Dans le noir, tout va bien
Je n’ai jamais compris pourquoi tu étais ami avec des mecs aussi détestables. L’un était violent. L’autre ne l’était pas moins, du reste. Et le troisième, frustré et méprisant.
Je les détestais tous. Je le déteste, lui. Je le hais de m’avoir regardée, complimentée, et de m’avoir donné envie de l’embrasser. C’était un macho fini. Mais je ne le savais pas encore quand c’est arrivé. Il a joué les gentils, les doux, les tendres. Je me suis laissée séduire puisque tu n’avançais pas plus vers moi. Tu voulais aller à ton rythme et moi j’ai été aveugle et impatiente.
« La tête qu’il faisait ! » m’a chuchoté mon amie, juste après que le macho et moi on se soit embrassés pour la première fois, en te considérant.
J’avais du trop boire. Je me suis égarée et j’ai tout perdu : ma route, mon estime de moi-même et ton amour. Tout est redevenu douloureusement limpide en quelques millièmes de secondes après l’annonce faite par mon amie, dans mon corps et dans mon esprit. Je t’avais trahi, je t’avais fait du mal, j’avais brisé ton cœur.
J’ai revu cette scène aussi clairement que je vois mes doigts écrire en ce moment-même. Je l’ai rejouée des dizaines et des dizaines de fois. Rien à faire, la fin est toujours indiscutablement la même.
J’ai mal. Tu souffres. Nous sommes séparés. Nous ne serons jamais ensemble, malgré le fait que je t’aime. Et je crois que toi aussi, tu m’aimes. M’aurais-tu apporté autant d’attention sinon ? Aurais-tu pris ma main pour ne pas que je me perde dans la foule, sinon ?
Un soir de fête, nous n’étions pas venus ensemble, j’ai dit à ton soit-disant ami, le violent, qui s’avère aussi être très bavard, comme si c’était une confidence à ne surtout pas révéler, que je t’aimais. Tu as lâché ton verre qui s’est brisé sur le sol au moment où il te l’a répété, quelques secondes après l’avoir appris lui-même.
- Vous faites pas l’amour, hein ?! m’a-t-il sommée, alors qu’il venait de m’annoncer qu’il n’y avait qu’un seul autre lit dans son appartement, qui était en fait un studio, à part celui qu’il occupait déjà avec sa copine. On était mortellement saouls, ce soir-là. Un autre soir, encore…
Pas question, donc, de reprendre la route dans cet état. Je me suis donc allongée sur le même matelas que toi. Il y avait un duvet dans lequel j’ai tenté de me glisser. Tu as fait fi de ça et tu m’as recouverte de la couette double qui était disposée sur le clic-clac et sous laquelle tu avais déjà glissé tes jambes. Je savais que je n’allais pas y arriver. J’avais dangereusement envie de te prendre dans mes bras, de caresser tes cheveux et de t’embrasser mais je n’en avais pas encore conscience. Je n’en avais pas le droit.
Quelque chose d’irrésistible existe en toi. Mais je ne sais toujours pas quoi. Tu ne corresponds pas à mon type d’homme. Tu n’es pas grand. Tu n’as pas la voix grave. Tu n’es pas beau. Mais quand je te voyais, je ne comprenais plus rien. C’est pourquoi je ne te regardais pas, ou pas volontairement, du moins. J’étais trop vulnérable dans cette situation. Et si tu ne m’aimais pas ? Et si tu me faisais du mal ? Et si tu en regardais une autre ?
Tu as déjà fait montre de ce non-sentiment. Tu as déjà fait tout ça. Et aussi insupportable que cela ait pu être, je n’ai pu m’empêcher de te déclarer à ma façon d’abord la guerre et ensuite l’amour.
Toutes les fois où je t’ai vu reprendre profondément ta respiration. Toutes celles où je te voyais errer, poser ton regard un peu partout. Ces fois-là, tu savais où tu allais, mais tu étais perdu. Tu étais triste, malheureux, et j’y étais certainement pour quelque chose. Je brûlais de te dire que je t’aimais. Parfois tu étais tout près de moi, nous étions seuls au milieu de tous, et je n’avais qu’une chose à faire c’était prendre ta main, mais je n’y arrivais pas. J’ai tout gâché. Et je n’ai jamais mérité ton amour. Mais j’ai été punie. J’ai souffert durant des dizaines de nuit. Des centaines, même, au cours desquelles chaque diabolique seconde me rappelait ma stupidité, ma lâcheté, ce que j’ai perdu et que je ne retrouverai jamais.
Mais ça ne change rien, toi aussi tu as souffert. Combien de temps et dans quelles proportions ? Je ne sais pas. Certainement beaucoup trop. Je ne m’en veux pas. Je me déteste d’avoir fait ça, et que tu aies ressenti ça à cause de moi. J’aurais voulu que tu m’ignores et que tu recommences ta vie là où elle en était avant qu’on se rencontre. Mais ça signifierai que je perdrai ton attention, à défaut d’avoir ton amour. C’était il y a bien longtemps et je m’en souviens encore. Nous n’étions que tous les quatre, la chuchoteuse, le frustré, toi et moi. Et je n’avais pas encore compris à quel point tu allais être important dans ma vie. Tout et rien à la fois.
Nous nous sommes retrouvés au même endroit qu’au moment de notre rencontre, cette fameuse nuit où l’alcool a coulé à flots. Je ne voulais qu’une chose, être avec toi. Et tout ce que j’ai fait aurait du te faire me détester. Moi, je me serais haïe si j’avais été toi et que je m’étais vue en train de danser sensuellement avec ton meilleur ami. Vous étiez déjà bien imbibés quand je suis arrivée à la soirée et tu as été assez distant avec moi. Mais c’est normal. Lorsque tu m’as vue sur la piste avec ton pote, le frustré, tu es sorti. Je suis sortie aussi. Je t’ai demandé si tu allais bien. Tu avais les mains posées sur ton front et ta tête reposait lourdement sur tes avant-bras. Tu m’as dit « non » dans un souffle pénible. J’ai toujours pensé que c’était l’abus d’alcool qui t’avait mis dans cet état. Je ne voulais qu’une chose, que tu arrêtes de souffrir. Je voulais prendre ta douleur. Je voulais te vider de ta torpeur, de ce sentiment d’horreur, même si cela signifiait que tu ne sentirais plus rien. Mieux valait un manque de bonheur, du vide, qu’un tel état.
Puis, nous étions là, allongés, dans le noir et dans le calme. Mes oreilles bourdonnaient après tout ce bruit, cette agitation, et toute cette décadence. J’ai hésité plusieurs secondes, c’était peut-être des minutes qui sait ? L’alcool m’a fait perdre la notion du temps. Et il y avait autre chose, aussi. Je flottais dans une bulle. Mon ventre se tordait, et c’était agréable. Ma jambe, d’abord, s’est approchée de la tienne. Puis, reculée. J’avais peur. Est-ce que c’est passé pour un mouvement involontaire ? Qu’est-ce que je voulais, au juste ? Que tu le croies ? Ou que tu saches que je veux réellement te toucher ?
Ma main, ensuite, s’est approchée de toi sans que je ne puisse l’en empêcher. Elle s’est posée sur ton dos, et mon corps entier l’a suivie. Tu tremblais et ton cœur battait fort et vite. Tu avais peur, tu étais pétrifié même. Tu ne t’y attendais pas. Tu as bougé. Je me suis relevée et me suis rallongée à ma place. Mince, je n’aurais pas du faire ça. Tu t’es penché sur moi. Tu es resté quelques instants ainsi, puis tu t’es approché de mon visage et ta bouche a fait l’amour à la mienne. Jamais de ma vie avant cette nuit je n’avais ressenti ça. Et je ne l’ai plus jamais ressenti ensuite.
J’avais mal au ventre, j’avais envie que nos peaux se collent jusqu’à qu’elles ne fassent qu’une. Je passais ma main dans tes cheveux doux et épais. Ma paume était en extase. Ça faisait du bien à mes doigts. Avant toi, je me pensais frigide. Je me trompais, je suis multi-orgasmique. Je ne savais pas qu’on pouvait jouir de la langue, de la peau, des lèvres, des yeux et de toutes les autres parties de mon corps où j’ai ressenti ce plaisir intense en te regardant, en t’écoutant parler, en riant avec toi, en sentant ton odeur et en te touchant. Passer de rien à tout ça en même temps, c’était trop. J’ai appelé ça l’épilepsie amoureuse, entre moi et moi-même. Un truc horrible qui, lorsqu’il survient ne donne pas cher de votre peau, et dont on peut mourir. Et si d’aventure on y survit, on en ressort bien différent. Handicapé, meurtri, blessé.
Je t’ai de nouveau ignoré quand le jour est revenu, car je ne sais faire que ça. Je n’ai pas su te regarder, c’était un trop gros risque. Tu aurais pu voir que je tenais à toi, et m’ignorer à ton tour. J’aurais pu être remarquée des autres et me heurter à leurs moqueries. Je n’aurais pas pu supporter ton sentiment de honte à mon égard.
Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Tu n’avais pas envie de me rejeter ? Tu n’aurais pas préféré que je sois morte ?
Puis, plus rien. Ce qu’il y avait à l’intérieur de moi et que tu as découvert est resté seul et désemparé durant de longues années d’errance.
On ne s’est jamais revus. On n’a jamais repris contact.
Un matin, tu as regardé ta messagerie instantanée, et tu as vu que je t’avais écrit. Je te demandais pardon. Mais, pardon pour quoi ? Ça, tu ne l’as pas compris. Tu me l’as demandé, mais la réponse ne t’a pas satisfait. Je voulais te voir, seulement pour te demander pardon. Mais tu n’as plus répondu. Alors tu m’as laissée là, isolée, dégustant chaque intense moment de ma pénitence.
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