Chapitre 2- Cilanna
Le soleil était à son zénith lorsque Cilanna posa le pied sur l’estrade. Envoyée par sa soeur comme taupe, elle n'avait eu d'autre choix que de se plier à sa volonté.
Les timides rayons qui baignaient son visage ne parvenaient pas à détourner l’attention de la Reine de la morsure glacée du vent sur sa peau. Un champ s’étendait à leurs pieds, désert pour l’instant. Le craquellement des planches s’insinua dans son esprit alors que le Marquis de Sard lui désigna une chaise à ses côtés. Quatre sièges de velours noir étaient installés à leur attention : trois pour le Marquis, Dame son épouse, l’ainé de leurs quatre enfants et un pour Sa Majesté. Le Marquis ploya le genou pour baiser sa main.
-Ma Reine, la salua-t-il en se relevant. Je vous prie d’excuser le retard de Mirweï et de mon fils. Jyrrah a taché son pantalon après avoir coursé un chat.
Un sourire flotta sur ses lèvres. Combien de fois leur mère avait réprimandé ses louveteaux alors qu’elles avaient rongé rideaux et tapis ?
-N’ayez crainte messire. (Elle se tourna vers ses gardes) Vous pouvez disposer, messieurs.
-Ma Dame…(Le capitaine chercha ses mots) notre rôle est de vous accompagner….
-Je ne pense pas être en danger avec messire, le coupa-t-elle avec douceur. Trouvez-vous une place à l’ombre, savourez le spectacle mais je tiens à ce que vous soyez présents au bal de ce soir.
Les gardes s’inclinèrent avant de prendre congé. Cilanna pivota vers le Marquis. Elle savait ce qui allait suivre : moins de personnes écouteraient leurs échanges mieux ce serait. La jeune femme inspira une goulée d’air pour se donner du courage et s’assis. Son hôte se pencha, le visage grave.
-Beaucoup de nos serfs sont morts cette année. Trop.
Ce dernier mot eut l’effet d’une dague se plantant dans son cœur, déchirant os et tendons sur son passage. L’habitude n’y changeait rien : l’appréhension la gagnait toujours lorsque ses vassaux l’observaient avec un air sévère, ignorant comment lui dévoiler l’incapacité de ses troupes à dénicher la meute.
-Quelques battues ne suffisent plus, c’est une traque sur tout le territoire de la Reigaa qui devient nécessaire. Avec les meilleurs chasseurs de la Reigaa.
Tromper, manipuler, persuader. L’art d’enrober des mensonges.
Elle avait été formée à cette tâche : mentir pour les protéger.
-Trouvez les meilleurs chasseurs de Sard et envoyez-les à Volgur Raal.
Je les enverrai au fond des Bois-Sombres. Si les Agkars n’ont pas leur peau, ce sera la forêt de Talpackk.
-Je commencerai mes recherches dès votre départ.
Cilanna acquiesça et son attention se reporta sur les chevaliers qui s’apprêtaient à combattre. A chacune de ses visites la jeune femme s’en étonnait, les Sardiens ressemblaient si peu aux autres habitants de la Reigaa avec leur front étroit, leurs yeux hauts et leurs cheveux sombres. La plupart des guerriers n’avaient qu’un baudrier comme protection et de multiples armes dont Cilanna ignoraient jusqu’au nom et à l’utilité. Une ombre se mouva sur sa gauche et une monstrueuse robe à froufrous orange apparut devant ses yeux. La Marquise esquissa une révérence. Son visage rond contrastait avec celui fin et tiré de son époux et dans une de ses robes, on aurait aisément pu y glisser deux Marquis de Sard. Originaire de Dargg, elle avait transmis à son héritier ses joues rondes et la blondeur de ses cheveux. Avec ses yeux lapis-lazuli, il offrait un habile mariage entre Dargg et Sard. Quelques années de plus et il pourra faire tourner bien des têtes. A condition que sa mère ne l’engonce plus dans des vêtements trop petits.
Pour l’instant, il n’était qu’un môme rondouillard qui se laissa choir dans le fauteuil voisin de Cilanna.
Les guerriers entrèrent l’un à la suite de l’autre pour former une ligne humaine au milieu des champs d’herbes coupées. Ils portèrent une main à leur cœur et le claquement sec de la chair contre le cuir brisa le silence qui avait recouvert l’estrade tel un linceul. Malgré le froid qui engourdissait les doigts de Cilanna, les hommes ne portaient que des vêtements de toile.
-Ma Reine, ce tournoi est pour vous, déclara le Marquis de Sard en attrapant de ses doigts boudinés par des bagues la coupe qu’un serviteur lui tendait.
Il la porta à ses lèvres avant d’en verser le contenu sur le sol et de teinter le champ de pourpre. L’herbe crissa sous les mouvements des guerriers. Les premiers coups d’épée fusèrent et selon l’angle de la lame, des éclats d’argent obligeaient Cilanna à plisser les yeux.
-Le Vert, déclara son hôte en lâchant une pièce dans la corbeille.
Le serviteur s’approcha de Cilanna et le tintement des sous rythma chacun de ses pas. Maleïka avait été effarée lorsqu’elle lui avait révélé qu’il s’agissait d’un combat à mort.
-Les Sardiens sont joueurs, lui avait-elle dit. Pense avec ta tête et agis avec tes mains.
Le vainqueur avait la reconnaissance éternelle de son peuple et le Marquis était si féru de ces jeux qu’il promettait au champion une place à ses côtés : dans la garde avec le titre de protecteur du suzerain.
Un morceau de tissu de couleur était noué autour de la cheville du combattant. Le but était simple : récupérer tous les fanions. Mais les Sardiens avaient ajouté une nouvelle règle à ce jeu populaire dans toute la Reigaa : l’adversaire devait être mort pour dénouer l’écharpe. Ainsi ne restait qu’un seul et unique vainqueur. La Reine plissa les yeux et se concentra sur les duels.
L’homme au fanion vert brandissait déjà quatre écharpes pourtant un autre combattant attira son attention. Plus chétif et discret, à son poignet n’était présente qu’une couleur.
-Jaune, décréta-t-elle.
Le Marquis haussa un sourcil.
-Vos choix m’étonneront toujours, ma Reine.
-Pour l’instant aucun ne m’a été fatal.
L’un des derniers guerriers tomba à terre et Cilanna put presque entendre le craquèlement des brins d’herbes recouverts d’une fine couche de givre ployer l’échine jusqu’à se rompre. Fanion Vert leva les bras en guise de victoire mais un mouvement derrière lui rendit le sourire à la jeune Reine. Son protégé ne figurait pas au sol avec les cadavres. Dissimulé, sa silhouette se confondait avec la parcelle d’ombre qui avait osé s’aventurer dans la carrière. Au-dessus d’eux, un corbeau cria. Fanion Vert fit l’erreur de lever les yeux et d’observer l’oiseau qui donnera son nom au futur gardien du Marquis de Sard. Un sourire perfide étira les lèvres de la Reine. Fanion Jaune balança son poids sur sa jambe droite, banda ses muscles et la flèche fendit l’air. Si la Déesse avait envoyé un signe, il n’aurait pu être que celui-ci : l’arme du Sardien se superposa à l’ombre du corbeau. Et alors que ce dernier lâcha un croassement, la pointe aiguisée de la lance se ficha dans la poitrine de Fanion Vert.
Une vive clameur s’éleva derrière Cilanna et le petit Prince glapit lorsque l’arme ressortit du torse de celui qui se voyait déjà vainqueur. Fanion Jaune s’avança dans la lumière tandis que le corbeau effectuait une ronde dans le ciel bleu. D’un geste vif, il arracha les écharpes et brandit le bras.
Du sang s’écoulait de la plaie du cadavre par vague destructrice. La terre blanche revêtait un manteau rouge et l’unique survivant de ce jeu meurtrier s’inclina, le poing sur le pectoral, insensible à la texture poisseuse qui se collait à la plante de ses pieds. Le guerrier posa un genou à terre dans un bruit de succion.
Cilanna pivota vers son hôte alors que celui-ci inclina la tête en signe de respect. Tous deux se levèrent, le Marquis tira son épée de son fourreau avec un bruit aigu. Elle enroula ses doigts autour du pommeau et son poids manqua de lui faire ployer le poignet.
-Comment t’appelles-tu ? Demanda-t-elle en s’approchant du futur chevalier.
-Jocha, répondit-il en fixant la pointe de l’arme, qui se posera sur son cœur.
Ses yeux avaient la noirceur de la Forêt de Talpackk : impossible de discerner l’iris de la pupille.
-C’est ta ruse qui t’as permis de gagner, Jocha de Sard. Tu n’as tué que deux Jegaals et pourtant dans tes mains se trouvent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Puisses-tu utiliser ta malice à bon escient pour servir Sard et la Reigaa. Tu t’es agenouillé simple combattant mais tu te relèveras chevalier.
Cilanna pressa la pointe de l’épée contre son torse sous l’acclamation de la foule.
Oui, songea-t-elle. La Reigaa est forte.
**
La pièce du château où se déroulaient les réunions du Marquis de Sard était assez petite. Entre la décoration (des nombreuses armures inutiles trainaient) et la grande table au centre, il restait peu de place pour s’asseoir. D’autant plus qu’à chaque mouvement, la Reine craignait de heurter un pied ou le bouclier suspendu au-dessus d’elle. Dans le bois de son trône était sculpté de multiples arabesques. Son doigt courut le long d’une spirale et l’ongle de son pouce tapota le bout de l’accoudoir. L’ennui menaça de l’emporter. Une vingtaine de personnes siégeaient au conseil : marquis, comtesse, duchesse et seigneurs. Tous ne disposaient que de vulgaires sièges mais la Reine avait droit au traitement qui allait avec son rang.
-Nos mines d’or sont presque entièrement exploitées et les Petites Gens ont presque déjà retiré tous leur contenu…
-Comment allez-vous payer votre dette dans ce cas ? Trancha le duc de Sergni.
-Quelle dette ? S’exclama la comtesse en le foudroyant du regard. Il ne s’agissait que d’un prêt.
Ne parvenaient que des bribes de conversations aux oreilles de Cilanna mais la fierté de voir siéger sept femmes lui avaient mis du baume au cœur. Si leur Père avait voulu rendre aux femmes leur humanité, ce n’était qu’à la montée des sœurs sur le trône qu’elles avaient pu bénéficier des mêmes droits que leurs époux. Les saisons suivantes, le nombre d’assassinats avaient diminué de moitié.
Au temps de leurs prédécesseurs, les femmes œuvraient dans l’ombre pour s’octroyer le pouvoir. Poisons, couteaux, trahisons, tous ces mots-là, les sœurs avaient tentés de les bannir même si de nombreux hommes restaient hostiles à ces lois. Pourtant, même si les femmes avaient découvert une nouvelle liberté, certaines disciplines restaient entièrement masculines, notamment l’art de guerroyer. Le temps serait nécessaire afin que chacun puisse accepter et comprendre que les femmes n’étaient ni des objets ni des animaux mais biens des humains dotés d’un esprit et d’une âme.
-Les viols sont fréquents sur mes terres, déclara un comte.
Le ton exigeait réparation mais Cilanna ne mordit pas si facilement à l’hameçon.
-Où sont vos chevaliers, vos gardes ?
-Partis avec votre sœur pour la plupart. Nous manquons d’hommes, votre Grâce. Trop peu d’enfants de la haute naissance désirent troquer l’héritage familial contre les champs de bataille et la mort, insista le comte.
-Promettez-leur quelques nuits dans des bordels et le retrait de leurs mailles lorsqu’ils les souhaitent. Parlez-les de la fierté de protéger leur famille et la Reiga.
Ses lèvres s’étirèrent. Un sourire avait parfois plus de pouvoir que les mots. Freya devait compter sur les quelques chevaliers restants pour partir en guerre, elle ne pouvait en laisser pour la protection de quelques pucelles effarouchées qui sortaient une fois le soleil couché.
-Promettez-leur l’honneur dû à leur sacrifice et à leur rang. Essayez de les persuader ainsi et envoyez-moi un oiseau pour me dire où en sont vos recrues. Si celles-ci n’ont toujours pas évoluées, j’en discuterai avec mes sœurs.
Le duc hocha la tête, silencieux mais ses lèvres n’étaient plus pincées.
-Et mon or ?
La voix du duc de Segni était aussi tranchante que celle d’une épée tandis que le regard de la comtesse avait la froideur des neiges de l’Hiver.
-Nous n’avons plus d’or mais des pierres.
-Et que ferais-je de vos pierres une fois que tout le monde en aura ?
-Offrez-les à des serviteurs, que sais-je. J’ai promis de vous payer mais nous n’avons jamais parlé de comment.
Elle détestait le rôle que sa sœur lui donnait dans ce conseil.
-Duc de Sergni, pourquoi refusez-vous le moyen de paiement de Lady Oreanna ?
-Tout le monde a des pierres à Sard. Comment pourrai-je en tirer une valeur marchande ?
-Echangez-les avec une des duchesses de l’Otka. Les pierres sont rares et l’or courant.
Le Marquis de Sard lui sourit de l’autre bout de la table.
-Il me reste un dernier problème à aborder avant de clore officiellement ce conseil. La Reine et moi avons déjà eu l’occasion d’en parler mais j’ai besoin de votre consentement afin d’éradiquer au mieux ce fléau. Les Agkars sont nos ennemis communs et la Reiga souffre de ces meurtres en masse. Si les victimes Sardiennes sont moins importantes que celles d’Otka et d’Arthago, elles demeurent trop nombreuses.
-Les assassinats sont mensuels dans le Nord et annuels à Sard, rappela un comte au visage émacié. Ce n’est pas notre combat : les morts causées par cette meute de loups égalent ceux de la main de l’homme. Au temps de votre grand-père (il coula un regard vers Cilanna qui l’encouragea d’un signe de tête à poursuivre), nos serfs mourraient en masse, plus même que depuis votre règne. Nous sommes des éléments de la Nature, fruit des mains et des pensées de la Déesse. Si la Déesse nous a envoyé les Agkars, c’est pour nous punir de nos méfaits et de notre attitude les uns envers les autres. Quoi que vous fassiez, les forces de Ganak ne vous accompagneront pas. Pardonnez-moi, Vôtre Grâce.
Cilanna n’eut pas tant espéré du vieux hibou mais elle ne pouvait que remercier la Déesse avec une brève prière silencieuse. Son Père ne cessait de répéter qu’une si grande force militaire ne méritait en aucun cas d’être digérée par un duc aussi pleutre et tant aveuglé par sa foi. Aujourd’hui Cilanna aurait pu embrasser sa pusillanimité.
-Quelqu’un d’autre aurait-il quelque chose à rajouter ? Demanda le Marquis d’une voix grave défiant quiconque de saper son autorité.
Devant le peu d’agitation, il reprit :
-Vous n’êtes pas tous convaincu du juste cette opération et je le conçois mais un homme tué par ces … ces fauves (il cracha ce mot) est un homme de trop. Nul ne mérite de mourir ainsi. Avec la Reine, nous avons décidé de convier les meilleurs de chasseurs de nos terres afin de traquer ces bêtes.
Maintenant, il était temps d’intervenir afin de tuer cette rébellion dans l’œuf. Cilanna leva la main et une vingtaine de paires d’yeux convergèrent vers elle.
-Permettez-moi de vous interrompre, messire. Ce que vous dites est vrai : des chasseurs peuvent aisément pister une proie et la tuer. Mais cette proie-là n’en n’est pas une : ce sont des monstres. Aussi vifs et rapides que des oiseaux, ils ont semé nos meilleurs traqueurs. Augmenter leur nombre n‘amènera aucun résultat notable.
Le Marquis haussa un sourcil en accent circonflexe.
-Nous pensons comme des humains mais si là était notre erreur ? Nous devons songer comme des prédateurs : les Agkars deviennent notre gibier. Et comment traque-t'on du gibier ? Avec des pièges.
-Des pièges ? S’écria une duchesse aux yeux corail. Comment pourrions-nous disposer des pièges sur l’ensemble de la Reigaa ?
Un sourire étira les lèvres de Cilanna.
-Et si nous n’en avions que besoin d’un seul ?
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