« Une belle histoire... une belle histoire... une histoire pourrie, oui ! Je ne sais même pas par où commencer, grogna la Grenouille.

– Si tu me parlais de cette fameuse descente, le pourquoi et le comment, ce serait déjà un bon début, suggéra l'inspecteur Leroux.

– Vous n'avez pas tord !

« Un matin, un type s'est présenté au commissariat ; il voulait voir le commissaire pour lui apporter une affaire.

« Je m'en souviens parce que c'était moi qui était à l'accueil.

« Un drôle de type ! Je l'ai toisé... son costume, style du dimanche, puait la naphtaline. Pas besoin d'être policier pour remarquer qu'il s'était mis sur son trente-et-un pour nous rendre visite ! Mais c'est sa tronche... Il avait dû être belle gueule, le teint mat, les cheveux noirs bouclés. Je dis « il avait dû » parce une balafre qui partait du front pour finir à la commissure des lèvres le défigurait ; un bandeau cachait son œil droit. Une chose est sûre, c'est que c'était récent : la cicatrice était encore boursoufflée. Vraiment un drôle de type !

« Je lui demande son nom : Marino Rossi ; son domicile : 4 rue Saint-Denis ; sa profession : pêcheur au lamparo. Tout de même curieux un pêcheur au lamparo à Paris... son âge : 28 ans.

« Je préviens l'inspecteur Bertoux.

– Bertoux... le petit caporal ?

– Tout juste ! l'horrible petit caporal !

– Ça veut dire que ton commissaire était Maréchal ?

– Tout juste ! Votre patron actuel !

– Je comprends mieux pourquoi nous n'avons jamais été mis au parfum... Il a toujours préfèré faire ses coups en solo. Continue !

– Bertoux me dit de lui amener l'ostrogoth, ordre que j'ai exécuté. Quelques minutes plus tard, le commissaire s'est pointé dans le bureau de son second.

« Ça me démangeait salement de savoir ce que pouvait avoir à dire ce pêcheur au lamparo, alors j'écoutais discrètement derrière la porte.

« Le Marino se proposait de leur donner cette fameuse bande qui écume Paris et ses environs, ni plus ni moins.

« Je suis retourné à mon poste ; je n'avais pas trop envie de me faire choper à écouter aux portes !

« Maréchal et le petit caporal ont raccompagné le Marino jusqu'à la sortie et ont discuté. Ils étaient étonnés que ce type ne veuille aucune rétribution...

– Une vengeance de la part d'un affilié mécontent de la bande ?

– Aucune idée... Le commissaire l'a fait suivre. Cela n'a rien donné : il est rentré bien tranquillement chez lui.

« Le Marino devait revenir dans une dizaine de jours avec des renseignements.

– Je suppose que c'est ce qu'il a fait. Il est connu de nos services ?

– Inconnu au bataillon. Une semaine après, il est réapparu. Il n'avait plus la même assurance : je sentais qu'il avait peur d'être vu chez les flics.

« Le Marino s'est dirigé vers moi et m'a refilé un bout papier sur lequel était inscrit : Le bon coin, demain 20 h ; il s'est tiré dare-dare. J'ai remis aussitôt le message à l'inspecteur Bertoux.

« Je suppose que le commissaire et lui ont dû se rendre au rendez-vous ; moi, je n'étais pas invité !

« Et puis plus rien jusqu'à ce fameux soir... Maréchal a rameuté tout son p'tit monde et nous a annoncé qu'on allait taper ; attention, c'était du lourd ! Il jubilait ! Chaque fois qu'il se frotte les mains, c'est qu'il jubile ! Là, il se frottait drôlement les mains et le Petit caporal avait son petit sourire narquois !

« Nous voilà partis. L'objectif était un troquet, apparemment paisible mais véritable tapis franc. Ce soir-là, selon le Marino, toute la bande serait présente, les chefs aussi.

« Pour une fois, nous avons été discrets et ils n'ont pas eu le temps de dire « pain » que la barraque était cernée et envahie...

– Une affaire rondement menée. Je reconnais bien là ce cher commissaire Maréchal ! Efficacité !

– Surtout quand une affaire lui tient à cœur !

– Ensuite... que s'est-il passé ? Qu'est-ce qui t'a pris ?

– Les marloux n'étaient pas dans la salle principale mais dans une autre aménagée au sous-sol ; il fallait les déloger ! La tenancière et la barmaid, comme on dit en Amérique, avaient les cabriolets aux poignets ; Maréchal m'a ordonné de les emmener au panier. Juste à cet instant, qui voit-on monter l'escalier tout penaud ? L'Élégant ! Je ne sais pas comment il a fait, une vraie anguille ! Il a réussi à nous filer entre les doigts !

« J'amène donc les deux gonzesses au panier ; à peine fais trois pas dans la rue que la tôlière me dit :

« – Ben alors ! La Grenouille, tu vas quand même pas m'entôler ?

« Je la dévisage... Merde ! C'était Loulou la Brioche !

– Loulou la Brioche ?

« Oui... Loulou la Brioche ! Aussi je n'ai pas hésité. J'ai fait sauter ses menottes, ainsi que celles de la barmaid, et on a piqué une course !

– Qui est Loulou la Brioche ? Elle t'a sacrément envouté pour que, sans réfléchir, tu renies ton uniforme !

– Vous ne croyez pas si bien dire, inspecteur ! Loulou, c'est toute une histoire et ça fait bien longtemps qu'elle m'a envoûté. Je croyais l'avoir oubliée, mais non ! De la voir devant moi, après toute ces années, mon cœur n'a fait qu'un saut ! Loulou... c'est mon amour de jeunesse ! Enfin... moi je l'aimais mais, elle, elle en rigolait et me sortait la sacro-sainte phrase : « Tu pourrais être mon fils, la Grenouille ; tu dois avoir le même âge que ma fille ! »

« Ça ne fait rien, mais de la retrouver, ça m'a tout chamboulé. Je devais l'aider à s'enfuir.

« C'est comme ça que tu es devenu un hors-la-loi... »

La Grenouille sortit son portefeuille de la poche et en extirpa une photo quelque peu abimée.

« Regardez-la... Comme elle est belle, Loulou. »

La Grenouille avait l'air stupide qu'ont tous les amoureux transis !

Leroux, pensif, prit la photo. La Grenouille avait raison !

Elle avait été une belle femme mais l'était-elle encore ? Et quel regard... un regard de braise ! Un regard à faire tomber tous les Grenouilles de la Terre si ce n'était de Paris !

L'inspecteur murmura :

« Ce regard... ces yeux... Cela me rappelle quelqu'un... mais qui ? »

Puis s'adressant à l'ex-brigadier :

« La Grenouille ! Je garde ta photo ! Je te la rendrais quand tu seras sage !

– Vous ne pouvez pas me faire ce coup foireux inspecteur ! C'est tout ce qui me reste de Loulou... non... non... je veux sa photo !

– C'est ça... ou la tôle ! Tu ne vas pas pleurnicher pour une image... Ce n'est que du papier ! »

La Grenouille haussa les épaules comme font les mômes quand ils boudent.

« N'empêche que c'est à moi. C'est elle qui me l'a donnée... z'avait pas le droit d'en profiter parce que je suis faible... larmoya l'amoureux transit.

– Mais je te la rendrais ! Promis ! La prochaine fois que nous nous revoyons, je te la rends. Son regard me rappelle quelqu'un mais je ne sais pas qui... Donc je prends la photo pour faire des vérifs... Ok brigadier ? »

La Grenouille ronchonna mais il n'avait pas le choix.

« Sinon, tu n'en sais pas plus sur cette descente ? reprit Leroux en rangeant le portrait de Loulou la Brioche dans son portefeuille.

– Au 36, nous n'avons eu aucun écho, signe que vous n'avez pas coincé les grands manitous !

– Désolé inspecteur, je m'étais carapaté !

– Alors je te le dis ! Du menu fretin ! Que du menu fretin ! Tu es sûr que tu m'as tout dit ? Et tes deux frangines... où sont-elles ? Aucune idée ?

– Si je savais, je serais l'homme le plus heureux de Paname !

– Ma pauvre Grenouille... Qu'est-ce que tu peux être con ! Tu étais bien peinard ! Et pour que dalle, tu passes de l'autre côté de la barrière ! Tu es vraiment con !

– Pas con... amoureux ! Ce n'est pas pareil !

– Presque ! Allez ! Va prendre un cordial sur mon compte et casse-toi ! Repasse après-demain, dans la soirée...

– Et la photo de ma Loulou ? C'est que j'y tiens !

– Tu l'auras ! »