Des amis
Dans la cour, je reconnais la 4L pourrie de Marco et la Honda tout aussi pourrie de Rémi. Je sonne à la porte. J’attends une bonne minute avant de me souvenir que la sonnette de Mimi a rendu l’âme depuis deux décennies. Je toque. Une petite voix résonne dans la maison. « J’arrive, j’arrive. »
Mimi n’a pas changé. Un mètre cinquante de gentillesse et de douceur. Mimi quoi. Deux larmes coulent sur ses joues quand elle m’étreint.
« Mon Lucas, comme je suis contente de te voir.
—Les autres sont là ?
—Oui mon grand, toute la bande. »
J’évite de justesse les mots qui montaient à mes lèvres : Sauf ton fils.
« C’était quand, la dernière fois ? demande-t-elle.
—Il y a deux ans, quand on a refait ton potager.
—Vous n’étiez pas très doués, il m’a donné trois tomates et des carottes toutes tordues. »
Qu’est-ce que tu veux, Mimi, les gars et moi, on a toujours été plus motos que motoculteurs.
Elle me précède dans le couloir. Une boule d’angoisse me coupe la respiration.
La veille, Marco avait appelé au troquet.
« Salut ma poule, avais-je lancé en reconnaissant le numéro.
—Mauvaise nouvelle, Lucas.
Trente ans que je connaissais Marco. Jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse y avoir autant de douleur dans trois petits mots.
—Fabien ? Rémi ? Luigi ?
—Fabien. Il s’est pris un autobus en partant au boulot. Mort sur le coup.
—Oh putain, avais-je crié. »
Les clients s’étaient tus. Il y a des moments dans l’existence où le décor se fige, où les visages et les expressions s’impriment sur votre rétine, définitivement, comme un paysage sur une pellicule argentique. Un volet avait claqué. Léa avait posé sa main sur mon avant-bras « Lucas ? ». Le vieux Roger était resté immobile de l’autre côté du comptoir d’acajou, le verre à quelques centimètres des lèvres. Il me regardait en silence. Ils me dévisageaient tous, en fait. Moi, le grand Lucas, pleurant comme un gamin, les mains cramponnées à la tireuse à bière.
Quand je rentre dans la cuisine de Mimi, les gars sont attablés autour de bols de café. Rémi lève son quintal ; la chaise reconnaissante gémit de soulagement. Il me fait la bise.
« Tu pourrais te raser, enfoiré.
—Moi aussi je t’aime, dis-je avec plus de conviction que d’habitude.
J’embrasse Luigi et Marco.
—Du café ? propose Mimi.
—Avec plaisir, j’ai roulé toute la nuit. »
Mimi remplit un bol jaune sur lequel Titi et Gros-Minet font la course, me le tend puis disparaît dans le couloir.
« Je vais à la boulangerie », lance-t-elle.
Nous entendons la porte d’entrée se refermer.
« Lucas, fait Marco, il y a comme qui dirait un problème.
—De quel ordre ?
—Mimi veut une messe. »
Je manque de m’étrangler avec le liquide brûlant.
« Quoi ? Une messe pour Fabien ! Mais c’est le plus grand bouffeur de curés que j’ai rencontré de toute ma vie !
Luigi intervient de sa douce voix d’Italien endormi.
—Lucas, la messe, c’est pour Mimi. Fabien, il s’en fout maintenant. Quand son paternel est mort, on était tous à l’église, non ? »
Il vient de marquer un point. Je ne sais pas ce qu’ils ont les ritals mais dès qu’il est question de religion, ils deviennent convaincants.
« Les enterrements, ajoute Rémi, c’est pour les vivants, pas pour les morts.
—Dites, c’est un complot ?
—On te connaît. »
C’est le moment que choisit Mimi pour entrer dans la pièce.
« Il est décidé ?
—C’est bien ce que je dis, constaté-je, c’est un complot. Mimi, je ne me rappelais pas que la boulangerie était si proche. On dirait aussi que tu as oublié le pain.
—Pour moi, Lucas.
Je soupire. Après tout, c’est peut-être ce que Fabien aurait souhaité.
—Ok, mais simple alors.
Mimi esquisse un sourire.
—Le bedeau arrive dans une demi-heure.
—Quoi !
—Cette fois-ci, je vais à la boulangerie, dit-elle en disparaissant à nouveau dans le couloir.
—Ah les femmes, sentence Luigi en connaisseur. »
Nos regards se croisent et je devine qu’une même question nous brûle les lèvres. Marco se lance.
« C’est quoi un bedeau ?
—Je ne vois pas trop, dis-je.
—Celui qui se fait enfiler par le curé, tente Luigi.
—Non, lui, c’est l’enfant de chœur, assure Rémi.
—Un curé bis, pas officiel, osé-je, le type qui ne réussit jamais à régler le micro.
—Attendez, je cherche. »
Rémi sort de sa poche un mobile large comme une assiette et tape une recherche.
Nous sommes ébahis. Rémi avec un portable, c’est Cro-Magnon dans la Silicon Valley.
« Alors, d’après le Larousse, je cite, c’est un employé laïque chargé de maintenir l'ordre au cours des offices et chargé d'accompagner les membres du clergé dans les cérémonies.
—Service d’ordre ? dit Marco. Comme nous avec les Bérus dans les années quatre-vingts ?
—Moins rock n’roll, je pense.
—Bon les poteaux, c’est pas que j’m’ennuie mais je vais prendre une douche. Je suis naze.
—Mimi t’a gardé la chambre du fond, dit Rémi. À tout à l’heure, avec monsieur bedeau. »
Dans le couloir, je marque une pause devant la porte de Fabien. J’appuie sur la poignée. Ce n’est plus la chambre d’adolescent dans laquelle je me suis réveillé tant de fois après une virée en boite de nuit. Les posters de James Dean et de Marylin ont disparu. Un grand lit deux places recouvert d’un édredon est appuyé au mur. Sur le bureau en pin, une photo nous représente tous les cinq avec Sara, au bord de la rivière.
Sara. C’est Fabien qui avait tiré le gros lot. On était tous amoureux d’elle mais elle avait choisi le plus barré de la bande. Et puis elle était partie, voici quinze ans. Fabien n’avait pas compris. Nous non plus. Un soir de fête, il m’avait raconté sa disparition après dix ans de vie commune. Il avait déplié le message glissé dans son portefeuille puis me l’avait tendu. L’encre était grise, presque effacée.
« Fabien, tout a changé ces derniers mois. Je pars. Si tu m’aimes encore un peu, n’essaie pas de me retrouver. Je vais probablement partir à l’étranger, retrouver ma sœur Béatrice en Australie. Sans doute. Merci pour toutes ces années. Embrasse Mimi pour moi. Sara. »
Ça l’avait détruit, Fabien. Surtout le fait de ne pas comprendre. Il avait tout imaginé, mais avait respecté la volonté de Sara. Et le temps était passé.
Quand je redescends, Rémi me fait signe d'aller au salon. Marco et Luigi sont assis sur le canapé et Mimi sur sa chaise préférée. Face à eux, un petit homme frisé sirote une tasse de café.
Je m’assois à côté de Luigi et Rémi envahit le fauteuil à ma gauche.
L’asticot relève la tête, extrait deux yeux larmoyants de cernes grisâtres puis prend la parole.
« Toutes mes condoléances. Dominique m’a beaucoup parlé de Fabien et de ses amis –là, je mets cinq secondes à réaliser que Dominique et Mimi sont une seule et même personne. Nous allons préparer la messe qui sera célébrée par l’abbé Ducret. »
Silence semi-hostile.
« Au moment de l’arrivée du corps du défunt, je vous propose un chant d’entrée, par exemple Agneau de Dieu, conduis nos pas.
—Fabien, c’est plus bouc qu’agneau, grommelle Rémi. »
Le bedeau ignore l’intervention du golgoth et se lève. Voilà t-y pas qu’il écarte les bras et entame le chant d’une voix à me réconcilier avec l’œuvre discographique de Céline Dion. Bras tendus, il psalmodie les yeux fermés. Jamais vu un départ de trip aussi rapide. Je m’attends d’une seconde à l’autre à le voir s'envoler ou entamer un sirtaki. Marco a les yeux écarquillés. Et oui, même à quarante-cinq ans, la vie peut réserver des surprises.
Mimi est toute rouge. Elle nous connaît.
« Alors ? questionne le gnome redescendu de son nuage, un large sourire aux lèvres.
—Vous savez, dit Luigi, moi et l’Eurovision…
—Vous avez pas plus rock n’ roll, enchaîne Rémi, Highway to hell, par exemple. C’est d’actualité. »
Le bedeau change de couleur et je découvre que la lividité présente une gamme de teintes assez élargie.
« Les garçons », chuchote Mimi.
Elle a raison. C’est un peu facile. Nous sommes quatre et chacun d’entre nous pèse trois fois le poids du curé-bis.
« Va pour l’agneau, gronde Marco en levant les yeux au ciel.
—Vous savez, fait le bedeau, vous pourrez aussi choisir des chants. Mais Highway to hell, franchement, dans une église. »
Nous entamons un rapide conciliabule sur les morceaux préférés de Fabien. Nous nous mettons d’accord sur Coney Island Baby de Tom Waits, le Crossroads de Calvin Russel et Down in the hole de John Campbell. J’écris les titres sur un bout de papier et le tends au bedeau.
« Non négociable. À l’entrée et à la sortie.
—D’accord, chevrote le gnome, soulagé d’avoir échappé à l’incident diplomatique. Maintenant, il faudra convaincre l’abbé Ducret. Il est un peu…
—Un peu ?
—Comment dire… raide.
—Tu vois, dit Luigi en me filant un coup de coude, c’est pas l’enfant de chœur qui se fait…
—Luigi ! le coupe Mimi qui décidément nous connaît bien.
—Bon, interviens-je, on va faire dans le sobre. Fabien et la religion, monsieur le bedeau, c’est…
—… le blanc et le noir, complète Rémi.
— David et Goliath, ajoute Luigi qui a des lettres.
—Wallis-et-Futuna, dit Marco qui n’en a pas.
—Mimi, tu veux quoi pour Fabien ? »
Elle me regarde et lance de sa voix douce.
« Mais que vous soyez là, tous, pour lui dire au revoir. Et qu’il soit enterré près de Marc, son papa. »
Je me tourne vers l’asticot.
« Bon, vous avez entendu Mimi. Pour les chants, on va vous faire confiance. On n’y connait rien. Évitez les tralalas et tout ira bien. Nous, on s’occupe de la sono. Pas question d’avoir un son pourri pour le dernier voyage de Fabien.
—Après la cérémonie, ajoute Mimi, vous viendrez tous à la maison. Vous êtes le bienvenu, monsieur Gréval. »
Tiens, le bedeau a un nom.
Nous nous levons comme un seul homme. Rémi s’approche du gnome et lui claque deux bises. « Vous nous faites ça bien ! ». Le bedeau a viré à l’écarlate. Il bredouille deux ou trois « Oui bien sûr » en quittant la pièce.
Le téléphone choisit ce moment pour sonner.
Mimi décroche.
Elle écoute deux secondes, titube, puis chuchote en nous regardant.
« Sara. »
Annotations
Versions