces mers, ces plaines allaient périr. Les animaux disparaissaient de plus en plus vite, les espèces en voie d'extinction avaient triplé en l'espace de dix ans, et les magnifiques paysages d'autrefois mourraient à vue d'œil.
J'étais triste de constater les dégâts que nous provoquions par notre vie ! J'aurais tellement aimé pouvoir sauver cette splendide nature ! Quel intérêt trouvait le genre humain à vivre dans un monde où la beauté se flétrissait ?
Après un long moment où je restai planté au milieu de la ruelle, les yeux fermés, je me décidai à rentrer chez moi. En marchant, je continuais à me souvenir des splendeurs que j'avais pu apercevoir au hasard de chemins empruntés avec Robin, Ayhan, ou Syrine, sur les gravures des milliers de livres que j'avais pu lire, ou sur des photographies que Tristan m'envoyait régulièrement. Quel bonheur d'imaginer que de telles merveilles existaient quelque part !
Et la menace qui planait sur ces beautés ne les rendait-elles pas encore plus précieuses dans mon esprit ? Cet éphémère ne conférait-il pas une valeur ineffable, une rareté mystérieuse, aux trésors que j'évoquais ? Dieu sait que mon cœur y avait toujours été sensible, à cette magnificence intrinsèque que peut avoir le temporaire. Mes plus belles histoires n'avaient-elles pas été les plus passionnées, les plus flamboyantes ? Et les visages que j'aimais tellement, ceux de mes amants ou de mes amis, ne me plaisaient-ils pas tant par leur perfection que par leur fragilité ?
Oh, je me souviens comme mon imagination s'échauffait à la pensée de toutes ces choses surnaturelles, comme mon envie de voyager me submergeait à nouveau ! Et puis je songeai à Syrine, celle qui devait être ma compagne lors du pèlerinage de notre vie, de notre visite du monde extérieur, et la tristesse m'envahit encore.
Une fois dans mon appartement, je pris une douche brûlante et un copieux déjeuner. J'avais une idée précise de ce que j'avais à faire, et je ne pouvais plus temporiser. En m'habillant, je trouvai un moyen d'attacher mes deux massues à la ceinture de mon pantalon, tout en gardant l'amplitude de mes gestes. Chacune d'elles reposait sur le côté d’une cuisse, maintenue par une lanière en cuir et une pression en métal.
La nuit m'avait porté conseil. Son horreur avait libéré certains de mes sentiments, et j'avais la sensation que mon esprit était devenu plus fort. Je m'étais souvenu des mots d'Ulome, la semaine précédente, lorsque je lui avais demandé où se situait Syrine. Il avait dit qu'elle allait bien, que je ne devais pas m'inquiéter. Il avait affirmé que tout allait bien !
Il était au courant de tout. J’en étais persuadé. Cet abominable sorcier savait ce qu’il s'était passé, que Syrine était derrière toutes mes souffrances, et il la protégeait ! J'allais devoir l'affronter, cet infâme être humain. Et il serait obligé de tout me révéler.
***
Lorsque j'arrivai au Domaine Occulte, Chrystel et Raven m'attendaient devant les marches qui descendaient à l'Antre des Maudits. Ils me paraissaient si forts tous les deux, si sereins ! Il n'y avait aucune expression sur leurs visages, mais je savais qu'ils étaient inquiets. Raven fit un pas.
— Kami, que se passe-t-il ? On a perçu le grondement de ton énergie sur la ville depuis hier soir. Les apprentis sont affolés, certains télépathes disent que tu en veux au Domaine Occulte.
— Je n'en veux à personne Raven, si ce n’est à Ulome. Maintenant, écarte-toi de mon chemin, je vais le voir.
— Attends Kami, explique-nous avant.
— Il n'y a rien à dire.
Je le poussai sur le côté, il ne résista pas et se contenta de me regarder avancer. Chrystel tendait les mains en avant, comme si elle voulait m'empêcher de continuer.
— Arrête-toi, Kami. Tu ne peux pas voir Ulome, tu le sais. Il est enfermé dans le labyrinthe et n'est toujours pas réapparu.
Je passai devant elle, faisant mine de l'ignorer.
— Ne vous mêlez pas de ça tous les deux. Ça n'a aucun rapport avec vous.
Je me figeai, leur fis face et me mis à crier.
— Si vous m'aviez écouté ! Si seulement vous n'étiez pas aveuglés par son pouvoir ! Il est nuisible ! Il vous conduira à votre perte, vous et tous vos protégés ! Tout ce qu'il fait repose sur un mensonge !
Cette fois Raven sembla en colère. Il serrait les poings et ses mâchoires saillaient sensuellement sous sa peau brune.
— Je t'ai déjà demandé d'arrêter de parler de cette histoire Kami ! Tu n'as aucune preuve de ce que tu racontes ! Cesse immédiatement ! Tu n'as aucune gratitude pour Ulome ! Il nous a tellement fait avancer ! Ne le rends pas responsable de tous les maux de la planète !
— Tu as raison, Raven. Je dois cesser. Tenter de vous ouvrir les yeux ne rime à rien. Vous n'êtes qu'une poignée d'imbéciles ! Lorsque vous verrez la vérité, il sera trop tard. D'ailleurs, il est déjà trop tard !
Je descendis les escaliers en courant.
Au fond de l'Antre des Maudits, les deux énormes gorilles protégeaient toujours l'entrée du labyrinthe. Ma gorge se noua. Je connaissais la puissance d'Ulome, l'immensité de son pouvoir, et me demandai un instant si je n'étais pas devenu suicidaire. Je m'apprêtais à l'affronter ! Je continuai pourtant à avancer, déterminé à en finir avec l'imposteur. J'entendis Raven et Chrystel se précipiter en bas de l'escalier, mais il était déjà trop tard.
Je venais de dégainer mes massues, et lançais une rafale d'énergie sur les deux gardiens. En une fraction de seconde, mon pouvoir me revint dessus et me projeta à terre.
— Laissez-moi entrer !
— Ulome ne veut pas être dérangé, dit l'un des hommes.
Aucun d'eux n’avait bougé et pourtant ma magie s'était retournée contre moi. Je me relevai péniblement et leur fis face.
— Rien à foutre, poussez-vous de là ! Je sais ce qu'il fait là-dedans ! Je dois lui parler.
— Ulome ne veut pas être dérangé, répéta le deuxième gardien.
D'un bond, je sautai sur eux. Fracassant mes deux massues sur la tête de celui de droite. Le choc fut horrible. Pour moi. J'avais eu l'impression de frapper un bloc de granit, mes bras semblaient sur le point de se briser. Pourtant, je ne m'arrêtai pas. Je titubai et me laissai entraîner par mon élan pour envoyer mon pied dans la mâchoire du deuxième. L'impact me stoppa net et je m'écroulai.
— Ulome ne veut pas être dérangé, gamin ! T'as compris ?
Je ne vis qu'une main s'approcher de moi. Ses énormes doigts s'agrippèrent à mon épaule, menaçant de broyer mes os, et me propulsèrent contre le comptoir en marbre. Je sentis ma colonne vertébrale sur le point de rompre.
— Kami, arrête !
Chrystel se précipita sur moi. Ses paumes, si délicates et bienveillantes se posèrent sur mon visage. J'étais complètement sonné.
— Tu ne pourras pas entrer, tu te doutes bien qu'ils ne sont pas vraiment réels.
Je tournai les yeux vers eux. Leurs traits étaient restés figés, il n'y avait aucun pli sur leurs costumes ni aucune marque de mes coups.
— Je dois voir Ulome !
J'enrageai. Je me sentais ridicule, j'avais été battu par deux hommes sans qu'ils aient bougé un cil. C'était lamentable.
— Viens avec moi, je vais te passer un onguent pour calmer la douleur.
Elle tenta de me relever, mais je repoussai violemment sa main.
— Ne me touche pas. Ni toi ni aucun d'entre vous. Vous périrez tous par votre sottise ici.
Je mis doucement debout, bataillant à chaque mouvement. Visiblement, je n'avais aucune séquelle véritable, mais mon ego était en piteux état. Je marchai jusqu'à mes massues, les ramassai rapidement et pris la direction de l'escalier.
Ni Raven ni Chrystel ne cherchèrent à me retenir. Peut-être aurais-je aimé qu'ils le fassent ? Je ne suis pas certain de ce que je pouvais espérer d'eux. M'attendais-je vraiment à quelque chose ? Je regrettais seulement de ne pas avoir réussi à sauver mon amitié avec eux deux. Une autre page se tournait. Mon ancienne vie s’éloignait de plus en plus. Je m'en allai sans demander mon reste, sans aucun regard en arrière, et encore plus haineux qu'à mon arrivée.
***
Le vent s'était calmé, seul un courant d'air discret caressait la ville et mon si pâle visage. Je venais de parcourir le chemin de croix dans la Cathédrale Saint-Jean, bénéficiant à nouveau de l'énergie bienfaisante que catalysaient les lieux de culte.
Je rayonnais encore, sentant vibrer chaque parcelle de ma magie à l'unisson avec les forces mystiques auxquelles je croyais. Les forces de la nature pour certains, les forces des dieux pour d'autres, ou bien celles d'entités que je ne connaissais pas et dans lesquelles des milliers d'humains avaient foi.
Et moi, en quoi avais-je vraiment foi ? Je savais que nous ne disposions pas d'une seule vie. J'avais pu voir certaines de mes anciennes incarnations, ce qui m'avait valu l'obsession la plus importante de mon existence : découvrir les racines des âmes. Je croyais aussi aux esprits, des êtres à la vibration différente de la nôtre, car ils m'avaient aidé par le passé et m'étaient apparus lors de rituels saisissants.
Les fantômes étaient réels pour moi. Je les considérais comme les résidus de défunts, des souvenirs de leurs vies qui, parfois, prenaient forme et s'accrochaient au monde vivant. Oui, ces fantômes m'avaient valu les pires frayeurs lorsque j'avais découvert la magie, autrefois. Mais qu'en était-il pour les dieux ? Je croyais en leur existence, mais je ne pouvais définir ce qu'elle pouvait être. L'essence d'un individu n'était-elle pas créée par un artisan supérieur ? Les lois de la nature n'avaient-elles pas été faites par un législateur suprême ?
Je ne pouvais dire en quoi consistait ma foi, je croyais et cela ne me suffisait pas. Je voulais tout savoir, tout connaître, de la création d'une âme à sa disparition, des entités qui évoluaient au-delà de nos yeux, leurs raisons d'être et le déroulement de leurs vies. J'aurais été si triste d'apprendre que rien n'existait au-delà de ce que nous percevions déjà !
Je ne comprenais pas les rationnels, les fervents des sciences « exactes » et les anti-croyances absolus. Je tentais souvent d'imaginer les dieux qui nous avaient créés. Pendant longtemps, j'avais traîné les idées préconçues de divinités faites à notre image, un peu plus grandes peut-être, mais sensiblement proche physiquement et moralement des humains. Puis, un jour, j'avais eu une vision, une régression.
Je ne sais pourquoi, je m'étais retrouvé devant un miroir, dans ma chambre de l'époque, absorbé tout entier dans le reflet de mes yeux. Un flash m'avait surpris et transporté à une allure fulgurante à travers les âges, comme si je remontais le temps.
Des vies avaient défilé, des hommes ou des femmes que j'avais incarnés, des animaux, des plantes, puis enfin une pierre. L'impression de vitesse avait disparu et j'étais apparu dans une sorte de pièce ouverte sur l'éternel. La sensation exacte s'était dissipée petit à petit, et je n'en garde qu'un faible souvenir. Il n'y avait ni matière ni forme. Je ne voyais pas vraiment de murs, ou d'êtres, mais je me les représentais. J'étais un pur esprit, et je sentais d'autres présences à mes côtés. Je sais que nous communiquions à ce moment précis, mais aucun mot ne se formait. Tout était précis et entier, les échanges se faisaient par sensations, par sentiments, et donc rien ne se perdait entre celui qui offrait les informations et celui qui les recevait.
La suite s'est volatilisée de ma mémoire. Ce souvenir, bien qu'atténué par le temps et l'incapacité de mon cerveau à comprendre ce qu’il se passait, est la plus belle chose que mes pouvoirs m’ont apportée. Il n'y avait rien de destructeur dans cette vision, juste des êtres qui voulaient apprendre et grandir, des âmes assoiffées de connaissances. Depuis, je m'imaginais les dieux comme des entités immatérielles et intemporelles, même si j'avais conscience d’être encore sûrement loin de la vérité.
Je n'avais pas bougé de la cathédrale, il devait être dix-huit heures au moins, lorsque mes sens se réveillèrent brutalement. Mon instinct hurla qu'il se passait quelque chose. La tête me tourna douloureusement et ma vision se troubla. Bientôt, des vagues d'énergie déferlèrent sur moi.
Des paroles résonnaient dans mon crâne, mais je n'arrivais pas à les saisir. La magie pulsait dans l'air, me faisant vibrer, lorsque je la reconnus et compris sa signification. Syrine m'appelait. La quiétude que j'avais trouvée dans la cathédrale disparut subitement, le vent se leva et embarqua quelques tables sur des terrasses avoisinantes.
Le ciel se couvrit de nuages sombres et je me mis en quête de Syrine. Je voulais la débusquer, la briser. Elle allait payer ce qu'elle m'avait fait, et plus rien ne compterait que sa souffrance.
Il ne fut pas difficile de la localiser. Les vagues d'énergie étaient si fortes que je me dirigeai directement vers elle. L'adorable funiculaire, celui qui me faisait tant plaisir d'habitude, fut contraint d'accélérer son ascension par ma magie. Arrivé en haut, ses câbles lâchèrent et il partit s'écraser un peu plus bas.
Je contournai la splendide Basilique Notre-Dame de Fourvière et me retrouvai au-dessus des jardins du rosaire. J'avais vue sur tout Lyon. Soudain, la pluie me battit le visage, il y eut un éclair aveuglant, puis encore un autre.
Syrine apparut à quelques mètres de moi, penchée sur les jardins. Le tonnerre fit trembler le sol. Elle avait les poings serrés sur deux lames scintillantes. Un autre éclair déchira le ciel.
Elle se tourna vers moi.
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