10
Lorsque je rejoignis mon logement, en fin de journée, j’eus l’honneur de rencontrer la femme du maire Itaraxi. Petite et sèche comme une brindille, elle partageait avec son mari le même sourire bien trop large pour qu'il fût sincère. Sa visite n’avait eu que pour seul avantage de me permettre de déguster, contrairement à la veille, mon repas chaud. Son mari lui avait assurément dressé un portrait peu avantageux de ma personne à la suite de notre altercation du jour précédent. Ce constat traversa mon esprit et me laissa de marbre.
Justine accaparait toute la place au sein de mes pensées. Je souhaitais de tout cœur que ni l’édile, ni le curé ne mettraient d’obstacles au bon déroulé des entrevues que je voulais avoir avec la jeune bergère.
L’avoir rencontrée avait chassé toutes les appréhensions que j’éprouvais pour elle. Les discours dont j’avais eu l’écho faisaient état d’une jeune fille nerveuse et hystérique, sujette aux accès de violence et c’était un tout autre portrait qui s’était dévoilé à moi aujourd’hui. Elle n’était qu’une enfant, apeurée de surcroît.
En réorganisant les notes de mon carnet, je me souvins du bras de son père et les traces que les sévices de la jeune fille avaient laissé sur lui. L’homme semblait de bonne constitution et, au fond de moi, j’étais persuadé que si j’avais eu à me mesurer à lui, le paternel aurait pris le dessus avec aisance. Alors, comment cet homme n’avait-il pas pu maîtriser sa fille ?
Je notais dans un coin de ne pas faire confiance aux apparences et, lorsque je terminai d'écrire cette phrase, le souvenir d’une de mes patientes, Hanna Fiduziet, ressurgit dans mon esprit. Hanna était une femme d’une beauté étourdissante et dont les manières inspiraient une grande admiration pour quiconque la croisait la première fois. Elle était une épouse dévouée et parlait souvent de son mari avec un amour inconditionnel. Seulement, Hanna, aussi parfaite qu’elle m’eût paru lors de notre premier entretien, se trouvait en attente de jugement pour le meurtre de ses trois enfants. Enfants qu’elle avait attachés puis noyés, un par un, sous les yeux de chacun d’entre eux. Tout ceci afin de se venger de son mari dont les ardeurs incontrôlées avaient arrondi le ventre de la très jeune bonne de la maison.
Je soulignai deux fois la mention “ne pas faire confiance aux apparences”. En me relisant, la lumière de la bougie vacilla.
« Sûrement un courant d’air », pensai-je en me levant pour fermer la fenêtre devant moi.
La bougie s’éteignit. Dehors, dans le noir, la maison en face était illuminée de l’intérieur. L’obscurité me permit de décrire son intérieur baigné dans la lumière. Je tâtonnais le bureau dans l’espoir de mettre la main sur la boîte d’allumettes, mais, hypnotisé par cette vision à l’extérieur, je n’arrivais pas à en détacher mon regard. Lorsque je parvins enfin à remettre la main dessus, l’allumette que je craquai produisit dans son souffle une forte odeur de soufre. La flamme qui prit naissance à l’extrémité du petit bâton en bois étreignit rapidement la mèche noircie de la bougie. De nouveau assis, je remarquai que l’extérieur était plongé dans une obscurité impénétrable. Je ne voyais plus la maison en face.
J’entrepris de reprendre mes activités d’écriture lorsqu’un souffle chaud m’humidifia la nuque. Surpris, je me retournai vivement. J’étais seul.
D’un geste, je saisis le chandelier dont la faible lueur ne parvint pas à éclairer toute la pièce. Faisant des mouvements circulaires, je tentais de dévoiler les recoins les plus obscurs à l’intérieur desquels l’intrus aurait pu trouver refuge. Ce faisant, je produisais des ombres difformes, modifiant les perspectives de la salle dans un jeu de lumière grotesque.
Des bruits de pieds nus courant sur le parquet à ma gauche me firent sursauter et je braquai la bougie vers la source du chahut. Seul mon lit se trouvait là. Le visiteur s’était-il caché en dessous ?
— Qui est là ? demandai-je.
J’essayai d’avoir la voix la plus assurée possible, sans grand succès. Pas de réponse. Je me penchai pour éclairer sous le sommier lorsque de nouveaux pas de course surgirent à ma droite. Je fis volte-face, les mains devant moi pour assurer une protection précaire face au danger éminent. Le rire d’un enfant résonna dans la maison. J’en étais désormais persuadé, je n’étais pas seul.
Qu’est-ce qu’un enfant, à une heure si tardive, venait faire ici ? Était-ce pour me jouer un mauvais tour ? Ou bien était-ce pour m’intimider ? Tant de questions se bousculaient à l’intérieur de mon crâne tandis que je tâchais méticuleusement d’éclairer chaque zone d’ombre.
Un souffle bref se fit entendre et la flamme qui dansait sur la mèche disparut. Le bureau sur lequel se trouvaient les allumettes n’était qu’à quelques pas, mais cette maigre distance qui m’en séparait suffisait à faire naître en moi une terreur abyssale. Je restais immobile, prêt à subir les assauts violents de l’intrus et, plus j’attendais, plus mon imagination se faisait fertile. Mes yeux s’habituaient lentement à l’obscurité qui m’entourait et cette dernière, telle une tache d’encre noire, commençait à se diluer, laissant apparaître les détails et les contours de mon environnement.
Je n’osais pas cligner mes yeux exorbités de peur d’être surpris à ce moment précis, mais ces derniers commencèrent à s’assécher et à brûler. Mes sens étaient exacerbés, à l’affût du moindre stimulus. Les odeurs de la pierre poussiéreuse se mélangeaient à celle de la soupe de légumes que j’avais ingurgitée quelques heures de cela. Je pouvais sentir l’odeur du tabac imprégnée dans la veste qui reposait sur mes épaules. Le tapotement d’une branche contre la toiture était à peine perceptible, tout comme le tintement des cloches des bêtes dehors ou le clapotis du torrent en contrebas du village. Ces bruits, presque inaudibles en temps normal, donnaient l’impression de se faufiler à l’intérieur de mes deux oreilles jusqu’à mes tympans. Ils en devenaient assourdissants.
À cause des mouvements oculaires rapides provoqués par l’état d’alerte dans lequel je me trouvais, je sentis naître en moi une sensation désagréable de vertige. Je manquai de perdre pied lorsqu’un autre rire derrière moi suivi de bruits de course me ramena à la réalité.
Dans un élan de panique, je courus en direction du bureau pour récupérer de quoi conjurer les ténèbres. Mon pied heurta la chaise et me fit perdre l’équilibre. J’évitai de justesse d’épouser le sol avec mon front, mes mains absorbant la chute. Ainsi à terre, vulnérable, l’intrus en profita pour se ruer vers moi. Ses courtes foulées se rapprochaient inexorablement. Je crispai mes yeux et mon corps, dans l’attente de l’inévitable.
— Ondo lo egin !
Le souffle chaud de ces trois mots chuchotés au creux de mon oreille provoqua chez moi un violent réflexe de recul. Je ne pus réprimer un bref cri de terreur qui eut pour effet de déclencher un nouveau ricanement chez l’indésirable. Alors qu’il s’éloignait, j’aperçus la porte d’entrée s’ouvrir. La silhouette décharnée de l’intrus m’apparut à la lueur de la lune alors qu’il s’enfuyait dehors. Habillé d’un simple tissu qui lui entourait la taille, il courrait en s’aidant de ses longs bras lorsqu’à chaque foulée, il donnait l’impression qu’il allait trébucher. Sa corpulence et son gabarit étaient ceux d’un très jeune enfant.
Ce n’était donc pas mon imagination qui m’avait joué des tours. Je n’étais pas seul ce soir-là.
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