13.Noir c'est noir
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13. Noir c'est noir
- C'est bizarre, le noir cendre sur les murs d'une pièce aveugle, sans fenêtre, vous ne trouvez pas, Monnier ? D'aucuns y verraient sans doute une salle de projection privée. Mais privée de quoi ? De la liberté de voir sa propre vie en rose ?
- Un manifeste contre la chanson d'Edith Piaf peut-être ?
Je souris.
- Un peu radical, certes, mais pourquoi pas ? Il y a des extrémistes partout, vous savez, Monnier !
- Si vous le dites...
- Vous permettez que je poursuive mon raisonnement, Monnier ? Histoire d'y voir plus clair justement...
- Suffirait d'allumer la lumière, pour ça, Commissaire ! Tenez, l'interrupteur est ici, à votre droite...
J'ignorai la remarque de mon subalterne et orientai le faisceau de ma lampe torche vers l'intérieur de la pièce qui m'intriguait.
- ... Et puis d'autres y liraient une espèce de mise en scène macabre de sombres idées noires. Toutefois, cette interprétation serait en définitive très réductrice, ignorante de l'infinité des nuances colorées qui s'impriment partout, même sur les films analogiques en noir & blanc - vous savez, comme ceux des vacances de vos grands-parents à La Baule, immortalisées en caméra Super 8. Car non, Monnier, le noir & blanc n'est pas dénué de couleur. Prenez un polar par exemple, eh bien c'est presque toujours un film noir !
- Ouais, pas faux. Mais bon, vous devriez allumer quand même...
Monnier écrasa un bâillement naissant tout en s'affaissant lentement.
- Cessez de bâiller ainsi aux corneilles quand je vous parle, Monnier ! Et puis redressez-vous un peu, que diable, au lieu de vous affaler comme une pierre ! Les nuances nous disions donc... Alors pourrions-nous qualifier le noir étiré sur les cloisons de cette antichambre de blanc sale ? Non, probablement pas, le blanc n'étant pas davantage un noir délavé... Là, notez qu'il est très brillant, représentant presque une symbolique de perfection dans son imitation de laque "black piano" très tendance, tandis qu'ici, il semble avoir été taloché à la truelle, comme pour donner à ce revêtement un aspect vieilli plus authentique, moins clinquant. Une sorte de monochrome en forme de trompe-l'oeil si vous voulez...
- Sinon, on peut aussi en déduire que le propriétaire des lieux en a eu plein le cul de se faire chier avec la laque "black-piano" et qu'il a vite torché le reste afin de profiter de son baisodrome...
- Non mais franchement, Monnier, vous inviteriez une de vos conquêtes à passer la nuit ici, dans une telle chambre noire ?
- Vous savez, quand on éteint la lumière, que les murs soient blancs ou noirs, c'est du pareil au même... Et puis les nanas sont pas nettes, des fois. La preuve, il y en a un paquet qui préfèrent les bad boys...
- Donc, vous pensez que la victime était un bad boy en mal de catins et que la donzelle ne se serait pas laissée faire ?
- Oh moi vous savez, Commissaire, je ne pense rien, je constate. Et je me dis que ce serait quand même plus pratique si on allumait la lumière. Question de bon sens...
Monnier appuya sur l'interrupteur.
- Ah ben voilà, Commissaire ! Là, le mur est rouge sang, et le cadavre juste au fond de la pièce. D'ailleurs, vous aviez sans doute raison, ça doit être une salle de projection.
- De projections d'hémoglobine oui ! Sur les cloisons noires et un écran qui l'est tout autant ! Le meurtrier serait-il fétichiste ?
- Fétichiste, Commissaire ? Je ne vous suis pas...
- M'enfin, Monnier, "Le rouge et le noir", Stendhal, ça ne vous dit rien ?
- Non, je crois que vous faites fausse route, Commissaire. Moi j'y vois plutôt un fan de Jeanne Mas : "En rouge et noir, j'exilerai ma peur...", tout ça quoi !
- Le rouge et le noir pour exiler sa peur ? L'assassin serait donc un novice en la matière, c'est ce que vous sous-entendez, Monnier ? Sur ce coup-là, je dois bien avouer que vous êtes brillant, parce que nous tenons enfin une piste.
- C'est l'effet "black piano", Commissaire...
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