22 - Christophe appelle Matt
La nuit commençait à tomber le long des rives du canal. Une pluie fine troublait la surface de l’eau calme et paisible. Il avait roulé jusque-là, attiré par cet endroit isolé, loin du monde, conduisant d’une seule main, perdant parfois le contrôle du volant. A chaque mouvement, même infime, des élancements aigus le faisaient grimacer, lui arrachant un cri qu’il contenait. Il allait mourir, il en était sûr. Sa vie s'arrêterait ici sur ces berges noires et humides, seul. Le couteau toujours planté dans l'abdomen, il n’avait pas trouvé le courage de l’arracher. Il avait bien essayé de le retirer avant de prendre la route, mais chaque fois qu’il posait la main sur le manche du couteau, une douleur terrible lui traversait le corps l’obligeant à renoncer. Les déformations de la route secouaient la voiture et inévitablement tout son corps tressaillait, alors il poussait un gémissement, une plainte de bête blessée, agonisante. Ses embardées sur la route effrayaient les automobilistes qu’il croisait. Les coups de klaxon et les appels de phares l'avaient dissuadé de prendre la route principale, choisissant de passer par le port et de s’isoler dans cet endroit calme, attiré par ce lieux qu’il connaissait bien. Il était venu si souvent dans ce coin pour réfléchir, méditer, sur sa vie, son travail, simplement pour être tranquille loin de tout. Chaque fois qu’il en sentait le besoin, il regagnait ces rives désertes et passait quelques heures à regarder s'écouler l’eau paisible du canal vers la mer. Après les écluses, la route qui remontait entre le fleuve et le canal, la circulation y était plus modeste et les rares véhicules qu’il rencontrait roulaient tranquillement sur cette route étroite. De son autre main, il maintenait fermement la serviette qu’il avait récupérée dans la salle de bain avant de sortir de la maison. Il pressait sur la blessure espérant ralentir l'écoulement du sang, mais entre ses doigts coulait le liquide chaud et poisseux, imbibait la serviette malgré ses efforts. Pourquoi était-il venu ici ? Pourquoi s'était-il enfui de la maison ? Il regrettait d'être parti précipitamment en voiture sans vraiment réfléchir comme s’il fuyait la vérité, comme s’il fuyait Adèle, il avait fait tant de mal autour de lui. Il avait décidé d’en finir. Où comptait-il aller maintenant ? Il regrettait tant de choses. Épuisé, à bout de force, il arrêta son véhicule entre les arbres sans éteindre le moteur et pendant quelque instant, il regarda en face sur l’autre berge, le regard perdu, la grande ligne de peupliers qui bordaient l’autre rive. Régulièrement, les essuie-glaces rafraîchissaient cette vue sur le canal qu’il aimait tant. Il ne distinguait plus le chemin de halage, qui borde la rive rectiligne et remonte jusqu'à Caen, perdu dans l'obscurité d'un jour finissant. A cette heure il n’y avait plus personne, les quelques pêcheurs à l'anguille avaient quitté leur poste avec leur maigre prise de la journée. À plusieurs reprises, lui aussi, était venu avec Adam sur les bords du canal pour tenter de prendre du poisson, cédant aux joies simples du père de famille, espérant partager des instants heureux avec son fils, mais ce plaisir n’était pas pour lui. Après chaque tentative, ils revenaient chez eux bredouille, le panier restait vide, désespérément vide. Adam ne disait rien, mais face à ce constat, immanquablement en fin de journée, il voyait se dessiner sur son visage d’enfant, la déception, la trahison du père incapable de pêcher le moindre poisson. Son incapacité de réaliser cette simple chose, cela le vider, l'anéantissait, il ne supportait plus d'exposer à son fils sa nullité. Petit à petit, il avait renoncé à toute nouvelle expérience, pour ne plus être pris en défaut, préférant se maintenir dans la posture de celui qui sait, mais ne fait pas. Une voiture, phares allumés, passa à vive allure derrière lui sur la route. Il se résignait à mourir seul dans ce coin isolé, c’est ce qu’il désirait, disparaître. Il revoyait sa main sur celle d’Adèle, se voyait enfoncer la lame dans les chairs profondes de son abdomen. Un geste irraisonné, impulsif, pour mettre fin à sa folie, à sa descente aux enfers. Adèle n’aurait surement pas été jusqu’au bout de son acte, elle aurait renoncer, jamais elle n’aurait voulu sa mort. Ce qu’elle voulait c'était le punir. Mais lui avait ressenti cette nécessité d'achever son geste, c’était à lui d’achever la sentence, de faire pénétrer la lame, d’expier tout le mal qu’il avait fait. En un instant il avait décidé d’en finir. Acculé, il acceptait le verdict. Sa femme avait dévoiler ses mensonges, ses trahisons, l’avait mis au pied du mur. Sa famille avait trop souffert de sa folie. Ce besoin qui le rongeait, l'avait isolé de plus en plus. Il s'était refermé sur lui-même comme une bête malade, obsédé par une seule idée, le jeu. Plus d’amis, plus de famille, plus personne à qui demander de l’aide, il avait totalement sombré, petit à petit il avait fait le vide autour de lui. Il ouvrit la porte et descendit de la voiture avec peine. Respirer, il devait respirer. Il sentait son cœur s'accélérer. Des gouttes d’eau frappèrent son visage. Le vent agitaient les petites feuilles des peupliers. Le ronron du moteur s’ajoutaient aux bruits naissant de la nuit. Il faisait si bon en ce début de mai, pourquoi cela devait se terminer ainsi ? La pluie de printemps douce et tiède frappait le sol chaud d’où remontait les odeurs de terre et de végétation. Il leva les yeux vers le ciel gris sombre et ouvrit la bouche pour recueillir quelques gouttes de pluie, sa gorge était sèche, il avait soif, tellement soif. Puis il fit quelques mètres pour se rapprocher de l’eau, titubant à chaque pas. Il sortit le téléphone d’Adam de sa poche qu’il avait récupéré sur la table de la cuisine avant de partir, balança plusieurs fois son bras le long de son corps et jeta l’appareil dans un ultime effort. Le téléphone plongea à deux mètres du bord, s'enfonçant dans les profondeurs noires. Avant de s’éteindre un flash bleu éclaira la surface de l’eau qui s'effaça dans le crépuscule. Par ce geste ultime, il protégeait son fils. Personne ne devait retrouver l'appareil avec les photos et tout ce qu'il contenait. C’était idiot tout ceci n’avait plus d’importance. Pourquoi ne l'avait-il pas fait plus tôt ? Il aurait peut-être éviter cette fin tragique. Il allait sûrement mourir là sur le bord de l’eau. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, pourtant il avait froid, terriblement froid. Sa chemise imprégnée de sang lui collait à la peau. Le sang commençait à coaguler sur ses doigts, les soudant entre eux. Il s’assied sur l’une des grosses pierres qui bordaient la rive, imposant leur masse sombre et inquiétante de place en place. En partie submergées, l’eau venait caresser leur base, laissant échapper un petit clapotis sonore et irrégulier. Exsangue, sur le point de perdre connaissance, il arracha le couteau qu’il projeta aussi loin qu'il put, un cri, suivi d’un plouf et quelques ondes qui déformèrent la surface paisible de l’eau sombre en cercle qui s'élargirent. Le sang se remit à couler. Alors il compris que tout était fini qu’il en n’avait que pour quelques minutes, une heure toute au plus. Dans un sursaut de survie, il sortit son téléphone et composa le numéro de Matt, la seule personne à qui il pouvait encore demander de l’aide.
- Salut champion. Tu tombes mal, je pars pour rejoindre la… Matt n'eut pas le temps de finir sa phrase.
Christophe lui coupa la parole.
- Matt, j’ai besoin de toi.
- Quoi ?
- Je ne veux pas mourir.
Assis sur sa grosse pierre froide et humide, Christophe arrivait à peine à articuler.
- Matt viens me chercher, je perds mon sang.
- Tu peux parler plus fort, j'entends pas ce que tu dis.
- Je suis sur le bord du canal. J’ai besoin de toi. Je vais crever.
- Quoi ?
- Le canal. Adèle, Adèle …
- Sur le bord du canal ? Mais qu’est-ce que tu fous là-bas ?
- …
- Allo, allo.
Plus rien, le téléphone de Matt restait silencieux. Ce fut les dernières paroles de Christophe. Son corps s'affaissa, glissa doucement sur le côté et bascula dans le canal. Il disparut complètement sous la surface de l’eau avant de réapparaître à quelques mètres du bord. Le faible courant emportait son corps, l’éloignant insensiblement de la berge, l’entrainant toujours plus loin, tournoyant sur lui-même, lentement, pris dans une danse macabre, comme une poupée abandonnée flottant à la surface de l’eau noire où les lampadaires de la rive opposée se refléter. La pluie avait cessé. Seul le ronronnement régulier du moteur brisait le silence animé par les bruits de la nuit. La vie nocturne sur le canal s’activait, des animaux se réveillaient à l'arrivée de l'obscurité. Les phares de la voiture éclairaient la berge et la surface de l’eau, faisant apparaître sous la lumière la ligne découpée de la rive. Non loin des voix d’homme se rapprochaient. Puis des crissements de pas dans les feuilles, des mots chuchotaient, des claquements de portière, le moteur qui ronfle, s’éloigne et s’éteint au loin dans les ténèbres.
Matt essaya de le rappeler sur son téléphone, mais aucune réponse, à chaque appel, il tombait sur le répondeur.
- Christophe Brieux, merci de laisser votre message et votre numéro de téléphone et je vous rappellerai.
Alors il saisit ses clés et descendit les marches de son immeuble quatre à quatre. Il n'avait pas bien saisi toutes les paroles de Christophe, mais il avait compris qu’il était en danger, il parlait du canal, mais où sur le canal ? A quel endroit ? La situation semblait sérieuse. Christophe l’appelait à l’aide, semblait en danger, en danger de mort, de mort imminente. Ses paroles lui revenaient en tête : j’ai besoin de toi, je perds mon sang, je ne veux pas mourir, le canal. Le canal, mais il est long le canal. Il partait à la recherche de Christophe sans vraiment savoir où le chercher. La seule route qui longeait cette voie d’eau, pensa-t-il, c’était celle qui passait par le pont de Bénouville pour arriver au port de plaisance de Ouistreham. Elle circulait entre le canal et l’Orne. C’est là qu'il devait chercher. C’est là que devait se trouvait Christophe. Il décrocha son téléphone et appela son acolyte.
- Greg,
- Salut Matt. On t'attends qu’est-ce que tu fais ?
- Ecoute-moi, c’est important, j’ai besoin de toi. J’ai pas le temps de t'expliquer. Prends ta voiture et viens me rejoindre. Va au pont de Bénouville. Appelle-moi quand tu seras là-bas. Je te donnerai des instructions.
- Quoi, maintenant ?
- Oui maintenant.
- Et la partie avec Samy. Il ne va pas être content.
- Bordel, fais ce que je te dis. Je m'occupe de Samy.
- Ok, je pars.
Un quart d'heure après l’appel de Christophe, Matt arriva au pont de Pegasus bridge et s'engagea sur la route de la pointe du siège. A droite coulait l’Orne jusqu'à l'estuaire. Il roulait à vitesse réduite, scrutant la large bande de terre qui prolongeait la berge du fleuve. Puis la végétation devenait plus dense, l’herbe haute, les taillis, les buissons, l'obscurité, dans ce désordre naturel, il ne distinguait rien, que des formes imprécises dans la lumière de ses phares. Il dépassa le camp de nomade. A l'entrée un panneau indiquait: “Aire de passage, réservée aux gens du voyage, stationnement autorisé maximum huit jours”. Il poursuit sa route. Arrivé à hauteur du déversoir, le canal et le fleuve se rejoignent. La route bascule vers le canal, c’est là, à partir de cet endroit qu'il espérait voir Christophe. La bande de terre se dégageait, la végétation devenait moins dense et les voitures pouvaient stationner entre les arbres. Était-il allongé au sol ou s'était-il adossé à un arbre ? Il devait rester une trace visible de son passage. Il réduisa encore sa vitesse. Personne, les rives étaient désertes, aucune voiture. Après dix minutes de recherche dans cette obscurité, à remonter lentement la petite route, rien, il n’y avait aucune trace de Christophe. Quand son téléphone sonna.
- Allo Matt.
- Greg, je veux que tu prennes la route vers le port de plaisance et que tu regardes attentivement si tu vois une voiture stationner sur le bord de la route ou près de la flotte.
- Ok, on cherche qui, on cherche quoi ?
- Le Champion m'a appelé il y a maintenant une demi heure…
Alors Matt raconta l’appel désespéré de Christophe à son acolyte dans les moindres détails, répétant les paroles de Christophe aussi précisément qu’il les avait entendues une demi-heure plus tôt.
- Je suis au port de plaisance, je repars dans l’autre sens. Il faut que tu fasses attention, il peut être assis ou allongé par terre.
Quand les deux voitures se croisèrent, à hauteur du déversoir, ils s'arrêtèrent sur le pont et descendirent leur vitre.
- Tu as vu quelque chose ?
- Non, rien.
- Avant que le téléphone ne coupe, il a prononcé plusieurs fois le prénom de sa femme. Je veux que tu planques devant chez elle. Tu restes discret. Je t'appelle dans la matinée. Tu regardes qui entre qui sort de la maison. Je ne sais pas ce qui est arrivé au Champion, mais si c’est grave, comme je le pense, je ne veux pas qu’on remonte jusqu'à moi. Je ne veux pas être mêlé à ce merdier.
- Tu penses qu’elle l’a buté.
- J’en sais rien, mais je finirai par le savoir, et regarde si tu vois sa voiture. Pour venir ici, soit il a pris sa voiture, soit quelqu’un l’a emmené.
Quelques mètres plus bas, sous le pont du déversoir, le corps de Christophe flottait parmi les débris bloqués par les panneaux d’acier de l'écluse. Il avait fini là sa lente dérive, emporté par le courant, charrier par les mouvements de l’eau. Ironie macabre du hasard, alors que Matt cherchait Christophe sur les rives, sa dépouille était là à quelques mètres en dessous de lui, déjà froide. Elle avait dérivé, glissant à la surface de l’eau glacée, pour finir sa course contre l'écluse, ballotté par l’agitation de cette masse flottante faite de débris de bois et de feuilles. Son corps s'enfonçait déjà dans les profondeurs noires, disparaissant par instant, puis refaisait surface.
Matt refit la route, encore plusieurs fois dans les deux sens, roulant au pas au volant de sa voiture, convaincu que christophe était forcément là, quelque part attendant qu’il vienne à son secours, il gara son SUV sur le parking du port de plaisance et remonta à pied vers l’amont du canal, muni d’une lampe torche, cherchant derrière chaque buisson, derrière chaque arbre, décidé à ne laisser aucune possibilité d'être passé près de lui sans le voir, et pour ne pas regretter l’abandon de ses recherches. Mais Christophe restait introuvable. Quelles étaient les circonstances qu’il avait conduit ici. S’il était venu en voiture elle était forcément là, mais même elle, restait introuvable. Il n’y avait plus aucune trace, ni de christophe, n’y de son véhicule. Alors fallait-il en déduire que quelqu’un l’avait probablement conduit dans ce coin reculé. Mais dans quel but ? Pour l'exécuter ? Pour ne pas être aperçu avec lui ? C'était-il battu avec ce mystérieux inconnu ? On l’avait abandonné blessé, agonisant, perdant son sang, comme une bête. Puis, pris de remords, était-on revenu le chercher, pour récupérer son cadavre et le faire disparaître ? Plus les heures avançaient et plus Matt perdait tout espoir de le retrouver. Il avait beau retourner cette histoire dans tous les sens, rien ne collait. Il finit par douter. A croire que Christophe n'était jamais venu ici sur les rives du canal. Pourtant il l’avait appelé, il se souvenait de chaque mots; “j’ai besoin de toi, je perds mon sang, je ne veux pas mourir, le canal”.
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