23 décembre
Même si vous êtes toujours collés l’un à l’autre, ta chérie et toi ne partagez pas encore le même toit. Non pas que tu aies des choses à lui cacher - de toute façon, on peut lire sur ton crâne dégarni comme dans une boule de cristal polie -, mais tu ne te sens pas prêt - le seras-tu d’ailleurs un jour ? - à quitter ta garçonnière dans laquelle tu es libre de faire tout ce qu’il te plaît quand il te plaît - le pied ! - comme : avaler matin, midi et soir de la pizza, empiler ton linge sale telles des tours en Kapla, passer la journée en tête à tête avec FIFA. Bref, tu aimes/tiens/t’accroches à ton petit chez-toi qui fleure à des kilomètres le putois.
Cette année, ta chérie qui est une artiste accomplie t’a proposé de réveiller le créatif - très profondément endormi - qui sommeille en toi.
— Plutôt que d’acheter des calendriers de l’Avent sans âme, et si chacun de nous en fabriquait un pour l’autre ? avait-elle suggéré en apercevant les gondoles des magasins envahies - comme chaque année à la même période - par ces marchandises aussi futiles qu'un sac de billes à des chenilles.
Sans réfléchir à ce dans quoi tu t’engageais, tu avais accepté la bouche en cœur, tes mains sur son postérieur.
Roi de la procrastination, tu avais poursuivi ton petit bonhomme de chemin bien au chaud sur ton nuage jusqu’à ce que ton minuteur intérieur t’en fasse redescendre avec vigueur. Le premier décembre arrivait à grands pas. Pas dans une quinzaine de jours ou un peu moins, mais dès le lendemain. Il était plus que temps de révéler tes talents de lutin.
En mode "Au feu ! les pompiers", tu avais fait le plein de ciseaux cranteurs, tampons encreurs et autres matériels de papeterie-fantaisie chez ta sœur, puis étais revenu avec tes trouvailles dans ton antre en pagaille. Face à ton butin, tu étais bien. Enfin, c’est une façon de parler car, en réalité, tu n’en menais pas large avec tes pots de yaourt vides, tes attaches parisiennes et tes bolducs. Sur-le-champ, tu devais fabriquer un truc. Enfin, vingt-quatre trucs ! Le compte à rebours était enclenché. Mi-Kiefer Sutherland, mi-Tom Cruise, tu disposais de moins de vingt-quatre heures chrono pour réaliser vingt-quatre missions impossibles.
Le premier décembre, tu t’étais présenté chez ta belle avec une boule au ventre - de la taille d’une pastèque tendrement arrosée aux prodigieux produits chimiques - et son premier cadeau moins stable qu’un fagot.
— Plutôt qu’un calendrier traditionnel, je préfère chaque jour t’apporter une petite merveille, lui avais-tu déclaré en te disant qu’il faudrait que tu la soûles avant qu’elle ne découvre son présent. L’alcool apporterait peut-être le merveilleux censé reposer dans le paquet.
Enchantée par cette façon de procéder, ta compagne l’avait aussitôt validée, mais décliné le verre de whisky servi au beau milieu de l'après-midi. Elle avait préféré un thé avant de déballer sa surprise. Enfin, le truc que tu lui avais brico-bâclé vite fait pas très bien fait. Heureusement pour toi, ta nana était plus bohème que cartésienne, car le truc que tu lui avais donné défiait les lois de la physique - aussi bien quantique qu'aérobic. La miss avait trouvé ta sculpture intéressante. Audacieuse, même. Novatrice et puissante de par sa symbolique sous-jacente et son oblique structurante. Toi, tu avais assemblé laborieusement trois morceaux de pâte à modeler en tentant vainement de représenter un sapin paré d’une guirlande et d’une étoile avant de tout saupoudrer de paillettes dorées.
De son côté, ta chérie avait dû passer une éternité pour te confectionner des créations parfaites et magnifiques. Un jour, tu avais reçu un pot en grès qu'elle avait réalisé contenant ses biscuits à la cannelle à la fleur de sel. Un autre, un t-shirt sur lequel elle avait brodé un aigle sur un rocher. Un autre encore, un galet faisant office de presse-papier sur lequel elle avait peint un panda en mandala.
Aujourd’hui, lundi 23 décembre, tu lui tends ton objet qui pourrait amplement trôner dans une classe de petite section de maternelle. Comme d’habitude ta copine ôte l’emballage en souriant. Mais, cette fois, au lieu d’entamer l’analyse de ton chef-d’œuvre, elle reste silencieuse. Elle tourne et retourne l’objet dans ses mains. C’est vrai que tu ne t’es pas foulé. Tu redécouvres ton horreur avec stupeur. Pour la réaliser, tu n’as utilisé que des trombones. Tu devais avoir épuisé tout ton stock de paillettes. Minable. Oui, c’est ça. Minable convient parfaitement pour parler de ton truc en fer. Truc en fer. Truc en fer... Ça y est ! Tu te souviens maintenant. C’est la Tour Eiffel que tu voulais faire ! Enfin, la presque tour de Maurice Eiffel, sûrement un lointain parent de Gustave, moins talentueux que le premier, visiblement. Ta chérie va pleurer. Elle va te quitter. Elle va dire un truc. Elle va faire un truc. Son sourire n’a pas disparu. Au contraire. Elle sourit de façon plus prononcée. Son sourire est figé. Elle se moque de toi. C’est ça. Tu as trouvé. Elle va exploser avant de te larguer. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Tout faire à la dernière minute. Tout remettre à plus tard. Tu regrettes. Comme tu regrettes. Tu te sens bête et tu regrettes. Ta muette ne va plus le rester encore longtemps. Tu le sens. Elle te regarde. Non. Elle te dévisage comme si elle te voyait pour la première fois ou qu’elle découvrait une facette de ta personnalité qui lui avait totalement échappé. Tu oses à peine respirer. Tu as envie de bouger, mais ne veut pas qu’elle prononce le mot « fin » de votre histoire. Elle regarde à nouveau l’objet que tu lui as remis, te regarde, puis dans un cri te dit :
— OUI !
— Oui ? oui, quoi ? ma chérie, lui réponds-tu, interloqué.
— Je veux bien emménager chez toi.
— Emménager ? balbuties-tu. Comment ça ?
— Ne fais pas celui qui ne comprend pas. La clé que tu m’as offerte parle pour toi, ajoute-t-elle en brandissant l’objet façonné de tes doigts.
C’est vrai, en le regardant de biais, cela ressemble étrangement à une clé.
Devant son enthousiasme, tu préfères t’abstenir d’évoquer ton projet initial, puis invente un prétexte pour retourner chez toi. Là, tu sautes sur le dernier cadeau que tu dois lui offrir le jour suivant et vérifies qu’il ne ressemble ni de près ni de loin à une bague de fiançailles. Tout va déjà beaucoup trop vite pour toi. Une fois que l’ambiguïté est levée, tu refais l’emballage, puis sors sacs poubelle, produits et accessoires de nettoyage et… en avant pour le grand ménage, avant l'inspection générale.
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