Ghost Dogs
À l'aube, la tempête s'étiola, mais il continua de neiger pendant une bonne partie de la journée. Je passai une partie de la matinée à regarder les nuages s'effilocher sur les arêtes des immeubles autour de l'hôpital avec la perspective de retrouver Camille. Je comblais ces longues heures d'attente en me plongeant dans les romans qu'elle m'avait apportés sans toutefois que les mots ne m'atteignent, rebondissant sur les parois fermées de mon esprit préoccupé. Mon cœur, lui, battait un entre-deux dans la zone grise de l'incertitude, quelque part entre le désir et l'impatience.
La fatigue me rattrapa et je m'abandonnai au sommeil, un bras en travers du visage afin de barrer la lumière triste du jour qui s'infiltrait par la fenêtre. J'errai un long moment aux portes de la somnolence avant que le chuintement d'une porte qu'on ouvrait et une respiration à côté de mon lit ne me tire de ces limbes grises. À la place de ma femme, je découvris l'agent Errico qui, à ma grande surprise, se tenait là, silencieux malgré la nervosité qui luisait dans ses yeux marron :
" Habillez-vous, Fogarty. On vous change de planque.
- Quoi ?
- Levez-vous et rassemblez vos affaires. Vous déménagez.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Je vous expliquerai ça en route. Mais il ne faut pas tarder.
- Je veux voir ma femme et mes filles.
- Je vous amène à elles. Ou plutôt nous vous avons trouvé quelque chose de plus spacieux et de plus... intime. "
J'avais envie de protester, mais je remarquai les cernes violacées sous ses yeux. Stanley Errico portait encore son épais blouson de terrain avec les lettres jaunes. Les manches étaient maculées de boue tout comme son pantalon de treillis et ses bottes de l'armée et je distinguais le haut d'un gilet pare-balles sous le col entrouvert. Mille questions me heurtaient l'esprit ; néanmoins je me tus face à l'urgence que dégageait Errico. J'emballai mes maigres affaires pendant qu'il répondait au téléphone.
Quand nous sortîmes de la chambre, deux agents en armes, l'air sombre nous emboitèrent le pas. Je stoppai net :
" Et Charlie ?
- Votre ami est toujours dans le coma. Nous l'avons placé sous une étroite surveillance. N'ayez aucun doute sur la valeur des policiers que je laisse en faction ici, Mr. Fogarty.
- Je pourrais vous faire plus confiance si vous m'en disiez plus.
- Pas ici. Une fois dans la voiture. "
Il m'entraîna vers l'ascenseur. Sur le gilet tactique de l'un des agents, un talkie-walkie grésilla. Je compris au milieu des parasites radio que la route était dégagée jusqu'au parking. Je me sentais comme un prisonnier en train d'exécuter son plan d'évasion. Un Chevrolet Suburban noir aux vitres teintées nous attendait, moteur au ralenti. Errico grimpa à l'avant tandis que je me glissais sur la banquette arrière entre les deux molosses en uniforme kaki du H.R.T. Sans perdre un instant, le conducteur démarra dans un crissement de pneus.
" Où va-t-on ? demandai-je quand nous déboulâmes au milieu des congères laissées par le blizzard sur l'avenue derrière l'hôpital.
- Dans un coin perdu, à l'extérieur de la ville.
- Est-ce que vous allez enfin me dire ce qui est aussi urgent, Errico ?
- Vous ne lâchez jamais l'affaire, Fogarty.
- J'attends juste que vous teniez votre parole. Et que vous mettiez ma famille à l'abri. "
Il se tourna sur son siège et me regarda avec une intensité exaspérée qui me mit presque mal à l'aise. Il me raconta l'assaut mené sur la propriété cachée de Castor Road.
Après m'avoir quitté au milieu de la nuit, il s'était réuni avec ses supérieurs et ceux de l'unité d'intervention. Sur la base des informations que je lui avais données, ils avaient réussi à localiser dans les collines troubles au-dessus de Marion la maison où les bikers nous avaient conduits avec Charlie pour rencontrer Leonard Dillon et conclure notre deal. Bloqués par la tempête, les agents du FBI en avaient profité pour peaufiner leur plan d'action. Quand les bourrasques de neige s'étaient calmées, ils avaient pris position dans les bois autour de la propriété en profitant des brumes pour se dissimuler. Un peu avant midi, l'assaut avait été donné en une chorégraphie soignée et précise. Surpris, les bikers eurent à peine le temps d'ouvrir le feu sur les agents fédéraux, mais les tireurs furent rapidement maîtrisés.
" Et Dillon ? intervins-je.
- Il n'était pas là. Sauf s'il a profité d'une cachette que nous n'avons pas encore découverte.
- Et pour Parker ?
- Lui est parvenu à filer quand nous avons lancé l'attaque. Dès les premiers échanges de tirs, il est monté sur sa Harley et a réussi à nous fausser compagnie. Il a eu énormément de chance.
- Ou quelqu'un l'a prévenu.
- C'est également la conclusion à laquelle je suis arrivé, Mr. Fogarty. Votre suggestion d'une taupe infiltrée dans nos services a fait son bonhomme de chemin et j'ai un plan pour la débusquer.
- Et c'est quoi, votre idée ?
- Vous me prenez pour un bleu ? Vous croyez que je vais vous divulguer quoi que ce soit ? Faut-il que je vous rappelle votre position, Mr. Fogarty ?
- Et moi, je vous emmerde, Errico. Donc cet enfoiré de Parker n'a pas hésité à utiliser ses hommes comme bouclier pour se faire la malle. Quelle ordure. balançai-je sous le regard granitique des deux colosses qui m'encadraient.
- Nous avons un dossier aussi épais qu'un annuaire sur Trey Parker. Ce gars ne recule devant rien.
- Et maintenant ?
- Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Dillon et son lieutenant principal dans la nature, ça risque de faire désordre. Qu'est-ce que vous allez faire ?
- Nous avons commencé un inventaire de tout ce que nous avons saisi sur la propriété. Cela pourrait nous mettre sur une piste. Peut-être aussi que le shérif Gatineau que nous avons arrêté pour nous avoir mis sur de fausses pistes nous livrera quelques infos.
- Donc en résumé, vous êtes dans le flou le plus absolu.
- Non, Mr. Fogarty, pas exactement. "
Pour la première fois du trajet, je remarquai une lueur amusée dans son regard. Selon toute vraisemblance, Errico n'avait pas joué toutes ses cartes, même si je ne voyais pas lesquelles.
À danser sur le fil tranchant d'un rasoir, on plonge dans des abîmes d'incertitude.
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