La croix noire
La rue était bondée. C’était jour de fête à Kelshi. Kelshi était la capitale de la province du Nord et sa puissance régionale grandissait d’année en année. Cette ville était une exception dans le monde parfait que dirigeait le Pentacle. C’était la seule ville qui ne possédait pas son arène, la seule qui avait refusé la tutelle du Pentacle, mais en apparence seulement. Car Kelshi n’était pas une rebelle. Elle avait juste su préserver un semblant d’indépendance. Le renouvellement des permis de vie avait lieu dans les arènes de la province voisine, et même si aucun bâtiment officiel du Pentacle ne trônait sur la place centrale, les rues grouillaient d’émissaires Noirs. Longtemps appelée « la ville résistante », Kelshi n’avait en fait que le privilège de l’appellation. Le Pentacle tolérait cette situation, tant que Kelshi se comportait comme toutes les autres capitales de province, il acceptait de se faire discret.
La fête battait son plein. Depuis des jours, les gens affluaient de toute la province. Les processions se succédaient dans les rues de la ville. Tous les cortèges convergeaient vers la place centrale où devait avoir lieu le discours annuel du Préfet. L’insouciance et l’allégresse prédominaient. Les costumes colorés contrastaient avec le gris des maisons, le désordre de la foule avec l’alignement des habitations. Comme toutes les villes, Kelshi possédait l’architecture typique du Pentacle : de larges avenues convergeaient vers la place centrale et les rues transverse formaient les branches d’une étoile, de l’étoile symbole du Pentacle.
Comme toutes les capitales de province, Kelshi possédait sa fête. Cette célébration annuelle existait depuis la nuit des temps, cependant depuis sa mise en place, le Pentacle avait tout fait pour supprimer ces manifestations régionales, symbole de puissance locale. La centralisation devait mettre tout le monde au pas. Seules quelques provinces avaient réussie à garder leur fête, et Kelshi en faisait partie. Pendant quelques temps on avait cru que le Pentacle en avait assez de ces semblants d’indépendance et qu’il tenterait de régulariser la situation. On avait pu apercevoir de nombreux agents dans les rues de Kelshi. La tension était montée d’un cran, des rumeurs avaient circulées. Un Superintendant aurait été vu dans les rues de la ville. Lorsque le Pentacle envoyait un de ces hommes là, c’était que la situation était critique, car les Superintendants étaient les informateurs et les hommes de mains privés du Pentacle.
Un vent de panique avait soufflé sur la ville et puis comme rien ne se semblait se confirmer, la tension était retombée. Le Pentacle avait démenti l’envoie d’un Superintendant et puis la présence des agents s’était fait moins sentir. La situation avait retrouvé un niveau acceptable. La fête avait failli être annulée.
Les cortèges arrivaient sur la place centrale. La foule s’installait autour de l’estrade, attendant les discours officiels. Cette place, était entourée de constructions gigantesques, cœurs financiers de la ville, symboles de puissance. Les fenêtres de verre de ces tours élancées brillaient au soleil. L’une d’elle pourtant n’accrochait pas les rayons lumineux de la même façon que les autres. Et pour cause, elle était entrouverte. Du 54eme étage, on avait une vue imprenable sur la ville et sur la place centrale. Un emplacement idéal pour observer sans être vu.
Derrière cette fenêtre, un homme. Le bâtiment était vide, tout le monde était dans les rues, il était donc seul. Il s’appelait Kris Derrier. Il était brun, plutôt grand, un corps élancé, des traits anguleux. Il portait l’uniforme clair des anciens du 32eme. Le 32eme était un des régiments mythique du Pentacle, de ceux qui étaient devenus une légende après la bataille de Kelma. Un de ceux qui avaient permis l’avènement du Pentacle et dont tous les soldats étaient considérés comme des héros. Rien que cette tenue en disait long sur le passé de cet homme. C’était un soldat aguerri. Le visage masqué par de puissantes jumelles, il scrutait la place. Kris pouvait voir les moindres détails des préparatifs. Tout se déroulait comme prévue, à l’heure prévue.
Abandonnant ses jumelles et son observatoire, il se dirigea vers le centre de la pièce. C’était un bureau comme on en trouvait dans toutes ces tours, véritables ruches qui abritaient en leur sein une puissance financière considérable. Une mallette était posée sur une petite table basse. Elle contenait son outil de travail, un fusil de précision Beli, arme du tireur d’élite par définition. L’outil parfait du tueur. Car Kris en était un et un bon.
Après la bataille de Kelma, il avait participé à de nombreuses opérations de protections de personnalité, puis avait été affecté aux services de renseignements du Pentacle. « Renseignements » était un mot peu approprié pour qualifier les basses tâches qui lui avaient été confiées. Le Pentacle avait besoin d’hommes comme lui, c’était la base même de toutes les manœuvres politiques entreprises depuis de nombreuses années. Il était comme de nombreux autres, des pions que l’on bougeait dans l’ombre. Assassinats, pressions, enlèvements, il avait été employé indifféremment à toutes ces tâches.
Tout en sortant l’arme de la mallette, il réfléchissait aux événements qui l’avaient amenés ici, dans cette tour. Tout d’abord, le Pentacle en avait assez de Kelshi et de sa situation d’exception. Il avait essayé par une présence accrue ainsi que par des pressions politiques importantes de faire rentrer la ville dans le rang. Même si cela ne changeait rien sur le plan de l’administration, cette exception faisait tâche. Le Pentacle avait déjà une guerre à gérer à l’extérieur, alors il ne pouvait pas se permettre de laisser des dissensions se produire sur son propre territoire. Et puis, mieux valait prévenir que guérir, car tant que la situation n’était pas totalement sous contrôle, le risque de soulèvement était toujours important. Il fallait frapper et frapper fort.
Kris avait appris tout cela de la bouche même d’un Superintendant. Il avait été contacté alors qu’il passait quelques jours de vacances quelque part près de la bordure. Il était rentré en toute hâte. On lui avait confié la mission la plus importante de toute sa carrière dans les renseignements. Et d’ailleurs, le fait que le Pentacle est dépêché un Superintendant sur place au lieu des habituels émissaires en disait long sur le rôle qu’il allait jouer.
Il venait de terminer de monter l’arme. Elle était prête. Il sortit un chargeur de la mallette. Celui-ci était scellé, scellé d’un cachet de cire noir. Le matériel fourni par les renseignements était toujours très contrôlé, les armes et les munitions numérotées. Le Pentacle ne tenait pas à ce que son matériel militaire s’éparpille dans la nature, mais cela lui permettait également de retracer l’utilisation de ces armes.
Kris défit le scellé et introduisit le chargeur dans l’orifice prévu à cet effet sur le coté de l’arme. Il était prêt. Il devait assassiner le préfet de région. C’était la première partie du plan mis en place par le Pentacle. Un vent de panique s’en suivrait. Le gouvernement local serait décapité, et c’est dans ce climat que le Pentacle allait abattre ses cartes. Il mettrait en place une équipe dirigeante provisoire, chargée de ramener l’ordre. L’armée sera déployée dans la ville et dans toute la région, toujours pour ramener le calme. A ce moment là, il sera trop tard. Le Pentacle sera déjà dans la place. Ce processus était infaillible. Tout mouvement de révolte serait étouffé et au besoin, on pourrait accuser ceux qui dénonceraient cette prise de pouvoir d’avoir tenté de déstabiliser le Pentacle dans la région. Les changements ne seraient pas si profonds, car le gouvernement provincial était déjà presque entièrement à la solde du Pentacle, il s’agirait surtout de la réaffirmation de son autorité.
La manœuvre était classique, mais efficace, et c’était lui Kris Derrier qui allait en être l’élément déclencheur. Il en était presque fier. Bien sûr, le Pentacle avait bien changé depuis ses débuts et il n’adhérait pas toujours aux idées développées, mais les compensations financières accordées à ceux qui oeuvraient sous la bannière noire étoilée ne laissaient pas place aux états d’âmes.
Il y était. La cérémonie protocolaire allait débuter. La foule massée autour de l’estrade s’était tue. Tous les représentants locaux étaient présents. Kris les voyaient distinctement dans la lunette de visée. Il s’était callé sur le rebord de la fenêtre, l’épaule appuyée sur la cloison. De là, il avait une vue imprenable des évènements se déroulants sur la place. De gauche à droite, il y avait le lieutenant Verber, chargé de la sécurité et du respect du protocole, le préfet de région Darly, le sous-préfet Vauban, ainsi qu’un émissaire du Pentacle chargé de rappeler le rattachement à la bannière noire et également de rédiger quelques rapports sur le déroulement des cérémonies. Que du beau monde. Ces quatre hommes là, représentaient toute la différence culturelle de cette région. Ailleurs on n’aurait vu sur l’estrade que les toges noires du Pentacle, émissaires services de sécurités, et peut être même un Superintendant.
Les discours allaient commencer. Le sous-préfet s’avança. Des applaudissements fusèrent de toute part. Le calme revenu, Vauban s’exprima en ces termes : « Chère peuple du nord. Kelshi est heureuse de vous accueillir en ce jour de fête ». La foule applaudissait. Kris n’écoutait plus. D’ailleurs le son des hauts parleurs lui parvenait déformé et avec un retard tel que la situation en était grotesque, à lui qui pouvait presque compter le nombre de dents dans la bouche du préfet. D’une pression du pouce, Kris lança la séquence de vérification de l’arme. Le bourdonnement des circuits électroniques était une douce musique à ses oreilles. Tous les voyants étaient au vert. L’arme fonctionnait parfaitement. Elle indiquait une distance à la cible de 3,5 kilomètres et un indice de vent 0,2. Le tir était réalisable. Tout était prêt.
Le sous-préfet venait de finir son discours. Les clameurs de la foule montaient jusqu’aux oreilles de Kris dans un brouhaha indescriptible. Tout allait s’enchaîner. Après le tir, Kris devait tout remballer, nettoyer toutes traces de son passage et surtout, quitter l’immeuble au plus vite. Pour cela, il était prévu qu’il rejoigne le 3eme sous sol où l’attendait une équipe d’évacuation.
Il serait pris en charge, emmené loin de Kelshi, loin de la panique qui ne manquerait pas de secouer la ville d’ici quelques instants. Le préfet s’avança. Il allait entamer son discours. Kris savait que le moment était venu d’accomplir ce pour quoi il était grassement payé. Personne ne soupçonnait ce qui allait arriver. La foule écoutait en silence. Avec de grands gestes, Darly se lança dans un discours enflammé. Kris jeta un dernier regard sur la scène. Il savourait ce moment. Quelle sensation de puissance. Il pouvait prendre la vie à quiconque sur cette place, mais il n’était pas celui qui choisissait, il n’était que l’exécutant, le porteur de mort. La politique et l’argent ne frappaient que rarement au hasard. Le préfet avait été désigné. Il devait mourir.
Plus rien d’autre que la cible ne comptait pour Kris, un seul objectif, une seule pensée, un seul geste. Il venait de crisper son doigt sur la détente. Plus que quelques millimètres, il sentait la résistance du ressort. Une dernière inspiration. Le sang afflua dans les muscles du bras, de la main, du doigt, une contraction et le coup partit. L’arme tressauta. La douille vide fut éjectée, et c’est encore fumante qu’elle vint tomber aux pieds de Kris.
En bas, la foule hurlait. Des agents de sécurité jaillissaient de toute part. C’était la panique. Le préfet était sain et sauf. Aucune blessure apparente. Kris sentait son cœur battre à tout rompre. Dans sa lunette de visée, il le voyait. Entouré de gardes, il évacuait l’estrade. Dans ses oreilles, résonnait encore le bruit de la détonation. Le sang cognait dans ses tempes. La foule continuait de s’éparpiller. Aurait il raté sa cible ? Il balaya du regard la scène de panique qui se déroulait 54 étages plus bas. L’estrade était jonchée de confettis, de drapeaux abandonnés dans la fuite. Une chaussure avait même été laissée sur place. Une chaussure noire.
Kris n’en croyait pas ses yeux. Il avait beau les écarquiller, il voyait un corps près de cette chaussure. Drapé de noir, il gisait dans une mare de sang. Seul au milieu de l’estrade, ce corps était la cause de toute cette panique. L’émissaire du Pentacle ne se relèverai plus. Il avait été touché en pleine tête et avait été projeté à plusieurs mètres du lieu où il se tenait quelques instants plus tôt.
Hébété, Kris regardait la douille qui avait roulé près de son pied. Il ne comprenait pas, il ne comprenait plus. Plus il réfléchissait, et plus s’imposait à lui l’horreur de la situation. Il devait fuir, l’idée venait de s’imposer à lui, mais à peine y avait il pensé que des pas se firent entendre dans le couloir. Des gens courraient. Impensable, l’immeuble était vide. Kris se ressaisi. Il rangea le fusil dans sa mallette, ramassa la douille à terre et la mit dans sa poche. Un regard circulaire. Il n’avait touché à rien d’autre. Les pas se rapprochaient. Impossible de sortir du bureau. La situation était critique. Les bruits s’étaient tus. Ceux qui les avaient provoqués étaient proches, très proches. Kris dégaina l’arme de poing qu’il portait à la ceinture. A peine avait il fini son geste que la porte vola en éclat dans un nuage de poussière. Des hommes entrèrent. Instinctivement Kris ouvrit le feu. Les détonations retentirent sans effet apparent jusqu'à ce que le chargeur soit vide. Les hommes continuèrent à avancer. Il recula. Il était coincé. Bloqué contre la fenêtre où il se trouvait quelques instants plus tôt, il contemplait les hommes déployés en éventail devant lui. Tous portaient l’armure noire des commandos. Armes au poing, ils semblaient attendre avec une posture menaçante. L’un d’eux se détacha. Il s’avança. Kris ne bougeait pas, son arme désormais inutile serrée dans sa main droite, il attendait.
Celui qui s’était avancé portait la même armure que les autres. Sur son casque d’un noir mat, un cercle blanc, et au centre de ce cercle, une croix noire, la croix de l’ordre des Superintendants.Sans un mot, l’homme attrapa le bras de Kris. Pendant quelques secondes, ils se regardèrent. Un silence pesant régnait. Seule une rumeur lointaine montait encore de la rue. La pression sur son bras se faisait de plus en plus forte. L’homme sortit une seringue. Lorsque l’aiguille s’enfonça dans son bras, Kris cru déceler dans ses yeux une lueur de haine. Il lui lâcha le bras et le liquide circula dans ses veines. Il le sentait. Toujours immobiles, les commandos l’observaient. Il se sentait défaillir. Il tenta de se rattraper au rebord de la fenêtre. Son arme tomba sur le sol. Sa vue se brouillait. Ses muscles se relâchaient. Il tomba. Incapable du moindre mouvement, il distinguait à peine l’homme qui se penchait sur lui. Il avait froid. Il senti une main se poser sur son cou. Il ne voyait plus rien maintenant. Seul des flashs lui revenaient à l’esprit alors qu’il perdait pied avec la réalité. Le préfet, le Pentacle, le coup de feu, la croix noire, toutes ces images tourbillonnaient dans sa tête. Il perdit conscience.
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