L'horizon des évènements

8 minutes de lecture

S'il ne neigeait plus, un vent glacial soufflait encore. Je l'entendais siffler au-delà de la fenêtre du salon de notre planque et à chaque rafale, la nuit me donnait l'impression de se rapprocher davantage. Étrange sensation que d'assister de façon presque tangible à la métamorphose des bois autour de la ferme isolée en ombres d'une profondeur presque océanique.

 " Vous devriez vous détendre, Mr. Fogarty. Nous sommes là pour un bon moment. me lança l'un des agents du FBI, toujours vêtu de son uniforme kaki d'intervention. Sur sa poitrine, son fusil d'assaut restait sanglé à son gilet tactique ; tout juste avait-il retiré son casque en entrant.

 - Je me reposerai quand ma famille sera là. C'est clair ? "

Pour toute réponse, il m'offrit un haussement d'épaules et me renvoya à ma solitude inquiète. J'attendais depuis des heures l'arrivée de Camille et des filles, mais je demeurais sans nouvelles. Hormis la veilleuse de la hotte au-dessus de la cuisinère, la pièce était plongée dans l'obscurité et je faisais des allers-retours devant la baie vitrée, scrutant les ténèbres avec l'espoir que des phares apparaissent au bout du chemin.

Quand l'attente devint insupportable, je m'éclipsais dans la chambre où m'attendait le sac de vêtements laissé par ma femme aux policiers. Je trouvais dedans une paire de jeans et un pantalon en toile, quelques-unes de mes chemises, une veste sans manches, mon blouson en cuir beige et surtout l'un de mes chapeaux. Pour affronter les lendemains qui s'annonçaient, il me fallait faire peau neuve. Je pris une longue douche pour me débarrasser de l'odeur de l'hôpital, de cette sensation de faiblesse pareille à une démangeaison et me changeai. J'étais torse nu au-dessus de mon lit quand les feux arrière d'une voiture vinrent troubler l'obscurité et emballer mon rythme cardiaque. Stress et excitation de retrouver les miens se mêlaient en un brouhaha de pensées, d'émotions contradictoires. J'enfilai un t-shirt et retournai dans le salon à l'instant précis où Stanley Errico entrait, ses bottes épaisses couvertes de neige, le visage congestionné par le froid. Mais je lisais autre chose dans ses traits froissés et son regard fuyant, comme une confidence inavouable. Ni Camille ni mes filles n'étaient là, je compris qu'il s'était passé quelque chose.

 " Où est ma famille, Errico ?

 - Calmez-vous, Mr. Fogarty.

 - Où sont-elles, bordel ?

 - Laissez-moi vous expliquer.

 - Faites donc. "

La colère montait en moi, mais je tentai d'écouter son histoire jusqu'au bout.

Il avait une taupe dans son service. En accord avec son chef de section, il avait décidé de lui tendre un piège et de compartimenter les infos distillées aux enquêteurs. Les trois suspects avaient reçu un itinéraire différent et aucun moyen de communiquer avec les autres équipes. Le plan d'Errico était simple : si les Ghost Dogs tentaient une attaque pendant le transfert de ma famille, l'agent corrompu serait démasqué.

Ce qui était arrivé quand, trois rues après la planque, une fourgonnette blanche les avait pris en filature, roulant en parallèle pour ne pas éveiller les soupçons, sur les larges avenues de Cincinnati. À une intersection, la camionnette s'était arrêtée à hauteur du SUV et la porte coulissante s'était brusquement ouverte sur deux tireurs positionnés à l'arrière qui avaient ouvert le feu sur le Suburban où se trouvait ma famille. L'agent au volant avait reçu une rafale en plein visage, les tirs suivants avaient atteint l'autre policier sur le siège passager à la poitrine et à l'épaule.

À ce moment du récit d'Errico, mes poings se serraient et s'ouvraient. Sous la peau de mes avants-bras, mes muscles rouler et se tendre aussi épais et durs que des câbles électriques. Il reprit :

 " À ce moment-là, ils ont commencé à arroser la banquette arrière où se trouvait votre famille. "

Les ombres m'envahirent tandis qu'un feu aussi violent qu'inexpugnable embrasa à la fois mes pensées et mon cœur. J'explosai et me ruai sur lui. Mon poing le cueillit juste au coin de la bouche. Sous le choc, ses yeux s'écarquillèrent et il bascula en arrière, mais j'étais déjà en train de réarmer mon bras. Peut-être me précipitai-je ou perdis-je l'équilibre car cette fois, le crochet que je lui tentai lui cingla seulement l'oreille. Je n'eus pas le temps de porter le coup suivant. L'un des deux colosses du HRT m'envoya rouler loin d'Errico d'un coup d'épaule. Avant même que j'ai pu me relever, le deuxième m'attrapait par le t-shirt et me repoussa jusqu'à la baie vitrée. Ses yeux étaient comme ceux d'un crotale prêt à mordre, vides et inflexibles. Derrière cette barrière kaki, je vis Errico se relever et essuyer le sang qui lui coulait sur le menton.

 " Putain, Sean ! Vous avez perdu la boule ?

 - Allez vous faire foutre ! sifflai-je en essayant de me redresser. Le gars de l'unité d'intervention s'avança d'un pas vers moi. Je le toisai :

 " Amène-toi, tête de con !

 - Donne-moi un prétexte, enfoiré de mafieux, et je me ferai une joie de t'apprendre les bonnes manières.

 - Ça suffit, Roth. " lança Errico. La peau autour de sa bouche commençait à enfler et son oreille était à présent aussi rouge qu'une tomate. Il la massa et grimaça :

 " Bon sang ! Vous ne m'avez pas raté. Vous comptez vraiment jouer votre avenir sur une décision impulsive ?

 - ALors que vos conneries viennent peut-être de briser le destin de mes filles. Ou de ma femme. Je vous emmerde ! Dites-moi que mes filles vont bien. répliquai-je en m'appuyant sur un genou. Mes yeux se remplirent de larmes, mais je les chassai d'un revers de la main.

 - Ni elles ni votre femme ne sont blessées.

 - Putain de menteur ! hurlai-je.

 - ELLES VONT AUSSI BIEN QUE C'EST POSSIBLE ! gueula-t-il en retour. Elles n'ont rien, elles sont juste en état de choc. Et déjà prises en charge à l'hôpital.

 - J'vous préviens que si vous cherchez à m'embobiner, Errico, votre vie ne vaudra pas un putain de clou !

 - JE VOUS LE JURE, BORDEL DE MERDE ! VOUS ALLEZ ÉCOUTER, FOUTU CABOCHARD ! "

Un silence aussi fragile que du cristal tomba dans la pièce. Une véritable impasse mexicaine de regards noirs. J'étais au bord de l'implosion. Errico, l'air froissé, tendit les mains devant lui, paumes tournées vers moi en un geste d'apaisement.

 " J'ai fait le con, Mr. Fogarty. Je l'admets, mais j'ai cru que je prenais la bonne décision pour serrer le renégat de mon unité. J'ai utilisé votre famille comme appât sans vous en faire part. J'en suis désolé.

 - Je me fous de vos excuses. Je vous le ferai regretter.

 - Ça, je peux l'entendre. Mais laissez-moi finir mon histoire. Votre épouse a eu le temps d'attraper vos filles et de se glisser avec elles entre les banquettes. Les tireurs ont visé trop haut et elles n'ont rien. Je vous le répète, elles sont simplement choquées. C'est tout à part quelques coupures à cause du verre.

 - Si leur attaque était si bien coordonnée, pourquoi a-t-elle échoué ?

 - Parce que je n'avais pas signalé aux agents que je soupçonnais que des véhicules d'intervention seraient en en filature deux cents mètres derrière.

 - Comment être sûr que nous ne serons pas attaqués ici ?

 - Parce que j'avais convenu d'un point de rendez-vous à la sortie de la ville. Aucun des trois agents ne savait où se trouve la planque. "

Un poids énorme quitta mes épaules et je ne pus retenir mes larmes, vidé de toute énergie. Je hoquetai :

 " Et votre taupe ?

 - Entre nos mains, en train de subir un interrogatoire serré. Tout comme les deux tireurs. Cela dit en passant, ce sont des hommes de Dillon. Le fichier d'empreintes a parlé. Vous venez de ruiner une bonne partie de ses projets d'avenir, il est certainement très remonté contre vous, Sean.

 - C'est bien le cadet de mes soucis à l'heure actuelle. Je veux voir ma famille. Maintenant.

 - Ça, je peux vous l'accorder. Roth, Keegan, préparez la voiture. On décolle dans dix minutes.

 - Vous êtes sûr, monsieur ?

 - Certain. Action, les gars ! "

Les deux hommes sortirent. Errico me regarda bien en face :

 " Jouez à nouveau au con comme ça, et je vous éclate, Fogarty.

 - Quand vous voulez.

 - Allez vous changer. Votre droite est pas mal pour un Irlandais.

 - Vous emballez pas, Errico. Vous n'avez même pas eu le temps de réagir que vous étiez déjà sur le cul. "

Je me débarbouillai, changeai de t-shirt et finis de m'habiller. Je grimpai à l'arrière du SUV noir en compagnie du dénommé Keegan. Je me tus. À me laisser bercer par la route, je crus m'endormir. Quand j'émergeai, Cincinnati, que j'avais quitté quelques heures plus tôt, se profilait, scintillante galaxie de lumière artificielle. Roth se gara devant l'entrée du service de pédiatrie du même hôpital où j'avais séjourné. Un vigile nous barra le passage :

 " Désolé, messieurs. L'accès est interdit aux visiteurs.

 - FBI. Laissez-nous passer.

 - Bon sang, c'est Fort Knox ici.

 - C'est la moindre des choses après le bordel de cet après-midi. "

Camille attendait sur l'un des sièges en tissu âpre du couloir. Quand elle me vit, elle bondit et courut jusqu'à moi. J'eus à peine le temps de voir le vert de ses yeux cerclés du rouge de ses larmes. Elle se réfugia dans ma poitrine tandis que ses poings rageurs me martelaient le torse. Elle m'implorait autant qu'elle me haïssait :

 " Dónde has estado, Sean ? Hmmm ? Dónde has estado ?

 - Je suis désolé, Cam. Je suis là maintenant.

 - Dispararon con sus rifles a nuestras hijas. Et tu n'étais pas là.

 - Pardonne-moi, Camille. Je t'en supplie, pardonne-moi.

 - Qué vas a hacer ahora? Comportarte como el león que dices ser o como un vulgar perro ? "

Elle me gifla avec force. Presque avec haine. Je reculai d'un pas sous la violence du coup et portai la main à ma joue. C'est d'une voix froide que je dis :

 " Où sont les filles ?

 - Mr. Fogarty, mon chef de section va demander à vous rencontrer. intervint Errico, que j'avais presque oublié.

 - Et bien, vous lui direz d'attendre. Moi, je vais voir mes filles. "

Les infirmières les avaient réunies dans la même chambre. Quand elle me vit, Elsa, ma cadette, me sauta au cou. Ses longs sanglots posèrent une marque humide dans mon cou et sur le col de ma chemise. Quant à sa grande sœur, Marisol, elle resta prostrée sous ses couvertures, le visage toujours vers la nuit. Je contournai son lit et m'interposai entre son regard et la fenêtre.

 " Mari, c'est Papa. Je suis là. C'est fini. C'est fini, ma puce. "

Ses yeux papillonnèrent, comme si elle ne me reconnaissait pas. Puis une main diaphane émergea des profondeurs et agrippa mes doigts en une poigne terrible. Silencieuse, elle m'observa d'un regard rempli de détresse et de peur qui me renvoyait à mes propres défaillances de père absent. J'avais toujours pensé leur offrir sécurité et confort ; ce soir, j'avais failli les perdre. Le voilà, mon héritage de South Boston. La main de Camille se referma sur mon épaule, plus dure et intransigeante qu'un étau :

 " Que comptes-tu faire maintenant, Sean ?

 - En finir une bonne fois pour toutes avec Southie. Reprendre notre liberté. Solder les vieux comptes. "

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Shephard69100 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0