Chapitre 5 - Cilanna

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Cilanna reposait nue sur les couvertures à même le sol. La tête contre le cou de la sorcière, leurs jambes entortillées, elle désirait que la nuit jamais ne cesse. La Reine observait les seins rebondis de Chrysentia tandis que, bercée par un paisible sommeil, montait et descendait sa poitrine. Le ciel était sombre dehors mais la jeune femme savait que les rayons du soleil viendraient bientôt frapper les vitraux d'or. Le prisonnier marmonna quelques futiles gémissements mais cela suffit à Cilanna pour s’extraire de son cocon de couvertures et s’asseoir sur une chaise face à l’homme. Chrysentia ne bougea pas d’un pouce, parfaitement immobile. Pas étonnant, songea la Reine, elle a baisé l’homme au moins trois fois. Et pourtant moitié moins qu’elle ne l’avait baisé, elle.

Cilanna posa un doigt en travers de sa bouche.

-Chht, ne la réveille pas.

La chaleur régnait dans la pièce si bien que Cilanna se promenait nue sans ressentir le moindre frisson. Une odeur de sexe persistait bientôt effacée par les relents du sang, senteur beaucoup plus tenace.

-J’espère que ma compagne a pu te satisfaire.

Sa voix n’était qu’un murmure, à peine plus forte que le bruissement d’une étoffe dans le vent, aussi demeura-t-elle près de lui.

-Tu m’as vu nue sans m’avoir, tu connais ma malédiction, tu sais que je n’aime que les femmes. Tu en sais trop sur moi pour vivre.

L’homme s’épuisait à force de gigoter mais lorsqu’il vit sa Reine s’avancer avec un couteau, il commença à se contorsionner.

-J’ai toujours haïe être une Agkar. Autant j’adore tuer des traitres de ton espèce, autant je déteste sacrifier des innocents.

L’homme tira sur ses liens mais Chrysentia serrait toujours les cordes jusqu'à briser la delicate peau des poignets.

-Je suis leur Reine. Et une Reine se doit de protéger son peuple. Sans nous, les femmes mourraient par milliers, les enfants égorgés et leurs cadavres abandonnés dans les rues. A nous trois, nous tenons la Reigaa contre des royaumes qui veulent notre perte.

La pointe du couteau se logea dans la chair meurtrie et une goutte de sang roula sur la peau boursoufflée.

-Maleïka nous cherche des alliances, dirige notre pays. Freya tient nos terres et moi, le peuple. Nous avons un équilibre, nous avons donné du pouvoir aux femmes et nous continuerons à offrir la liberté dont les habitants de la Reigaa ont soif. Je suis convaincue du bien fondée de notre cause même s’il faut tuer.

La lame traça un sillon dans le torse du prisonnier. D’un geste, Cilanna se débarassa de sa chemise mais avait la bonté de lui laisser son pantalon. Ses jambes étaient repliées sous son corps. Des larmes ruisselaient sur ses joues, imbibaient le bâillon qui le maintenait muet.

-Qu’est-ce que vous dites ? Je n’entends pas très bien.

Le poignard continua sa danse meurtrière dans la peau de l’homme.

-Excusez-moi, sourit-elle. C'est sûrement le vent (La flamme de la chandelle s’immobilisa) Où en étais-je ?

D’une légère pression, la lame s’enfonça dans la chair avec un bruit de succion.

-Un jour mon père m’a dit que la bonté exigeait des sacrifices. Je paye mon dû : chaque mois, nous apportons un peu plus de nourriture à la Terre Miséricordieuse. Mais toi ? Que lui as-tu offert hormis le sang de ta sœur ?

Elle secoua gentiment Chrysentia et celle-ci l’observa avec des yeux embués de sommeil.

-Je veux dormir, marmonna-t-elle en tirant les couvertures sur son corps vulnérable.

Un sourire tira les lèvres de la Reine.

-As-tu entendu, prisonnier ? Ma dame veut trouver le sommeil. Nous faisons trop de bruit à bavasser sans raison. Une berceuse l’aidera peut-être à s’endormir.

Ses doigts coururent lentement sur le métal doré avant de caresser la flamme du bougeoir.

-Veux-tu un peu de lumière, Chrysentia ? J’ai peur que le Démon me prenne si nous restions un instant de plus dans les ténèbres.

-Oui, ma Reine. Allume quelques chandelles.

Avec un mouvement félin, Cilanna s’empara du bougeoir et traversa la pièce. D’une inclinaison du poignet, elle approcha la flamme de la mèche qui s’embrasa dans un crépitement à peine audible. Cilanna effectua ce geste sept fois.

-Que pourrai-je chanter à ma Dame ? Aurais-tu une idée à me proposer, violeur ?

La Reine reposa la chandelle et tendit l’oreille. Seules la respiration de sorcière et les ondulations des flammes lui répondirent.

-Tu es bien silencieux, mon ami. Que penses-tu des Pleurs de la Dame Verte ?

Chanson qu’aimaient particulièrement les chevaliers de Freya. Elle se souvenait d’un hiver rude où elle se postait à la fenêtre pour les regarder emprunter un chemin serpentant entre les champs. De la même manière que les fanions, une longue plainte s’élevait des rangs. Les Pleurs de la Dame Verte offrait toute la mélancolie d’un champ de bataille.

Ils la chantaient alors qu’ils partaient vers la guerre sans jamais savoir s’ils laissaient une veuve et des orphelins derrière eux.

Le bateau navigue sur les flots,

Silencieux, il quitte le port.

Toutes voiles dehors,

Le bateau navigue sur les flots.

La voix de Cilanna possédait la même clarté que les gouttes de pluie se brisant sur les rochers et son timbre, plus mélancolique que celui d’un fantôme.

Pour voguer vers mille dangers,

Le capitaine au pouvoir déchu.

Une carte d’un étranger a reçu,

Pour voguer vers mille dangers.

Le couteau s’enfonça dans l’aisselle et même le bâillon ne put retenir son cri. Heureusement que le donjon est désert, songea la Reine.

Sur le port, une dame pleure,

Etreignant un mouchoir.

Dans la lueur spectrale du soir,

Sur le port, une dame pleure.

Cilanna s’empara d’une pince, lui ôta le bâillon d’une main et le força à ouvrir la bouche. D’un geste aussi vit que l’éclair, elle saisit la langue pour la couper en deux. Un flot de sang teinta ses lèvres pâles de rouge. Par bonheur, des corbeaux édifiaient leurs nids dans les recoins des murs du château et Cilanna récompensait leur loyaux services de chair humaine ; tantôt des doigts et des oreilles mais surtout des langues. Une fois muets, les prisonniers ne représentaient plus aucun danger.

-Pourquoi avoir violé ta sœur ?

Le membre découpé heurta la coupe avec un bruit sourd.

-Pourquoi ? Répéta Cilanna en faisant claquer les mâchoires de la pince dans un geste menaçant.

La Reine devait se hâter. Dans peu de temps, le soleil se lèverait et cette nuit ne sera plus qu’un souvenir appartenant au passé. Cilanna ouvrit sa bouche et colla une pince sur une incisive. D’une pression sur l’instrument, elle arracha la dent. Malgré son membre fantôme, le violeur protesta dans un gargouillis où se mêlait sang et salive.

-Une mauvaise ou absence de réponse entrainera la perte d’une de tes dents, mon chou. Alors, explique-moi : pourquoi avait tué ta sœur ?

La victime émit un son mais nulle réponse satisfaisante. Les rayons du soleil caressaient timidement la face inférieure du premier vitrail. Cilanna arracha une nouvelle dent.

-Pas de bruit, pas de bruit. La conseillère de la Reine dort. Je ne te demande que des mots.

Sa voix douce et caressante contrastait avec la violence dont elle faisait preuve, la rendant plus terrifiante encore. Paupières et dents arrachées, torse sanguinolent, doigts manquants… Quelques taches incommodes dans un tableau des plus meurtriers.

-Je veux te l’entendre dire. Même si tu n’as plus de langue.

La chaleur commençait à s’estomper dans la pièce : un courant d’air enveloppait les chevilles du bourreau.

-Demande-lui pardon.

Elle attrapa sa mâchoire entre son pouce et son index, orienta son crâne de façon à ce qu’elle seule puisse être vue.

-Une Reine se doit de protéger les innocents et les faibles.

Un poignard trônait sur un coussin de velours et les rayons du soleil s’amusait à baigner le métal une lueur doré. Les éclats d’argent attirèrent le regard de Cilanna.

-Il est temps, murmura-t-elle.

Le couteau se logeait parfaitement dans sa main comme si le manche avait directement été modelé dans sa paume. Le geste était simple : une succession de mouvements plus ou moins brefs et la fin d’une vie dans un gargouillement de sang. La lame s’enfonça dans sa poitrine et la Reine s’étonnait à chaque fois avec quelle facilité une vie pouvait être prise. Un seul coup, au bon endroit, au bon moment. La tête du violeur dodelina, du sang s’écoulait hors de sa bouche pour maculer ses lèvres. D’une pression, Cilanna inclina sa tête et l’embrassa.

-Rejoins ta sœur et implore lui son pardon.

Il expira son dernier souffle. Chrysentia glissa les doigts dans le nœud de la corde qui retenaient les poignets du cadavre.

-Il est trop serré, grimaça-t-elle. Cherche-moi le lubrifiant.

-Quel flacon ?

-Le bleu.

Cilanna le trouva sur la dernière étage, caché derrière des dizaines d’autres fioles.

-Et après tu te plains que tout le monde ait peur de toi.

-Non mon amour. Je plains les esprits faibles et l’occultisme. Dans la majorité de ses fioles, il n’y a que des plantes et un savoir que tout le monde peut acquérir.

-Pourquoi ne le dis-tu pas ?

La sorcière imbiba la corde et les mains de lubrifiant. Deux pressions sur le bras et le cadavre retomba mollement sur le lit.

-Qui me croirait ? Je suis la sorcière et la conseillère de la Reine. Une femme de pouvoir suscite l’intérêt et les mensonges courent sur mon compte. Sur toi aussi.

-Je suis curieuse de savoir ce qu’ils disent.

Cilanna mesurait une demi-tête de plus que Chrysentia : il lui était facile d’emprisonner son menton et de mêler leurs lèvres.

-Est-ce vraiment important ?

Sincère, le sourire de Chrysentia réchauffait le cœur de Cilanna.

-L’épée est toujours sous le lit ?

La Reine glissa le bras sous le sommier et en retira l’instrument. Il lui fallut quatre coups bien placés et de précises incisions pour dégager le sternum et arracher le cœur. Cilanna le tendit à sa compagne qui planta ses dents dans le muscle filandreux.

-Une fois habitué au goût, on s’y fait.

Et pourtant Cilanna suivit des yeux les trainées de rouge sur son cou et ses seins avec un air de dégoût.

-Même si tu m’offrais un palais sous-marin, je n’y gouterai pas.

Chrysentia haussa les épaules.

-Mort ou vie, il faut choisir. Mais les deux ont un prix.

Cilanna secoua la tête et reporta son attention sur le cadavre.

-Aide-moi à l’envelopper.

Les jeunes femmes étaient en retard. Elles démantelaient le cadavre et n’en coupaient que de petits morceaux, l’aube amenait avec elle l’éveil sur le château.

-Les couloirs grouillent de domestiques. Impossible de se rendre aux douves.

Chrysentia revêtit à nouveau sa robe noire, la plus indécente : celle que préférait Cilanna. A chacun de ses mouvements, le tissu semblait rétrécir sur son corps dans un froissement d’étoffes pour dévoiler ses jambes. Une légère tunique rouge couvrait le corps de la Reine. Chrysentia se posta à côté du lit, effectua trois pas puis recula d’un avant d’en faire deux sur la droite et continua sa curieuse danse avant d’appuyer sur une latte du parquet. Silencieusement, une poignée de fer apparut. Chrysentia tira sur le loquet et la trappe s’éleva révélant un abyme d’un noir de jais.

-Encore un de tes tours de passe-passe ?

-A n’utiliser qu’en cas d’extrême urgence, c’est-à-dire 1 fois par semaine environ.

Cilanna prit deux mains et un coude, Chrysentia une jambe et toutes deux s’enfoncèrent dans l’étroit passage. D’un geste, la sorcière referma la trappe et les deux femmes furent avalées par les ténèbres. Soudain des flammes léchèrent les torches et Cilanna put distinguer les dizaines de marches qui s’étendaient jusque dans l’antre du château. La jeune femme ne s’étonnait même plus des nombreux tours de sa compagne, rien que de la physique et chimie élémentaires enfermés dans ses flacons. La magie naissait de l’ignorance et de l’obscurantisme des peuples et même si les sœurs s’échinaient à apporter les connaissances aux habitants de la Reigaa, de nombreuses superstitions persistaient. Chrysentia s’aventura dans le soupirail et à chacun de ses pas, des torches s’allumaient et d’autres mourraient. Cilanna renonça à lui demander des explications : même si elle était une des seules à connaître ses secrets, elle aimait le mystère qui planait autour de sa compagne.

Bien des marches plus bas, le doux clapotis de l’eau résonna dans les tunnels souterrains, recouvrant à peine les piaillements des rats. Une fois les douves atteintes, Cilanna glissa les quelques membres du cadavre qu’elle emportait sous son bras et prit une torche. Chrysentia plissa les paupières.

-Je vois leurs petits yeux perçants et curieux nous dévisager.

-Les yeux des fantômes ou des rats ?

-Les deux.

Après un silence, elle reprit :

-Je vais chercher les restes du cadavre. Pendant ce temps, tu jetteras les morceaux dans l’eau. Suis le tunnel et tu trouveras l’endroit où la rivière est la plus profonde.

Cilanna acquiesça et pivota sur ses talons. Les dalles du sol étaient froides contre la plante de ses pieds nus mais elle refusa d’y prêter attention. Elle suivit les conseils de la sorcière et jeta la main dans les flots paisibles. Elle effectua le chemin six fois jusqu’à ce que la moitié du corps disparaisse à jamais. La rivière souterraine se déversait dans un lac à quelques miles de là, les membres s’enliserait dans la terre s’ils ne rencontraient pas un poisson charognard avant. Lorsqu’elle revint sur ses pas, Chrysentia l’attendait.

-Il n’y a plus rien ? Demanda-t-elle bien qu’elle eut l’impression qu’il manquait un pied et un coude.

-Un peu moins de la moitié.

Elle glissa un bras sous le sien et l’entraina dans le couloir.

-J’aimerai te montrer quelque chose.

Cilanna posa les yeux à l’endroit où elle s’était tenue avant, regardait les morceaux du corps flotter quelques secondes avant de couler. Mais Chrysentia la fit obliquer à droite, puis à gauche et la Reine se retrouva perdue, à la merci de la sorcière.

-Comment connais-tu cet endroit ?

Il était évident que la jeune femme venait ici plusieurs fois car elle s’orientait dans ces tunnels avec autant de facilité que si elle arpentait les couloirs du château. Pourtant Chrysentia garda le silence. Cilanna se tut bien que de multiples questions tourbillonnaient dans sa tête. Brusquement, sa compagne s’arrêta et lui prit délicatement la torche des mains pour éclairer une curieuse grotte.

-Suis-moi. L’escalier est trop étroit pour que nous y descendions ensemble.

L’une après l’autre, les deux jeunes femmes descendirent les quelques marches et ce que lui révéla la lumière projetée par les flammes la rendit muette. Une cage aux barreaux de métal aussi haute que cinq hommes et suffisamment large pour contenir sept chevaux.

-Les barreaux son tordus, constata-t-elle.

Ils ployaient dans un angle anormal.

-Combien de chevaux faudrait-il pour les ployer ainsi ?

-C’était la cage de ta mère.

Horrifiée, Cilanna pivota vers Chrysentia. De nombreux mots se pressaient contre ses lèvres scellées mais aucun n’avait suffisamment de force pour rompre la barrière qui les maintenait liée.

-Lorsqu’elle disparaissait pendant plus de trois semaines, c’est ici qu’elle venait.

-Dans une cage ? S’étonna-t-elle. Elle les détestait tant…

-Parce qu’elle savait mieux que quiconque quel effet ça faisait d’être enfermée.

Cilanna laissa courir ses doigts aux endroits où pliait le métal.

La sorcière s’avança et entrelaça leurs doigts.

-Avant de devenir la première conseillère de ta sœur, je servais ta mère. Une humaine douce mais une louve plus redoutable encore que vous trois réunies. Les morts se comptaient par centaines. Une fois que vous êtes nées, elle m’a demandé de créer une cage suffisamment forte pour qu’elle ne puisse s’échapper.

Cilanna dévisagea à nouveaux les curieux angles.

-Ca n’a pas été un succès.

-Pas l’unique fois où ça aurait dû tenir. Le jour où ta mère est sortie de cette cage est aussi la nuit où elle est morte.

La mort de leurs parents (leur mère surtout), les sœurs n’en connaissaient que quelques bribes : le peu que les domestiques du château voulaient bien révéler à des orphelines.

-Je n’étais pas là quand c’est arrivé (les sourcils de Chrysentia se froncèrent) mais j’ai vu ton Père penché sur son cadavre, une épée à la pointe rougie.

Le cœur de Cilanna semblait s’être transformé en pierre. Ses parents s’aimaient follement ! Comment cela avait-il pu tourner ainsi ?

-Pourquoi me racontes-tu ça maintenant ?

Les pouces de Chrysentia esquissèrent des gestes circulaires sur le dos de la main de Cilanna.

-Si tu dois prendre une décision, je veux que tu connaisses toutes les options possibles.

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