19 décembre
Ce matin, c’est grasse mat. Tu ne bosses pas. Tes gosses sont partis hier avec ta femme chez ta belle-mère. Belle-maman est drôlement chouette et encore plus quand elle se trouve à des centaines/milliers/milliards de kilomètres. Toute la semaine, tu étais de nuit. Tu as une tonne d’heures de sommeil à rattraper. Il est onze heures. Tu dors toujours comme un sonneur, quand justement on sonne à ta porte. Dring. Dring. Driiiiiiiiiiiiiiinnnnnnngggggg. Tu finis par te réveiller. Tu ouvres un œil, puis deux et t’arrêtes là car tu n’en as pas trois. Dring. Dring. Driiiiiiiiiiiiiiinnnnnnngggggg. Tu as l’impression que celui qui t’a sorti du lit vient de s’endormir le doigt sur ta sonnette. Tu regardes dans l’œilleton. Tu vois que dalle. En revanche, côté son. Le volume est à fond. Dring. Dring. Driiiiiiiiiiiiiiinnnnnnngggggg. Tu te dis que ça doit être le facteur qui vient comme chaque année te refourguer son calendrier avec des chatons à mémés dans des corbeilles en osier. Quand tu as un colis, il est toujours pressé : il sonne une fois et se barre avant que tu n’aies réussi à déverrouiller le quatrième verrou que madame t’a obligé à ajouter à cause des vols dans le quartier. Fallait pas habiter au rez-de-chaussée. Là, no problèmo. La vie est belle. Le soleil brille. Les oiseaux chantent. Le facteur a toooooouuuuut son temps et pourrait passer la journée l’index soudé à ta sonnette. Dring. Dring. Driiiiiiiiiiiiiiinnnnnnngggggg.
Tu commences à avoir mal à la tête, alors tu lui ouvres. Ce n’est pas lui, mais Hugo, ton petit voisin.
— Kevin n’est pas là, mon bonhomme.
— J’suis pas v’nu pour jouer avec lui, m’sieur. Mon papa, i’m’a dit de vous d’mander de m’donner un coup de main.
— Un coup d’main ?
— Ben, oui, comme vous construisez des tas de trucs.
— Entre, tu vas tout m’expliquer.
Tu fais entrer le gamin qui renifle. Ça t’agace. Tu lui tends une feuille d’essuie-tout. Il se mouche à moitié, continue de renifler et te déballe le tout, en même temps qu’il farfouille dans ses poches.
— Y avait ce jouet dans mon calendrier de l’Avent. D’habitude, c’est Valentin qui me les monte, mais il est pas là. Papa m’a dit de pas le dire, mais il a pas réussi à le construire. J’ai commencé à pleurer alors i’m’a dit va chez Polo, i’va te construire ton machin.
Quand il a fini de parler, tu découvres un morceau de gomme, des cailloux, un capuchon de feutre, plein de petits morceaux en plastique et d’autres détritus que tu n’arrives pas à identifier sur ta toute nouvelle table de salle à manger.Ta femme adorerait !
— Y avait pas une notice avec ton jouet ? lui demandes-tu.
— Si, mais papa l’a mis à la poubelle. I’dit que ça sert à rien, que c’est écrit en tout p’tit, que c'est du chinois et que de toute façon toi t’en as pas besoin.
Tu te racles la gorge, vas chercher tes lunettes-loupe et commences à t’attaquer à la mini-construction. Confiant, tu souris en déclarant :
— Tu as bien fait de venir. Je vais t’assembler ton dragon en deux secondes !
— C’est pas un dragon, mais une moto ! Dans mon calendrier, y a que des motos. Derrière, y a même un circuit et les motos font la course.
— Oui, ta moto-dragon, je voulais dire, ajoutes-tu d’un air faussement détaché. Vérifie bien qu’il ne reste rien dans tes poches, car pour l’instant je ne vois aucune roue.
— Si, y en a une sous la gomme et, l’autre, elle est un peu collée au ch’im-gum, affirme-t-il fièrement en désignant les pièces.
Deux heures plus tard, tu es toujours en train de t’acharner sur l’assemblage de la moto lilliputienne. Tu as renvoyé Hugo chez lui qui, tel un disque rayé, répétait toutes les trente secondes :
— T’as bientôt fini ? T’as bientôt fini ? T’as bientôt fini ?
Tu y es presque, mais redémontes à chaque fois le tout car quelque chose te semble étrange. Fatigué, tu regardes sur internet pour voir si tu trouves la notice. Tu te vois mal aller chez les voisins pour fouiller dans leur poubelle ni ramener une moto bancale. Ta réputation est en jeu. En bas de ta rue, il y a une boutique qui vend ce genre de babiole. Tu t’habilles à toute vitesse et sors de chez toi en espérant que personne ne te verra. Tu sprintes jusqu’au magasin, trouves et achètes un lot de petites motos, à peu près à la même échelle que celle qui t’a pourri une bonne partie de ta journée de repos. Tu retournes chez toi toujours en mode mi-coureur olympique/mi-ninja. Tu déballes le set et choisis la plus ressemblante. À ton tour, tu sonnes chez tes voisins, le père d’Hugo t’ouvre. Vous échangez quelques banalités. Tu lui racontes que tu t’étais assoupi. Les trois-huit, ça casse. Il sait de quoi tu parles. Vous rigolez. Hugo arrive. Tout de suite, tu rigoles moins.
— Ma moto ? T'as ma moto ? te réclame-t-il en tirant sur ton pull.
— Oui, bien sûr, lui réponds-tu en lui donnant l’objet de substitution.
— Waouh ! Elle est SUPER belle.
— Qu’est-c’-qu’on dit, ajoute son père.
— Ben... elle est pas comme les aut’es.
— On dit « Merci ! » De quoi, elle est pas comme les aut’es ?
— Ben, celle-là, quand tu tires dessus, elle s’démonte pas.
— C’est pa’ce que le papa de Kevin, il l’a très très bien montée. Pas comme ton frère qui fait toujours les trucs à moitié. Je te l'avais dit qu'il était très fort, non ?
— Oui, mais y a un problème…
— Quoi ? Quel problème, renchérit son père passablement agacé.
— Ben, tout à l’heure, j’ai retrouvé ça, en nous tendant une pièce : LA pièce, qui te manquait depuis le début !
Dégoûté, tu retournes te coucher en espérant qu'un(e) emmerdeur/euse de première ne viendra pas te casser les pieds. Tu fermes les yeux et là... tu te souviens qu'au sixième habite une copine de ta fille. C'est pas gagné...
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