Chapitre 11
La fatigue avait, finalement, eu raison de moi. Je n'aurais jamais pensé que cette soirée serait si éprouvante, mais je sombrai dans un profond sommeil dès que je fus dans la voiture de Gabrielle.
Je me retrouvai assise sur un rocher, en face d'un océan en furie. Je crois que je pleurais. En tout cas, j’ai le souvenir d’une peine incommensurable.
Une trompette résonnait au loin. Non, en fait il y en avait plusieurs. D'innombrables trompettes, des milliers, qui faisaient trembler le sol et hurler des corbeaux. Les vagues se figeaient l'espace d'un instant, devenaient plus sombres, toujours plus, jusqu'à être entièrement noires, puis reprenaient lentement leur tumulte.
Mon regard était plongé dans cette étrange immensité et je m'aperçus alors que, tout doucement, l'eau se teintait de vermeil. À chaque remous, l'horrible couleur affichait une brillance plus éclatante et plus terrifiante. Bientôt, l'océan fut totalement écarlate. L’immense mare de sang mouillait mes pieds et tachait le bas de ma longue robe blanche.
Je hurlai et des oiseaux s'envolèrent, aussi paniqués que moi. On me prit la main. C'était une petite fille, une si jolie petite fille brune avec de minuscules taches de rousseur sur le nez. Elle portait également une robe blanche qui traînait par terre. Je me baissai et époussetai son adorable tenue. Pourquoi pleures-tu ? Ce n'est pas si grave, tu sais. C'est une grande période qui se prépare, tu ne fais que montrer le chemin, à moi et aux suivantes.
Je ne crois pas qu'elle mentait. En fait, mes larmes avaient un goût de nostalgie, mais, au fond, j'acceptais ce qu'il se passait. Tu veilleras sur moi, hein ? Elle me regardait avec ses yeux si profonds. Son regard me troublait à un point inimaginable. Ses iris étaient d'une couleur tellement particulière, d'un bleu si abyssal, si sombre, qu'on aurait pu penser qu'ils étaient noirs. Bien sûr que je veillerais sur elle, tant que la vie me permettrait de la protéger, je le ferais. Oui, c'est ce que tu diras, plus tard. C'est dommage que ça ne puisse pas se passer comme nous l'espérons. Mais je sais que tu ne mentais pas. Je ne comprenais pas le sens de ses paroles.
Sa voix de crécelle se perdait dans les croassements des corbeaux. Ils l'entourèrent, tournoyèrent autour d'elle. Je ne la discernais plus. Je tendis la main pour la rattraper, mais il y avait trop d'oiseaux, beaucoup trop. Je tombai par terre. Relève-toi Syrine.
Sovana se tenait devant moi. Elle aussi pleurait. Comme je ne bougeais pas, elle s'accroupit à côté de moi. Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Notre amitié a été la plus belle histoire de ma vie. Je suis désolée pour la suite. Ne m'en veux pas trop, s'il te plaît. Mais à quoi bon lui en vouloir ? Ne savait-elle pas que j'avais ressenti plus de déception que de colère lorsqu'elle était apparue devant l'église ? Elle leva les yeux vers les étoiles, les cieux étaient aussi incarnats que l'océan. Regarde le ciel, il n'est pas comme je l'imaginais. Je l'espérais à jamais bleu, à jamais clair et lumineux. Je me suis égarée. Jamais je ne serai la même. Mieux vaut mourir avant l'heure, n'est-ce pas ?
C'est vrai, elle avait raison. Il fallait qu'elle trépasse avant la fin. Penses-tu qu'un jour je trouverai la paix ? Je le lui souhaitais sincèrement. Oui, chacun a son propre rôle, son utilité et son importance. L'ordre des choses, tu te souviens comme on avait du mal à y prêter crédit ? Tu vas bientôt savoir. Tu me raconteras, n'est-ce pas ? Et puis, lorsque nous n'avons plus rien à donner, on part. Ses traits se brouillèrent. Pour moi, c'est assez proche. Mais toi, ta destinée ne fait que se mettre en place. Crois-moi, tu as de grandes choses à faire. Elle disparut totalement. Courage, tout ne fait que commencer.
Gabrielle m'appelait doucement. Nous étions arrivées à Saint-Malo. Mon amie était en train de garer la voiture. J'ouvris les yeux péniblement. L'étrange songe m'avait troublée. Mon don, celui confié par Ulome, se manifestait par des prophéties oniriques que je m’efforçais de déchiffrer. Mais là, les choses me paraissaient particulièrement embrouillées.
Je ne vis pas tout de suite le bâtiment qui se trouvait en face de nous.
— Alors ? Tu ne dis rien ?
Je plissai les yeux et lus sur la devanture, écrit en lettres gothiques blanches « Le Domaine Occulte ».
— Qu'est-ce que ça signifie ? Tu veux dire que ton coven se réunit ici ? Mais… Ce n'est pas possible ! Ce Domaine Occulte ne devrait même pas être ouvert.
— Oui, l'ouverture est prévue pour le mois prochain.
— Alors ?
— La personne qui a fondé mon coven est également un ancien disciple d'Ulome. C’est lui qui m’a aidée à annuler mon Serment aux Descendants d’Eren. Enfin, tu verras ça tout à l'heure. Je veux te le présenter.
***
Le Domaine Occulte que je découvris à Saint-Malo était complètement différent de celui de Lyon. Il n’avait rien de sombre ou de mystérieux. Une fois passée l’entrée, l’on débouchait sur une placette aux murs en pierre cobalt. De petites appliques étaient fixées un peu partout et diffusaient une douce lumière azurée.
Au centre de cette cour intérieure, il y avait une fontaine en forme d'arbre dans laquelle quelques poissons nageaient paisiblement. L'accueil était serein. Je me sentais tout à fait en sécurité, et la musique d'ambiance, un air de flûte de pan, je crois, m'encourageait à me décontracter complètement. Des personnes étaient assises sur des bancs et discutaient à voix basse sans prêter attention à notre arrivée.
Un immense escalier en pierre, dont les garde-corps étaient sculptés de figures étranges, montait tout droit en face de nous. Gabrielle m'expliqua que la bibliothèque prenait la moitié du premier étage, l'autre étant occupée par des salles d'études et de travaux, et promit de me faire visiter plus tard. Au rez-de-chaussée, deux entrées en forme d'ogive encadraient les marches minérales. Celle de droite était le magasin, celle de gauche le pub. L’endroit était pensé comme celui de Lyon, mais n’en avait pas l’apparence.
Mon amie m'attrapa la main et m'obligea à passer le rideau de fil qui nous séparait du bar du Domaine Occulte. Là encore, il n'y avait aucun lien avec celui que je connaissais. Le comptoir, au fond de la pièce, était fait de roche blanche et donnait une impression de perfection extrême, d'absence totale d'aspérités. Le sol était recouvert d'une moquette brune et le plafond, ainsi que les murs, de tissus tendus beiges et havane.
Elle me fit signe de m'asseoir à une table, dans un siège confortable dont la forme rappelait celle d'un œuf, et me laissa seule dans cette immense salle vide. Je tentai d'imaginer l'endroit lorsqu'il serait ouvert au public. Ce serait sûrement un grand succès. Je caressai la surface du meuble ovale. Elle était plutôt chaude et agréable sous ma paume. Un bois de qualité. Une matière noble.
Gabrielle réapparut quelques minutes après et me demanda de la suivre à nouveau. J'étais un peu hébétée. Non pas que mon sommeil, et le rêve étrange que je venais de faire, furent encore présents dans mon esprit, mais j'étais assez déboussolée de découvrir un Domaine Occulte que je ne connaissais pas. Cette fois, lorsque nous passâmes dans la cour intérieure, j'eus la désagréable sensation d'être épiée par les quatre ou cinq personnes qui s'y trouvaient.
Nous montâmes à l'étage, tournâmes à gauche, en haut de l'escalier, et gravîmes de nouvelles marches rocheuses. En marchant, elle me parla d'une voix pleine de déception.
— Je suis désolée, tu ne pourras pas le rencontrer ce soir. Quelqu'un avait besoin de lui, il s'est absenté. Mais ne t'inquiète pas, demain il sera là sans aucun doute. Pour le moment, tu devrais te reposer.
— Comme tu voudras… Il y a des chambres ici ?
Nous traversâmes un long couloir.
— Oui, bien sûr, il y en a une quinzaine. Tu sais, tous les Domaines Occultes qui ouvrent dans le monde sont aussi des hôtels. Je crois qu'il n'y a qu'à Lyon où les gens ne peuvent pas rester dormir. Nous avons même une petite loge chacun, dans les sous-sols.
— Tous ?
— Les membres de mon coven. Enfin, la plupart ont un appartement ou une maison propre. Mais, si l'on doit travailler sur un problème compliqué, c'est plus simple de coucher sur place.
— Les personnes qui étaient en bas font partie de ton groupe donc ?
— Oui. Si nous avons assez de temps demain, je te les présenterai.
Nous nous arrêtâmes devant une porte.
— Voici ta chambre. Pour ce qui est de tes bagages, on devrait peut-être les faire venir ici, ce serait mieux pour toi.
— Tu as raison. Mais n'oublie pas que je dois partir demain. Je dois prévenir Kami.
— Je sais, je me souviens de ce que j’ai vu dans ton esprit. Alors je vais envoyer quelqu'un les récupérer. Passe une bonne nuit Syrine, je viendrai te chercher à dix heures.
— Merci. À demain.
La chambre était intime, petite, mais chaleureuse. Je m'installai sur le lit, saisis le téléphone et composai le numéro d'Elizabeth. La sonnerie retentit un bon nombre de fois avant que la charmante hôtesse réponde. Je n'avais pas réalisé qu'il était quatre heures du matin. Après m'être confondue en excuses, et l'avoir prévenue que l'on viendrait chercher mes affaires, je raccrochai.
J'allais me coucher, quand je réalisai soudain qu'il n'y avait aucune fenêtre dans la chambre. Je ne voulais pas céder à la panique, à quoi bon ? Je repris le téléphone et composai hâtivement le numéro de l'hôtel de la falaise.
— Elizabeth, je suis désolée de vous déranger à nouveau. J'ai besoin que vous me rendiez un service.
— Oui, je vous écoute.
— Faites vous-même mes bagages. Je n'ai absolument pas confiance en la personne qui viendra les récupérer.
***
Mes pas me menaient à travers une végétation luxuriante, peut-être une jungle, où j'étais obligée de dégager mon chemin à coups de rapière. Le silence était malsain. Il n'y avait pas le bruissement léger de la vie, pas un bruit animal, ni le soupir épais de la flore naturelle.
J'avais froid. Je baissai les yeux sur ma tenue. Toujours cette longue robe blanche qui traînait derrière moi. Soudain, un cri retentit. Un serpent sifflait après moi. Syrine. J'accélérai le pas et trébuchai sur une énorme racine.
Lorsque je me relevai, le décor n'était plus le même. Quelques flocons ivoire commençaient à tomber, l'engourdissement à m'envahir. J'étais dans un désert gelé. La neige et les roches figées s'étendaient à perte de vue. Je courrai pendant de longues minutes jusqu'à arriver au pied d'un bloc de glace scintillant. Ma main se posa machinalement dessus. Je devais reprendre mon souffle et réfléchir.
Une respiration se fit entendre. Elle semblait sortir du néant. Je cherchai autour de moi, mais je savais qu'il n'y avait personne. Le monticule gelé paraissait vibrer. Je me rendis compte qu'il était entouré de douze pierres noires, des pierres qui tremblaient également. Syrine.
Quelque chose était piégé à l'intérieur. Je collai mon visage sur la surface glaciale du monument. Mon cœur se souleva. Kami était là, endormi, ou mort, dans la glace. J'étais devant son tombeau idéal, son parfait cercueil. Syrine. Il ouvrit les yeux.
— Syrine ?
Gabrielle était dans l'encadrement de la porte.
— Il est dix heures. Tu as bien dormi ? La porte était ouverte quand je suis arrivée…
— Oui, c'est l'absence de fenêtres. Mais ça va.
Je ne parvenais pas à remettre mes idées en place. J'avais l'impression d'être recouverte de plomb.
— Je suis un peu claustrophobe.
— Oh, je comprends.
Elle était encore plus rayonnante que la veille. Ses cheveux étaient totalement lâchés et cascadaient sur ses fines épaules. Elle portait un pull rouge qui s'arrêtait au-dessus du nombril et une jupe plissée auburn. J'en profitai pour examiner plus précisément son brassard de métal. En fait, c'était un simple bracelet, dans lequel un système de fixation avait été incorporé pour lui permettre d'accrocher sa pince métallique.
— C'est fait maison, ça te plait ?
— Tu ne devais pas arrêter de lire mes pensées ? grognai-je.
— Je n'en ai pas eu besoin ! éclata-t-elle de rire. Voilà deux minutes que tu me détailles de la tête aux pieds.
Je devais être écarlate. Je ne m'étais pas rendu compte du temps que j'avais passé à la contempler. Elle était si belle !
— Je suis désolée.
— Ce n’est rien.
Elle s'approcha de moi.
— Tes affaires sont arrivées. Tout est là.
Je regardai à côté de moi. Mes bagages étaient soigneusement posés contre le pied du lit.
— Lou est ici. Je vais te le présenter. Il y a une salle de bain juste à côté de ta chambre, prépare-toi, je remonte te chercher dans une heure.
***
Nous descendîmes au rez-de-chaussée. Gabrielle me présenta quelques personnes dont les noms ne me marquèrent pas, puis m'emmena sur un banc, en face de la fontaine. Je fermai les yeux. Comme j'aimais le bruit tranquille de l'eau ! Ma nouvelle amie me fixait étrangement.
— Qu'est-ce qu'il se passe, Syrine ?
— Je te demande pardon ?
Elle posa sa main sur mon bras et me regarda droit dans les yeux.
— Tu sembles troublée. Ce sont tes rêves n'est-ce pas ?
— Gabrielle !
Elle avait recommencé à lire dans mes pensées. J'avais horreur de cette manie.
— Excuse-moi, je ne le fais pas exprès. Mais tes visions te bouleversent tellement que je les capte malgré tout. Elles s’imposent.
— Je ne suis pas troublée !
Je me levai d'un bond.
— Syrine, si tes songes te laissaient indifférente je ne les verrais pas dès que je t'effleure.
— J'ai l'habitude de faire des cauchemars étranges. Je n'ai jamais été tourmentée par ça, alors il n'y a pas de raison pour que ce soit différent maintenant.
Je lui tournai le dos et passai ma main dans la fontaine. L'eau était fraîche. Je m'y regardai quelques secondes, mon reflet était brouillé.
— Pourtant, quelque chose a changé dans tes rêves. Quelque chose qui fait que tu ne peux pas t'en détacher.
— Je ne sais pas. Peut-être, oui.
Elle sourit timidement, comme pour me dire qu'elle comprenait. J'avais horreur de la condescendance.
— D'accord, je suis perturbée ! J'ai l'impression que l'on m'envoie un message que je ne saisis pas. Cette longue robe que je porte… C'est comme si elle me renvoyait à autre chose, mais je ne sais pas quoi. Je suis épuisée. Tout se brouille. Le rituel que j’ai effectué pour découvrir qui m’avait manipulée s’est manifesté sous la forme de visions. Des souvenirs que je revivais par flashs, éveillée ou endormie. À force, j’ai l’impression que mes prophéties oniriques ont été affaiblies par ce sortilège. Les flashs étaient concrets. Mes rêves ont toujours été allégoriques. Mais, à présent, leur sens semble encore plus mystérieux.
— N'y pense pas trop. Tu comprendras quand tu le devras. Si tu devais connaître certains éléments plus rapidement, tes songes seraient plus précis. Sois confiante.
— Non, tu ne m'écoutes pas. Il y a autre chose. Une certaine horreur me pénètre dès que je m'endors.
Je lui serrai les poignets.
— Gabrielle, je crois qu'il va se passer des choses terribles très prochainement.
— Alors voici notre amie lyonnaise !
Je me retournai et vis un homme descendre les escaliers.
— Vous devez être Syrine, si je ne me trompe pas ?
Il prit ma main et fit mine de la baiser. Il était charmant et dégageait une certaine classe par ses mouvements. Ses yeux verts, en amande, scintillaient d'un éclat particulier. Il portait ses cheveux, blond cendré, très courts et avait un visage plutôt viril avec des pommettes hautes et une mâchoire carrée. Sa peau était légèrement hâlée. En fait, c'était un véritable Viking aux manières britanniques et au teint doré.
— Vous devez être le fameux Lounès. Je suis enchantée, Gabrielle m'a dit beaucoup de bien de vous.
— Vous m'en voyez ravi, chuchota-t-il en décochant un clin d'œil à mon amie. Gabrielle, tu peux disposer. Je passerai le reste de la journée avec notre visiteuse.
— Bien, comme tu voudras ! À plus tard Syrine.
Gabrielle s'éclipsa rapidement, nous laissant seuls devant la fontaine.
— Eh bien ! Syrine. Notre Domaine Occulte vous plait-il ?
— Je dois avouer que j'ai été surprise par ce que vous avez fait ici. Il n'a rien à voir avec celui de Lyon. Ici, tout est froid et lumineux, alors que chez nous…
— L'atmosphère est beaucoup plus obscure, me coupa-t-il.
— Exactement.
— Disons que le Domaine Occulte lyonnais est à l'image de Raven et Ulome.
— Vous les connaissez tous les deux ?
— Avez-vous eu l'occasion de visiter notre bibliothèque ?
— Non, malheureusement je n'ai pas eu cette chance.
— Alors, venez avec moi, nous serons mieux pour discuter.
Il me prit le bras et me guida jusqu'aux marches de l'escalier.
— Ce sont des amis de longue date, oui. À vrai dire, nous étions inséparables tous les trois, il y a de cela quelques années.
— Où vous êtes-vous rencontrés ?
— Eh bien, à l'époque où j'ai connu Raven, j'étais un peu perdu. Je n'avais pas eu une adolescence facile et, finalement, je ne faisais pas grand-chose de ma vie. C'était pendant la période où Raven parcourait les rues de Lyon, à la recherche de quelques aventures dangereuses. Un soir d'été, il est descendu dans les souterrains de la ville, là où se réunissaient certains groupes qui se disaient satanistes. Je n'en faisais pas partie à proprement parlé, mais je me rendais, de temps à autre, à leurs messes noires. Il y avait parfois des sacrifices d'animaux, des fornications publiques, et même certains hallucinés qui se mutilaient à la gloire de leur dieu ténébreux. Vous auriez dû me voir, j'étais teint en brun, maquillé de noir et habillé comme un aliéné.
Il éclata d’un rire sonore.
— Ça valait vraiment le coup d'œil ! Le pire, c'est que je ne croyais pas à toutes ces choses. Je ne sais pas vraiment ce qui m'attirait là-dedans. Au fond, peut-être sentais-je que j'allais faire une rencontre déterminante pour moi.
— Oui, je connais ça. La sensation d'avancer dans le noir avec pour seule certitude que la lumière au bout du tunnel nous est destinée.
— C'est un peu ça. Ce soir-là, Raven a fait quelque chose de complètement fou. Nous étions dans une immense crypte, nous formions un cercle au centre duquel des ossements humains avaient été disposés en croix. Il y avait des bougies de partout. Les organisateurs procédaient au sacrifice d'une pauvre chèvre. Moi j'étais assis un peu plus haut, sur des rochers, et me désolais, un verre de vin à la main, de ce spectacle sordide. J’ai horreur de la violence, quelle que soit sa forme. Une fois la bête égorgée, et son sang étalé sur les restes humains, nous entendîmes un râle horrible. On aurait dit le hurlement d'un démon dépourvu de gorge. Un souffle balaya la salle et éteignit toutes les bougies. Il y eut plusieurs cris, certains de joie, et d'autres d'effroi.
Lounès poussa l'énorme porte de pierre qui gardait la bibliothèque au premier étage. Lorsque je pénétrai à l'intérieur, je crus rêver. Des rangées de livres s'élevaient jusqu'au plafond, à plus de quatre mètres au-dessus de nous. Je portai la main à ma bouche, les yeux écarquillés.
— C'est… incroyable.
L'endroit était immense. De larges allées partaient dans tous les sens, des grimoires s'empilaient çà et là, il devait y en avoir plusieurs milliers rangés sur les étagères en bois massif, peut-être même plus. L’éclairage était tamisé, des tables d'études éparpillées dans la salle, et plusieurs petits salons de lecture avaient été aménagés. Je m'installai dans un fauteuil au hasard, Lounès s'assit sur celui d'en face.
— Je l'avoue, chuchota-t-il. J'aime parler doucement dans cet endroit. Ne pensez-vous pas que les livres méritent un égard particulier ?
Je secouai machinalement la tête.
— Vous êtes-vous remise de vos émotions, très chère ?
Il s'exprimait d'une façon un peu trop courtoise, ce qui aurait pu lui conférer un air comique. Pourtant, il ne plaisantait pas. En fait, ces paroles auraient prêté à rire dans la bouche de n'importe qui. Mais dans la sienne, elles prenaient un sens tout à fait flatteur, légèrement cérémonieux. Il me donnait l’impression d’être importante.
— Oui. Excusez-moi. Votre bibliothèque est tout simplement majestueuse.
— Je vous remercie.
— Continuez votre histoire, je vous en prie. » Il me fit un signe approbateur de la tête.
— Bien. Nous étions donc plongés dans le noir, avec ce seul râle qui venait troubler le silence. Et puis, au-dessus des ossements, une lueur est apparue. Des flammes se sont allumées, des centaines de flammes qui se sont mises à danser, à tournoyer en cercle, dans les airs et sur le sol. Une silhouette s'est matérialisée. C'était un homme qu'on apercevait, un homme qui riait et dont les traits restaient indiscernables. À ce moment-là, beaucoup de personnes se sont enfuies, naturellement. Très souvent, les gens ne peuvent croire qu'en ce qu'ils ne voient pas. Sinon, c'est trop effrayant, et la terreur l'emporte sur la foi. L’esprit peut même se briser alors.
Il avait planté son regard hypnotique dans le mien. Un frisson remonta le long de mon échine.
— Dans la panique, quelques-uns se sont fait piétiner, mais la plupart ont fui. Il ne restait qu'une dizaine de têtes brûlées, prosternées devant l'apparition, psalmodiant à la gloire de Satan. Il ria une nouvelle fois. Les pauvres n'ont pas eu ce qu'ils attendaient. La silhouette s'est mise à hurler qu'elle détestait être dérangée par les humains, puis les flammes se sont précipitées vers les adorateurs. Ils n'ont pas demandé leurs restes. J'étais encore là, moi. J'étais le seul à ne pas avoir pris mes jambes à mon cou. Encore une fois, je ne sais pas exactement pourquoi je n’ai pas bougé. Mais ce qui est certain, c'est que ce n'était pas du courage. J'étais horrifié. Je retenais ma respiration, en espérant que la bête ne me voit pas, m'enfonçant tant que je pouvais dans la roche. Et puis les bougies se sont rallumées, comme par magie, et j'ai découvert pour la première fois Raven. Je suis descendu à lui. Il m'a souri, et nous sommes devenus amis.
Un air heureux s’affichait sur son visage. L’évocation de ce souvenir lui procurait, vraisemblablement, une joie intense.
— Il m'a appris à me servir de ma propre énergie, et de celle de la Terre aussi. Il m'a amené à ce qu'on appelle la magie, à ce qui fait que les gens comme vous ou comme moi vivent, ou survivent, sur cette planète. Il m'a également présenté Ulome, qui m'a pris en charge en ce qui concerne les choses de la vie. Vous savez, trouver un travail, avoir des amis, faire confiance. Toutes ces évidences du quotidien qui m'étaient inconnues. J’étais un marginal. Il m’a motivé, et j’ai commencé des études pour devenir infirmier. Tous les deux étaient plus jeunes que moi, c'était étrange d'être secouru aussi fort par mes cadets. J'ai eu énormément de chance de les avoir sur mon chemin. Ce sont des gens bien.
— Oui, c’est sûr.
— Ensuite, j'ai dû partir de Lyon, rejoindre mon frère mourant, ici à Saint-Malo. Et puis, j'ai rencontré d'autres sorciers et sorcières, des êtres fabuleux avec qui j'ai été amené à faire de grandes choses. Finalement, notre coven est venu au monde et s'est voué à l'entraide magique. Il y a quelque temps, je suis passé à Lyon pour revoir mes amis si chers, et c'est là que Raven m'a présenté son Domaine Occulte. J'ai été séduit, et j'ai voulu en ouvrir un à mon tour. À cette époque, je crois que des tensions secouaient le Domaine. Ulome et Raven souhaitaient faire le vide au niveau de leurs membres. Ils m’ont donc proposé de me les envoyer afin qu’ils m’aident à construire mon propre Domaine et à le faire fonctionner.
Les tensions dont il était question avaient eu lieu avant que je rejoigne le groupe. S’agissait-il des conflits qui étaient nés de l’affrontement entre Ulome et Malia ? J’avais entendu parler, vaguement, de cette période. J’étais persuadée que tous ceux de cette époque, hormis Raven et Chrystel, avaient déménagé à l’étranger pour qu’aucune rumeur ne puisse se répandre. Mais, finalement, certains se trouvaient ici, avec Lounès et Gabrielle.
— C'est une amitié de longue date qui vous unit alors.
— Oui.
Il me sourit à nouveau. Il était véritablement charmant !
— Et vous, chère Syrine, qu'est-ce qui vous a amenée chez nous ?
— Je me doute que Gabrielle vous a déjà raconté.
— Bien, je suis démasqué !
— Permettez-moi de vous poser une question. Pourquoi avez-vous créé un coven ? N'était-il pas aussi simple d'agir ensemble, sans règles ni obligations ?
— Je ne pense pas que le coven soit un groupe soumis à des règles. Bien entendu, il y en a, mais c'est avant tout une famille surnaturelle. Je pense que, arrivés à une certaine maturité, tous les jeteurs de sorts, et autres êtres magiques, ressentent le besoin de trouver une communauté. C'est en nous, la peur d'être seul. N'est-ce pas ce qui vous a poussé à rejoindre Ulome et les autres ?
— Je ne sais pas. Il y a peut-être un peu de ça. Mais nous ne formons pas de coven. Il n'existe pas vraiment de règles, si ce n'est le respect mutuel.
— Vous pensez que faire partie d'un coven revient à faire partie d'une secte, n'est-ce pas ?
— Honnêtement, oui, ça m'y fait un peu penser.
— À la seule différence que nous ne nuisons à personne. L’ordre des Descendants d'Eren est un ordre sectaire. Mais là aussi, on retrouve le besoin de faire partie d'un tout, d'avoir des semblables, d'être entre gens qui se ressemblent.
— Oui, mais pourquoi particulièrement un coven ? C’était sûrement plus facile de vous réunir sans le formaliser.
— Peut-être, oui. Mais ce n'était pas la simplicité que nous recherchions. Nous voulions un accord parfait à l'intérieur de notre groupe, un objectif commun et une conduite similaire. C'était également une réponse à la peur que nous avions de manquer de stabilité, je suppose. Avoir des règles était sécurisant.
J'ai continué à parler avec Lou pendant des heures. Il avait une culture étonnante, comme son ami Raven. C'était très intéressant de discuter avec lui, de connaître son avis sur des sujets variés, graves ou légers, magiques ou non. J'ai passé un excellent moment.
Je ne regrettais pas une seconde d'être venue en Bretagne. J'avais fait la rencontre de personnes singulières, j'étais tombée amoureuse, et maintenant je m'entretenais avec le propriétaire du Domaine Occulte de Saint-Malo. Mais, en aucun cas, je n'oubliais ma mission et mon rôle vis-à-vis de Kami. Le retour à la réalité allait être difficile.
***
Il était vingt et une heures quand j'arrivai à la gare de Saint-Malo. Après une dernière étreinte avec Gabrielle, je montai dans le train qui me ramènerait dans la cité des lumières. Le voyage serait long et fatigant, car, une fois encore, je n'avais pas choisi une machine récente. Je me mis donc à écrire mon article sur les célébrations bretonnes de la Saint-Jean.
J'avais énormément de choses à raconter et à transmettre. Il fallait absolument que tous les pratiquants de sciences occultes assistent, au moins une fois dans leurs vies, à cet évènement. Je n'avais jamais rien vu de pareil. Les mots me transportaient, les souvenirs m'exaltaient, mais, bientôt, la fatigue s'empara de moi.
Gabrielle se tenait devant moi, vêtue d'une longue robe blanche, la main tendue dans ma direction. Allez, prends ma main, marchons vers la lumière. Je me laissai emporter par mon amie. Nous avancions vers une grande porte luminescente, presque aveuglante, que nous traversions main dans la main. Il y avait une cour, entièrement dallée, au centre de laquelle une petite fontaine laissait échapper son eau par une minuscule fêlure dans la vasque. Je regardai à l'intérieur. Un serpent, entièrement noir, tournait en rond, paisiblement, semblant attendre que le bac soit entièrement vide pour sortir de sa cachette. Ne t'inquiète pas, nous ne risquons rien. Il nous aime, tu sais. Parfois, certaines choses font que nos vies ne sont pas ce que nous voulions. Mais il n'est pas méchant. Je suis certaine qu'il ne nous ferait pas de mal.
Elle saisit le serpent dans ses bras, et m'observa en souriant. Tu le sais, je ne pourrais pas le supporter s'il était vraiment un serpent. Je regardai autour de moi, il n'y avait rien. Les murs avaient disparu et des étendues infinies de sable se déployaient autour de nous. Tu viendras me voir, n'est-ce pas ? Le serpent avait disparu, lui aussi. Bien sûr que tu viendras. Tu voudras le retrouver, je le sais. J'aimerais tant que tu puisses lui pardonner !
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