Sangrebête
Le tonnerre des sabots s’arrêta brutalement, les chevaux hennissant avec effroi tandis que leurs cavaliers, tout de noir vêtus, bondissaient de selle et retrouvaient la terre ferme avec un claquement grinçant de leurs bottes de cuir. D’un mouvement rude et vif, Licht arracha son tricorne de sa tête et le cala sous son bras avant de pousser la porte à battants du manoir, laissant ses sous fifres s’engager derrière lui en jetant des regards peu rassurés de tous côtés.
À l’intérieur l’attendait une cohue déprimante. La panique avait saisi les buveurs de sang, et des dizaines d’immortels se chamaillaient et se montraient les crocs, hurlant insultes et arguments d’une salle à l’autre. Licht vit passer quelques jeunes vampires échauffés se battant dans les couloirs du manoir à coup de griffes, mais ils s’écartaient avec crainte devant leur aîné qui avançait d’un pas décidé vers son objectif. Il croisa en cours de route un tas rapiécé et lamentable, flaque de sang et de chair réduits à la charpie la plus répugnante. À n’en pas douter, deux vampires venaient de s’écharper à mort et de s’entre-dévorer.
Enjambant les cadavres liquéfiés, Licht frappa du poing à une porte. Son impatience et son inquiétude déformaient ses traits, déjà ravagés par le jeûne abject auquel il était soumis. Ses oreilles se déformaient et sa pâleur ressortissait, pire que celle d’un cadavre, une peau quasi translucide et des rides épousant la forme de ses muscles avec une précision effrayante. Il grogna en faisant s’entrechoquer des crocs félins, et frappa de plus belle à la porte d’une fureur si mal contenue que le bois grinça et la porte frémit dans ses gonds, prête à s’en arracher.
Elle s’ouvrît à la volée, révélant un autre vampire vêtu d’une robe blanche et lui aussi les traits tirés par l’abstinence. Le manque de sang humain lui faisait perdre peu à peu sa forme et sa nature, le déformant sans que cela semble avoir d’autre objectif que de le réduire à l’état d’un cadavre abject et bestial, mais il avait un flegme et une tenue tellement supérieures à ce qu’affichait Licht que son anxiété avait tout l’air d’être éclipsée par une placide lassitude quand il reconnut son visiteur.
Licht ne lui laissa pas le temps de siffler un mot. Il cracha entre ses crocs :
« Te voilà frère Sensucht ! Tu sais pourquoi je suis là alors guide moi sans plus tarder vers la Sangrebête ! »
L’intéressé secoua la tête.
« Et je t’ai déjà dit, frère Licht, que je n’étais pas d’accord avec ton plan. Qui te dit que les humains ne deviendront pas plus puissants si nous leur donnons l’occasion d’étudier cette créature ?
- Je me moque bien des conséquences sur le long terme. Il faut mettre un terme à leurs ambitions maintenant, ou ce sera trop tard. Obéis et mène moi à la créature.
- Et comment ferons nous pour la contenir une fois que tu l’auras relâchée ? Il y a mille ans, nous avons réussi à la piéger dans cette crypte au sacrifice de dizaines de vampires et de dix fois plus d’humains.
- Qu’importe. Bien plus de vampires vont mourir si nous ne faisons rien.
- Mais…
- Obéis immédiatement ou je n’hésiterai pas à t’équarrir vivant et à te dévorer ici et maintenant, frère Sensucht. »
Le vampire en robe blanche dévisagea Licht pendant quelques secondes, puis réalisa que le vampire n’hésiterait certainement pas à mettre ses menaces à exécutions. Il poussa un long soupir, puis tourna les talons et sans un mot partit vers l’aile la plus sombre du manoir. Licht lui emboîta le pas de sa démarche empressée et martiale.
Ils s’arrêtèrent dans ce qui ressemblait à un cellier, empestant la viande à tous les états existants de la décomposition. Le sang frais mêlé à la moisissure la plus infâme.
Sensucht désigna un petit escalier en pierre qui descendait jusqu’à une épaisse grille de fer. Au delà s’étendait une pénombre si profonde que même les yeux des immortels nyctalopes ne pouvaient distinguer le détail de l’antre répugnante du monstre.
Sensucht s’avança jusqu’à la grille et frappa dessus avec un poing, provoquant un tintement métallique dont l’écho se réverbéra dans les pronfondeurs opaques de la cave.
« Je te préviens, lança-t-il à l’attention de Licht, si ton idée nous vaut de tous mourir…
- Si nous mourons tous par ma faute, tu ne pourras pas faire grand chose pour te venger, imbécile !
- Oui, certes, mais je t’aurai prévenu. »
Un grondement silencieux fit vibrer les ténèbres à cet instant, comme une onde à peine audible, le rugissement d’une chauve souris gargantuesque faisant vibrer l’air à des longueur d’onde inaudibles.
« Peut-être devrait-on lui offrir quelque chose à boire… fit Licht. Qu’il retrouve au moins la faculté de parler.
- Et pour nous dire quoi ? C’est un fou et un cannibale. Quand il a démarré son œuvre et sa transfiguration, ça n’était encore qu’un artiste pervers. Désormais, c’est une bête stupide et laide. Que crois tu qu’il puisse dire sinon des promesses de meurtre et de massacre ? »
Un raclement sourd les interrompit. Un frottement de cuir contre la pierre, accompagné d’un clapotis visqueux. Licht darda ses yeux rouges sur la noirceur opaque dans laquelle une silhouette blafarde se dessinait, cristallisant les débris de lumière qui descendaient depuis l’escalier.
Un membre flou vint frapper sur la grille depuis l’intérieur, faisant trembler l’endroit sous la force absurde qui s’en dégageait. Les enchantements de Sensucht qui maintenaient la bête enfermée vacillèrent sous leurs yeux. Puis les deux vampires se ressaisirent en observant le rictus colérique de la Sangrebête qui semblait les interroger sur les raisons de son invocation.
Corps immense et svelte, sa musculature saillait d’une peau transparente déchiquetée par ses difformités les plus affligeantes. Des nerfs et des monceaux de chair blanchâtre veinée de rouge émergeaient d’une peau cloquée, percée et déchirée comme du papier. Sa stature imposante forçait ce corps à se plier sur lui même, révélant un nombre affreux d’articulations se mouvant en silence au rythme saccadé de ses respirations monstrueuses.
Ses longs bras aux muscles surdimensionnés pour ce que son propre cuir immonde pouvait tolérer étaient repliés sous un buste touffu d’où dégoulinaient sucs et hémoglobine dans un chaos d’organes déplacés et déformés par les affres immoraux de la déformation.
De tout son être émanait l’idée du mal par le désordre constant qu’il imposait aux yeux. Ses organes, internes comme externe, auraient fait passer en comparaison une chimère pour une œuvre d’art dédiée à l’harmonie. Des traits bestiaux, velus et écailleux tantôt, d’une délicatesse sadique ou d’une brutalité de goret se mêlaient en un déchirant désordre, une brutalité propre au chaos et à la folie qui l’avait engendré. Le plus abominable et le plus absurde était lorsque l’un de ces traits animaux, emergeants tel l’iceberg d’un corps translucide vide et torturé, était identifiable et rappelait l’une des races dont la Sangrebête s’était inspirée et alimentée, mutant au gré de ses sanglantes ingestions. Ses libations sauvages l’avaient pourvue de pattes postérieures alternant entre les sabots fendus de quadrupèdes, le pied griffu d’un loup, ou la physique alambiquée d’une patte d’oiseau. Son flanc était celui, velu et athlétique d’un sanglier, poils ras et muscles gras autant qu’épais. Un semblant de crête de lézard courait sur ce qui restait de sa colonne vertébrale tordue, effrayant monument qui se prolongeait dans un mélange écailleux et charnu se coulant le long d’un bras pour se terminer à la pointe d’une colossale griffe de varan.
Des semblants de peau tendue, veinées et cuireuses se déployaient entre ses articulations dans un chaos macabre, soulignant la longueur atroce de ses doigts obscurs qui dansaient selon des angles incroyables sous son torse répugnant, surmonté d’une petite tête aplatie qui avait perdu trop de ses caractères humains pour que ceux restants ne soient pas devenus une apogée de l’horreur. Un faciès de douleur, subie et infligée, entièrement dédié à la quête et à la consommation du sang et de la chair, un mufle monstrueux de chauve souris jeté brutalement en plein milieu, le tout encerclant une gueule immense dont la taille effrayante n’était pas suffisante pour contenir rangées sur rangées de crocs saillants et dégoulinants, adoptant des formes incohérentes et chaotiques qui ne s’adaptaient aucunement au reste du corps dégénéré du monstre.
Il était supposé être en état de faiblesse, affamé depuis des siècles et rendu débile par la privation de sang de toute sorte. Avili par sa recherche de perfection en la mutation recherchée de son corps par des sevrages virulents et des libations bestiales, la Sangrebête était tout ce qu’un vampire redoutait le plus de devenir, et pourtant il l’était devenu par sa propre volonté.
Licht resta un temps devant cette monstruosité qui gigotait et se cabrait de ses innombrables articulations en montrant un rictus crocodilien, incapable de siffler un mot ou de détourner les yeux. Tant d’horreur et de disgrâce devait être assurément l’accomplissement d’un devoir d’artiste, une œuvre recherchée et accomplie avec tant de dévouement et de perfection qu’elle forçait le respect. Licht sentit, pour la première fois depuis des siècles, un sentiment brûlant, douloureux comme une torture infâme, remonter en rampant le long de son œsophage flétri et au travers ses bronches décomposés. Avant qu’il s’en soit aperçu, du sang moisi, à moitié digéré et encore bilieux des effluves ensorcelées de sa malediction venait de remonter dans sa bouche et par son nez. Un fluide noir, puant et brûlant lui sortit des narines, tandis que d’un deglutissement répugnant il ravalait ce qui allait sortir de sa bouche.
D’un geste vif, il cacha son visage avec ses mains, terrifié à la seule idée que Sensucht ait pu être témoin de cet instant de faiblesse.
« Parbleu ! Ce qu’il peut empester ! » cria-t-il comme un prétexte.
Sensucht, juste devant la grille, regarda la monstruosité droit dans ses yeux torves et mutés, et lui adressa la parole.
« Cela faisait longtemps frère Kunst. Tu es affamé, je le sais, mais nous ne sommes pas venus ici pour que tu puisses nous dévorer. Nous voulons t’offrir une chance de corriger ton être et ta perfection. Viens avec nous… je dis “avec nous”, comprends tu bien ? Il y a non loin, une armée d’humains qui viennent pour nous tuer. Tue les avant. Comprends-tu ? »
Le monstre ne répondit pas. Seul un grincement abject émana de sa gorge desséchée. Un tremblement de ce qui restait de ses cordes vocales mutées.
« Non, frère. Je ne te demande pas de manger les humains. Juste de les tuer. Mais non, je ne te demanderai pas de faire ça gratuitement. » repartait Sensucht. Il tourna un œil vers Licht, lequel hocha doucement la tête tout en se pinçant le nez. Sensucht reprit :
« Frère Kunst, les humains viennent par ici sous les conseils d’un dieu. Ni plus ni moins. Une idole, une divinité, propre et nette qui les mène, qui les soutient, et qu’ils entendent bien utiliser comme une arme contre nous. »
Un couinement émana, cette fois non pas de la gorge de la créature, mais directement d’un orifice saillant au milieu de son ventre amorphe.
« Oui frère Kunst. Nous te demanderons simplement une chose, et c’est une chance inouïe pour toi. Tu pourras manger ce Dieu. C’est là ton privilège si tu acceptes de coopérer avec nous. Es-tu d’accord ? »
Alors, dans un frisson qui fit plier les ténèbres elles même, la Sangrebête déplia deux de ses bras, et remua ses membres dans une cacophonie simiesque, montrant une excitation bestiale, cruelle et sanguinaire à faire pâlir l’obscurité.
Table des matières
En réponse au défi
Galerie des monstres
Enchanté mes amis! Me voici, Alex, petit nouveau.
Je suis super enthousiaste en voyant tous ces défis mais ne sachant par lequel commencer, je me suis dit que j’allais vous en proposer un histoire d’avoir le temps de réfléchir.
J’aimerais aussi voir ce que cette communauté a dans le ventre, et je suis certain que vos descriptions vont m’impressionner.
J’attends en effet que vous me décriviez un terrible, un incroyable, un abominable monstre, de la façon que vous jugerez être la bonne (ce peut être une description «linéaire» type roman, une légende, une description à la première personne, un article de presse, que sais-je).
Ne lésinez pas sur les détails, horrifiez-moi, je ne veux pas pouvoir laisser mes pieds dépasser de la couette ce soir.
(Ou peut-être voulez-vous créer un monstre absolument charmant? Je veux bien tomber amoureux aussi)
Bonne chance à tous, j’ai hâte de vous lire!
Alex.
Commentaires & Discussions
Il nous faut un monstre | Chapitre | 1 message | 2 ans |
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