III - Frère Pastinacus

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« Sans Avoir », avec son esprit tortueux et sa malice en bandoulière, avait donc décidé de se travestir en moine cistercien, un projet digne des plus grands farfelus. Il était impératif de dénicher un habit monastique, un froc qui ferait de lui un frère respectable, ou du moins, passable.

Il se rendit donc chez un feulpier de la ville, un certain « Rapproche-Nez », dont la boutique était un capharnaüm de vêtements usagés et de reliques douteuses. Rapproche-Nez », un homme maigre et chauve, aux yeux globuleux et à la voix nasillarde, était un expert en déguisements, un maître en l'art de transformer un gueux en prince, un voleur en clerc.

« Sans Avoir » entra dans la boutique, le nez froncé par les odeurs de renfermé et de moisi. « Rapproche-Nez », perché sur un escabel branlant, examinait une vieux pot ébréché, le regard brillant de convoitise.

– Que puis-je pour vous, messire ? demanda-t-il, la voix mielleuse.

– Je cherche un habit de moine cistercien, répondit « Sans Avoir », le ton détaché.

– Un habit de moine ? s'étonna le feulpier. Pour quelle sainte raison ?

– Pour une mission pieuse, répondit « Sans Avoir », le regard fuyant. Je dois me rendre à l'abbaye du Navet Sacré.

– Ah, l'abbaye du Navet Sacré ! Un lieu de piété, de navets et de miracles. Il se leva de son escabel, et se dirigea vers un banc-coffre poussiéreuse. Il l'ouvrit, et en sortit une coule élimée, d'un blanc douteux.

– Voici ce qu'il vous faut, mon frère, dit-il, en tendant la coule à « Sans Avoir ». Un habit de moine cistercien, authentique et pratiquement neuf, ayant appartenu à un frère défunt.

« Sans Avoir » examina la vesteure, le nez froncé. Elle était trouée, tachée, et sentait le faisandé.

– Elle n'est pas un peu usée ? demanda-t-il.

– Usée ? s'offusqua « Rapproche-Nez ». Elle a du vécu, monseigneur ! Elle a connu la prière, le jeûne et... les navets !

« Sans Avoir » soupira. Il n'avait pas le choix. Il prit la coule et un scapulaire, et les essaya.

En quelques minutes, il fut transformé en moine improbable. La coule était trop grande, les manches lui arrivaient aux genoux, et le capuchon lui tombait sur les yeux.

– Alors, comment vous trouvez-vous ? demanda le boutiquier, le regard brillant de malice.

– Je me sens... ridicule, répondit « Sans Avoir », en essayant de se regarder dans un miroir sale et brisé.

– Ridicule ? s'écria « Rapproche-Nez ». Vous êtes un moine parfait, mon frère ! Un moine digne de l'abbaye du Navet Sacré !

« Sans Avoir » soupira à nouveau. Il paya et sortit de la boutique, l'habit monacale traînant derrière lui.

Rentré au bercail, il se métamorphosa en une caricature de moine cistercien, et décida d'arpenter les ruelles de la ville, bien que son allure pitoyable rivalisait avec son air penaud. La coule, d'un blanc douteux, traînait sur le pavé, ramassant au passage les détritus et les flaques d'eau croupie. Les manches, trop longues, battaient ses genoux, lui donnant l'allure d'un épouvantail en vadrouille.

Le capuchon, affaissé sur son visage, dissimulait mal son nez tordu et son œil poché, vestiges de ses mésaventures passées. Il avait l'air d'un navet coiffé d'un sac de farine, d'un fantôme en guenilles, d'un moine... raté.

Ses pieds, nus et sales, contrastaient avec l'austérité de son habit monastique. Il avait cherché en vain des sandales à sa pointure, mais les boutiques étaient fermées ou trop chères. Il avait donc dû se résoudre à marcher pieds nus, sentant le froid et la saleté du pavé sous ses orteils.

Sa démarche, hésitante et maladroite, trahissait son manque d'habitude aux vêtements religieux. Il avait l'impression de porter un sac de coucourdes, de se déplacer dans un tunnel, de marcher sur des œufs.

Il avait beau essayer de se donner une contenance pieuse, de marmonner des prières en latin, de faire des signes de croix approximatifs, son allure générale était celle d'un voleur déguisé en moine, d'un imposteur en bure.

Il avait l'air d'un moine qui avait trop bu, d'un voleur qui avait trop mangé, d'un « Sans Avoir » qui avait trop de problèmes. Il était « Sans Avoir », le moine le plus improbable de la ville, le cistercien le plus ridicule de la région, le rabiole le plus mal déguisé du royaume.

Et ainsi travesti, il s'élança sur le chemin, non pas de Compostelle, mais celui de l'abbaye du Navet Sacré.

Son allure claudicante évoquait un pèlerin fatigué, ou un navet en décomposition. La coule, trop longue et trop large, traînait sur le sol, ramassant au passage les feuilles mortes et les cailloux. Le capuchon, mal ajusté, glissait sur son visage, lui donnant l'air d'un fantôme égaré.

Ses pieds, nus et meurtris, foulaient le chemin caillouteux, chaque pas étant une torture. Aucune prière n'y faisait et son visage grimaçant trahissait sa souffrance.

Le chemin, sinueux et vallonné, semblait s'étirer à l'infini. Les arbres, dépouillés de leurs feuilles, dressaient leurs branches nues vers un ciel gris et menaçant. Le vent, glacial, sifflait à travers les branches, faisant claquer la coule de notre moinillon apprenti comme une bannière déchirée.

« Sans Avoir », grelottant de froid et de peur, se demandait s'il avait fait le bon choix. Il avait l'impression d'être un voleur en route pour son propre piège.

Il avait beau se répéter que la relique de Sainte Radegonde valait tous les sacrifices, que les pierres précieuses du reliquaire allaient le rendre riche, il avait un mauvais pressentiment. Ce chemin de l'abbaye du Navet Sacré ne serait-il pas un chemin de croix, un chemin semé d'embûches, un chemin qui allait le mener à sa perte ?

« Sans Avoir » allait-il se faire avoir et perdre son avoir ?


-oOo-


Après un périple digne des plus épiques légendes, « Sans Avoir » atteignit enfin les portes de l'abbaye du Navet Sacré. Ses pieds, meurtris et poussiéreux, suppliaient grâce, sa coule élimée traînant lamentablement sur le sol. Il était au bout du rouleau.

Le frère portier, une silhouette massive et chauve, se tenait sous le porche, les bras croisés sur sa poitrine. Son regard, d'abord absent, se posa sur « Sans Avoir », et ses sourcils se froncèrent.

– Que voulez-vous, frère ? demanda-t-il, d'une voix grave et méfiante.

– Je suis Frère… euh… Pastinacus, balbutia « Sans Avoir », son esprit embrouillé par la fatigue et la peur. Je viens de l'abbaye de… euh… la Sainte-Racine.

Le frère portier plissa les yeux, examinant frère Pastinacus de la tête aux pieds. Il avait l'air d'un expert en navets inspectant un spécimen douteux.

– La Sainte-Racine ? répéta-t-il, d'un ton dubitatif. Je n'ai jamais entendu parler de cette abbaye. Et vous avez l'air d'un moine qui a perdu ses sandales et trouvé une coule dans une poubelle.

« Sans Avoir » sentit la sueur perler sur son front. il se voyait déjà comme un menteur pris à son propre piège.

– Je… j'ai fait vœu de pauvreté, bégaya-t-il, essayant de sauver la face. Et mes sandales… elles ont été volées par des bandits.

– Des bandits ? s'exclama le frère portier, levant un sourcil. Dans les environs de l'abbaye du Navet Sacré ? C'est une première !

Il se rapprocha de « Sans Avoir », le reniflant comme un chien renifle un os. Il avait l'air d'un limier à la recherche d'une odeur suspecte.

– Vous sentez… le navet, dit-il, le nez froncé. Et pas le navet béni, le navet pourri.

« Sans Avoir » sentit son cœur battre la chamade.

Le frère portier le regarda avec un air de suspicion, puis il soupira.

– Très bien, Frère Pastinacus, dit-il, avec un sourire narquois. Entrez. Mais si vous essayez de voler un navet, je vous jure que vous le regretterez.

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