Thermopylai

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Friedrich enseignait le latin à l’université de Cologne, à défaut de n’avoir pu enseigner le Grec. Depuis l’enfance, la Grèce Antique le fascinait, sans doute à cause des histoires que lui contait sa grand-mère, elle-même férue de la richesse du passé. Hélas, il n’avait jamais eu l’occasion de s’y rendre, trop occupé qu’il était à batailler pour se payer un job d’été afin de financer ses études latinistes. Agé de quarante ans, il occupait un poste enviable de maître de conférences et était plutôt apprécié de ses étudiants, de par sa pédagogie et la capacité d’allier théorie et pratique. En parallèle, il était bien décidé à se rendre en Grèce une fois dans sa vie, et ce n’était pas sa femme, Kyra, qui s’y opposerait, bien qu’elle préférât la période de la seconde guerre mondiale. Cette année-là donc, ils partiraient pour trois semaines dans le pays des philosophes grecs, de Périclès et de bien d’autres personnalités célèbres de par les siècles.

La période idéale pour voyager se situait entre le début du mois d’Avril et celui de Juin car la chaleur devenait très vite intenable. Lorsque Friedrich et son épouse arrivèrent la première semaine, ils décidèrent d’entamer un circuit des îles principales : Mykonos, Lesbos, la Crète, Cythère avant de finir par Santorin. Friedrich considérait que terminer par la Grèce continentale serait le meilleur pour la fin, ce que Kyra acquiesça sans vraiment comprendre. Elle n’avait jamais vu son mari aussi exalté et excité par le voyage, c’était d’ailleurs la première fois qu’elle le sentait dans un état second, comme littéralement transporté dans un autre temps, une sorte de voyageur temporel sous hypnose. Ce que Friedrich attendait le plus c’était la visite de tous les monuments se trouvant sur le continent : Athènes et son Parthénon en y ajoutant la prison de Socrate, le sanctuaire de Delphes, Olympie, les ruines de la légendaire Sparte, le mont Olympe, sans oublier le site de la bataille des Thermopyles. Cet endroit-là avait vu se dérouler le mythique combat des trois cent spartiates menés par leur roi Léonidas face à l’ennemi perse, les conduisant à une mort certaine…

Les trois semaines de voyage passèrent à une vitesse incroyable. L’avant-dernier jour avant de revenir tranquillement vers Athènes, Friedrich et sa femme arrivèrent sur le site des Thermopyles, qui faisait désormais office de mémorial. Le soleil était déjà très haut dans le ciel et Friedrich, qui craignait énormément la chaleur, se badigeonna abondamment de crème solaire sur le visage et ses bras dégagés avant d’enfiler un chapeau de paille. Heureusement qu’ils avaient pu disposer de la climatisation dans leur véhicule de location, apprêté spécialement pour leurs diverses visites du continent. Kyra, au contraire, aimait le soleil et sa peau, halée par les UV, redemandait un peu de bronzage. Ils commencèrent par visiter le musée, à quelques lieues du mémorial et Friedrich n’arrivait pas à détacher son regard de tous les vestiges offerts et récits offerts par les quelques guides présents sur les lieux. Lorsqu’ils ressortirent en direction du lieu de la bataille, le soleil avait légèrement baissé dans le ciel mais sa couleur semblait davantage foncée, tel de l’orange virant au rouge. Le site des Thermopyles se situait autrefois en bordure de mer, mais au fil des siècles, le niveau avait baissé, dévoilant un paysage purement méditerranéen, à la végétation sèche et aride. Non loin du site, se trouvait une rivière issue des sources chaudes qui jaillissaient au pied de la falaise. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient du lieu, Friedrich ressentit des sensations étranges, comme si, même au milieu des touristes, autre chose était présent, telles des formes s’évaporant à la vitesse de l’éclair. Il en eut des frissons, peut-être était-ce l’excitation de découvrir enfin l’endroit. Ils arrivèrent près d’une statue représentant le roi Léonidas, le casque sur la tête et une lance à la main, paré au combat. Une belle image en somme. En dessous de cette statue, un écriteau rendait hommage aux événements passés. D’autres monuments commémoratifs se trouvaient à proximité, comme l’épitaphe de Simonide de Céos, où l’on pouvait y lire, selon la traduction issue des paroles d’Hérodote :

Etranger, va dire à Lacédémone

Que nous gisons ici pour avoir obéi aux ordres.

-Hérodote, VII, 228

On y trouvait également le monument aux Thespiens, des combattants ayant aidé les Spartiates dans leur lutte contre les Perses.

Dans ce lieu, Friedrich se sentait ailleurs, comme si l’ambiance actuelle avait fait place à autre chose, telle une plongée dans le temps. Alors qu’il retournait vers le monument dédié à Léonidas, Friedrich crut voir une forme très légère trottiner puis courir en direction d’un bosquet. Le professeur de latin n’aurait su dire s’il s’agissait d’une hallucination, car, en l’espace d’un court instant, il crut voir les contours d’un casque posé sur le dessus de la forme. Un casque d’hoplite ? Comment cela pouvait être possible ? Friedrich pensa que la chaleur était en train de lui jouer des tours et Kyra, qui, jusqu’à présent, marchait un peu plus loin derrière lui, occupée à prendre des photos, le vit sur le point de chanceler. Elle courut aussitôt vers lui et parvint à lui soutenir le bras droit. Elle lui dit : « on va peut-être rentrer à l’hôtel, je pense que tu as un coup de chaud ». Friedrich ne répondit rien mais une partie de lui voulait rester ici. C’est alors qu’il eut un déclic. Etait-il possible que les âmes des Spartiates habitent encore les lieux ? Que des résidus du passé, tels certains moments figés soient toujours présents ? Avec ce qu’il venait d’apercevoir furtivement, le professeur pensa que ce n’était pas impossible, peut-être improbable, mais il devait se contenter de le garder pour lui, sa femme, entre-autres, la trouverait parfaitement ridicule et dénuée de sens.

Ils avaient pris une petite chambre d’hôtel située à Lamia, à dix-huit kilomètres du site des Thermopyles. Friedrich en profita pour prendre une douche et se reposer, confus par ce qu’il venait de voir, ou ce qu’il avait cru voir puisque après tout, la chaleur l’avait, sans doute, tout simplement piégé.

Mais Friedrich, en bon allemand obstiné qu’il était, voulait tout comprendre, comme les frissons qu’il avait ressentis. L’excitation du voyage n’était pas la seule responsable…plus Friedrich tentait de remettre de l’ordre dans ses idées, plus il voulait revenir sur le site. Juste une dernière fois avant de reprendre l’avion. Il le fallait…C’était vital !

Il devait être vingt-deux heures lorsque Friedrich mit son plan à exécution. Kyra s’était endormie devant leur mini télévision et dormait d’un sommeil profond. Friedrich en profita pour prendre la sacoche contenant de l’argent et ses papiers d’identité. Il prit également les papiers de voiture et en profita pour descendre. Il n’y avait personne à la réception lorsqu’il descendit, sans doute le chargé d’accueil était allé en pause ou quelque chose dans ce genre. Friedrich se dirigea en grande pompe vers le garage, n’oubliant pas de sortir les codes pour son retour. Que devrait-il dire à Kyra lorsque celle-ci s’apercevrait de son absence ? Il n’en savait rien mais peu lui importait si ce n’était de savoir ce qu’il trouverait-il là-bas ? Autant il se faisait des idées…Friedrich avait l’impression de se comporter comme un fugitif mais plus vite il saurait mieux ce serait. Lorsqu’il arriva sur le site, le calme était complet et le musée non loin de là était bien entendu vide de ses visiteurs et de son personnel. Pas un bruit, le silence absolu. Friedrich gara sa voiture dans le sens du départ, afin de pouvoir rentrer sans trop tarder. La nuit arborait des milliers de petites étoiles bien visibles et la lune s’affichait de manière imposante. Friedrich marcha en direction du mémorial de Léonidas et lorsqu’il arriva près de l’endroit, ce qu’il vit manqua une nouvelle fois de le faire chanceler. Plusieurs centaines de formes blanches, telles des silhouettes, bougeaient dans tous les sens. La plupart de ces silhouettes semblaient porter des boucliers et des casques d’hoplites ! Friedrich n’osa pas bouger. Il vit également d’autres formes, dont les costumes étaient plus colorés, proches de l’Orient. Des Perses ! Friedrich voyait très mal leurs visages, mais il crut entendre des milliers de petites voix hurler, comme prises d’effort ou faisant face à une souffrance extrême. En plein milieu de la nuit, Friedrich réalisa qu’il assistait au souvenir de la bataille des Thermopyles, telle qu’elle s’était déroulée, il y a plus de deux mille cinq cent ans. Friedrich comprit que les âmes de tous ces combattants étaient restées prisonnières de ce lieu. Il avait donc la réponse à sa question. Il décida alors de rentrer le plus discrètement possible, sauf qu’en tournant les talons, il ne vit pas la forme spectrale d’un soldat perse bondir sur lui.

Le lendemain matin, des touristes japonais signalèrent à l’accueil du musée qu’ils avaient retrouvé une sacoche avec des papiers d’identité ainsi qu’un chapeau de paille, près de la statue du roi Léonidas. Les affaires furent amenées à la direction et la directrice du musée, une femme grande à la chevelure ébène, jeta un regard en coin à un carton contenant d’autres effets personnels.

« Et encore un de plus ! », songea-t-elle d’un air résigné.

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