Halte à Nangis
Les portes des voitures de la locomotive sont ouvertes. Joséphine franchit la première venue suivie de Thiers qui, en fidèle cabot, ne la lâche pas d'un œil. Passé le sas, une large banquette libre s'offre à elle ; elle ne va pas plus loin. L'arrière-train enfoncé dans le cuir molletonné, la gamine rompt le pain et en jette un morceau au chien avant de mordre dans le reste. Ses yeux se perdent dans les rinceaux de feuillages dorés qui ornent le meneau de sa fenêtre.
— C'est pas le même tra la la que dans l'train pour Provins. Ça s'voit qu'on monte à Paris, hein ?
Pour seule réponse, Thiers lève des yeux inquiets vers elle. Un peu plus en avant, sur la banquette de droite, est installé un couple avec un enfant. Tous sont habillés à la dernière mode, même le bambin qui s'est vu affublé d'un habit de marin et d'un chapeau à pompon. Candide, la jeune mère n'a sans doute pas encore vingt ans, et regarde son mari avec admiration. Lui ne la regarde pas ; il préfère lire les nouvelles dans le Progrès. Il est visiblement plus âgé, et moins sympathique, avec son gros binocle et ses favoris.
Joe tire sur sa chemise de lin trop grande comme pour la faire pousser en robe. Elle a bien piètre allure avec ses vêtements crasseux de garçon, et plus encore lorsqu'elle se trouve parmi les dames. La tête contre la vitre, elle s'imagine portant les plus somptueuses robes vues dans le catalogue de la Samaritaine, à boire le thé entre deux leçons de piano.
Un jappement la sort de sa rêverie alors que le train démarre. La première porte du sas s'ouvre et la silhouette du contrôleur se dessine au travers du verre poli. Dans la précipitation, elle se recoquille sous sa banquette, oubliant les restes de son larcin à la vue de tous.
Le contrôleur, bien gras et engoncé dans son costume, sue à grosses gouttes. L'été commence et il fait bien chaud. Sur trois mètres déjà l'homme s'énerve et se bat avec sa petite perforatrice sans regarder où il met les pieds et manque de trébucher sur Thiers couché dans l'allée.
— Saleté d'clébard, c'est la première classe ici, t'as rien à fiche là... grogne-t-il dans son triple menton. Il est à quelqu'un ici ce chien ?
Les passagers de la voiture se penchent dans l'allée et se retournent sur leurs sièges, dérangés dans leurs discussions et débats divers. Tous regardent le Beauceron avant de répondre par la négative.
— Donc tu sors, on prend pas d'clandestins nous...
Alors qu'il se baisse pour attraper Thiers, l'homme se fige. Joséphine ferme les yeux le plus fort possible, comme pour disparaître. Même son cœur ne semble plus battre.
— Tiens, tiens, tiens, alors c'était toi c'fameux voleur de miche de pain ? Je m'disais bien que j'avais entendu trompeter au dernier arrêt. Ça tombe bien, l'prochain est pour toi.
Joséphine se crispe, la tête entre les genoux. Voilà déjà la fin de son escapade, de sa nouvelle vie et, avec, la promesse d'une sacrée rouste le soir venu. Alors qu'elle attend d'être tirée de sa cachette comme un ver d'une pomme, Thiers glapit. Attrapé par la peau du cou, le chien est traîné dans le sas avec sa miche de pain entamée. Joséphine aurait voulu crier et sortir de son trou pour arrêter le contrôleur, mais la peur la tétanise. Le train s'arrête peu de temps après, avec le braillement étouffé de l'annonceur entre chaque voiture.
— Mesdames et messieurs, votre locomotive fait halte à Nangis. Assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le train. Il desservira les gares de Grandpuits, Mormant, Verneuil-l'Étang, Ozouer-le-Voulgis, Villepatour-Presles, Gretz-Armainvilliers, Ermainville, Villiers-sur-Marne, Nogent-le-Perreux, Rosny-sous-Bois, Noisy-le-Sec et Pantin. Terminus gare de Strasbourg, Paris. Nous vous souhaitons une agréable journée.
Des gens descendent du train et d'autres y montent. Dehors, Thiers aboie sur le quai. Deux hommes passent le sas et prennent place sur la banquette sous laquelle est cachée Joséphine. L'enfant se mord la lèvre, étouffée dans sa contorsion. Le train siffle. Son rêve vaut peut-être bien ça.
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