Chapitre 19- Freya

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Freya pressa une main contre les bandages qui comprimaient sa cuise. Par chance, la blessure ne s’était pas infectée : la lame avait été propre. Encore une preuve supplémentaire qui indiquait que leur mort n’était pas utile aux plans du chasseur. La Reine palpa l’arrière de son crâne, seule une bosse témoignait du coup qu’elle avait reçu. Chrysentia lui conseillait de rester au lit afin que la blessure se referme le plus rapidement possible. Au bout de quelques jours de soins, la sorcière décréta que le plus gros était derrière elle mais que la cicatrisation serait lente. Peu lui importait. Des dizaines de cicatrices zébraient sa chair mais aucune n’était venue à bout de sa force. Il y a une heure, Maleïka lui avait confirmé qu’Oron serait le nouveau champion et que Tiyliu devrait partir. Elle lui laissait la charge de l’annoncer au garçon.

–Pourquoi as-tu envoyé Zorak, lui demandai-elle alors qu’elle s’asseyait près de la fenêtre.

–Tes sentiments pour le chasseur te bernent comme une pucelle, lui avait répliqué sa sœur. Je savais que tu ne réussirais pas à le tuer. Zorak se serait révélé utile si tu n’étais pas intervenu.

–Tu l’as manipulé.

–Non, je lui ai donné un ordre. Tu n’es pas invincible Freya malgré ce que tu prétends. Cette aventure l’a confirmée. TU as une aptitude pour la guerre et non un don d’immortalité.

–Je sais.

–Non, tu le sais mais tu refuses de comprendre.

Freya se redressa à demi-assise. Il y a quelques jours, elle grimaçait. Maintenant, une seule chose l’importait : reprendre l’entraînement. Sa jambe avait besoin d’exercice.

–Cilanna a aussi essayé de le tuer.

–Je le sais.

Sous ses airs de bonne Reine, elle cachait son jeu. Freya aurait dû s’y attendre. Cilanna avait une manière bien à elle de d’arriver à ses fins. Manipuler à l’aide de son corps lui était facile. Ni Maleïka ni Freya ne pouvaient se le permettre.

–Nous avons toutes les trois essayé et échoué. Si nous ne parvenons pas à assassiner un seul homme, comme pourrons-nous gagner cette guerre ?

–Nous la remporterons. Nous la devons à notre peuple.

Son ton mettait quiconque au défi de lui répondre.

–Repose-toi tant que tu le peux encore. Tu parleras à Tiyliu demain.

Lasse, Freya repositionna les coussins dans son dos. Sa jambe la handicapait mais pire que tout, ce fut la perte de ce qu’elle pensait être un don d’immortalité. Son don qui la rendait éternelle, puissante, s’effaçait. Elle n’était plu Freya la guerrière mais Freya l’estropiée. Tout ça pour un homme, indigne de son rang. La jeune femme se glissa hors du lit, posa délicatement son pied gauche sur le dallage de pierre. La froidure du sol semblait grimper le long de sa jambe pour anesthésier la douleur. A petits pas, elle gagna la fenêtre et posa les phalanges sur la vitre. Le soleil réchauffait la peau de ses doigts. Le ciel avait pleuré toute la nuit, déversant ses larmes gelées sur la terre des hommes. Sa voix grondait, tantôt sifflante tantôt rugissante contre les mus du château mais il s’était tu depuis quelques heures.

Les verrous de la porte grincèrent et le chasseur apparut. Mue par une réflexe de survie, Freya se jeta sur le lit pour attraper un couteau dissimulé par les nombreux coussins. Des décharges électriques remontaient le long de sa cuisse et de son torse, incendiant ses muscles et ses nerfs.

–Va-t’en, cracha-t-elle.

–Combien de fois devrais-je vous le répéter ? Je ne veux pas vous tuer.

–Et ma cuisse ?

–Vous auriez peut-être préféré votre poitrine, là où j’aurais pu toucher votre cœur et vos poumons ? J’y penserai la prochaine fois.

Freya descendit son bras et le couteau retomba sur le lit malgré sa position défensive.

–Pourquoi m’avoir frappé ?

–Vous pointiez un couteau sur ma gorge. Moi aussi j’ai un instinct de survie.

–Pourquoi es-tu là ?

–Je voulais voir comment vous alliez.

–C’est fait. Maintenant, pars.

Il esquissa un pas vers la porte puis se retourna pour s’asseoir sur le lit. Le corps de la Reine se tendit comme la corde d’un arc.

–Ne me haïssez pas. Je ne souhaiterais pas vous blesser.

–Que ce soit un souhait ou non, le mal est fait.

–Vous n’en démordrez pas, hein ? Répliqua-t-il. Qu’est-ce qui vous fait le plus mal ? Votre jambe ou votre égo touché de Reine guerrière invincible ?

Freya s’étonna une nouvelle fois de la facilité avec laquelle il lissait en elle. Possédait-il un don de télépathie ou parvenait-il à analyser et à interpréter le moindre de ses gestes ? Le silence qui suivit fut plus révélateur que ces mots. La douleur, la rage, la tristesse. Toutes ces émotions tourbillonnaient en son sein mais elle ravala ses larmes. Son éducation lui interdisait les sentiments faibles et encore moins de les montrer. Freya se laissa tomber sur le lit.

–Tu… Tu es le premier qui a réussi à me battre.

Dire cette évidence à voix haute rendait cette affaire plus authentique, plus meurtrière.

–Regardez-moi.

Elle obéit mais le chasseur s’était déjà rapproché d’elle. Il s’assit mais veilla à un espace de plusieurs dizaines de centimètres entre eux. Pour la première fois, Freya constata l’absence de tension entre eux. Alors qu’Oron l’observait en silence, ignorant comme l’aborder, la jeune femme sentit un pincement au fond de son âme. Ce léger tiraillement n’était pas désagréable mais la gênait.

–Je vous ai trompé parce que j’ai vu au-delà de la Reine guerrière que vous êtes. J’ai entrevu une femme derrière cette carapace, vulnérable et forte à la fois. Vois celle que vous êtes réellement m’as permis de vous battre.

–Tu proposes d’enfouir cette part de moi-même plus au fond encore ?

Elle se livrait à lui comme à un confident, un ami. Pourtant, il ne représentait ni l’un ni l’autre.

–Non, mais il vaudrait mieux la dissimuler.

–Comment es-tu arrivé à la voir ?

Il esquissa un sourire. Etrangement, ces petits gestes le rendaient moins laid que ceux qu’il adressait aux putains, maladroits et impersonnels. Ses yeux se levèrent vers la vitre, les traits de son visage s’adoucirent. Il semblait penser à un heureux événement, lointain.

–Je suis un chasseur. Je dois lire en ma proie si je veux parvenir à me rapprocher d’elle.

Devant l’air interrogateur de la Reine, il ajouta :

–Par exemple, je dois comprendre si une laie est de nature agressive ou si elle l’est parce qu’elle protège ses petits. L’approche sera différente selon chaque cas.

–Tu me compares à un animal ? Rétorqua-t-elle mi amusée mi perplexe.

–Aux yeux des Faes, nous ne sommes que des animaux bipèdes, à peine plus évolués. Au lieu d’habituer dans les forêts, les déserts, les glaciers ou les montagnes, nous vivons dans des maisons de bois ou des châteaux de pierre.

–Ont-ils mieux peut-être que des châteaux ?

–Oui, votre demeure est insalubre et austère face à la magnificence de leurs palais.

Freya fronça un instant les sourcils avant de se rappeler que les charmes ne l’atteignaient pas.

–Si je les ai vus, je n’ai pas pu y entrer. Je ne suis qu’un mortel mais je peux vous dire que leurs murs chatoyaient d’or et qu’aucun mot humain n’est assez puissant pour décrire la magnificence de leurs jardins.

La Reine renifla et revint à l’instant présent.

–Je ne verrais jamais toutes ces choses si tu ne gagnes pas le duel.

Oron désigna sa jambe de l’index.

–Je vous ai battu. Cette preuve ne vous suffit pas ?

–Battu ? En manipulations et en mise à mort, oui. Tu es un cran au-dessus de moi. Le duel qui t’opposeras au champion de Shagal ne sera pas une de tes parties de chasse mais un spectacle sanglant. Plusieurs nobles ont payé pour vous voir vous entre-déchirer et déterminer qui sera le gagnant. Shagal voudra de la mise en scène, du divertissement, des rebondissements. Ce combat s’inscrira dans le temps. Pourras-tu tournoyer, sauter, tomber et te relever durant des dizaines de minutes sans jamais baisser ta garde ? C’est à ce genre de bouffonneries que Zorak et moi entraînions Tiyliu. Mes chevaliers sont préparés à ce genre d’offensives mais toi ?

La Reine jugea la carrure du chasseur. Il avait beau être svelte et fin, il ne possédait pas la silhouette longiligne et élancée de l’ancien voleur. Les séances d’entraînements mettront à mal ses muscles nerveux.

–Vous avez deux mois pour m’y préparer.

–J’espère que le temps ne joue pas contre nous. L’entraînement sera intense, Oron. Tu entraîneras tous les matins ton endurance et toutes les après-midi, tu affronteras Zorak et moi le soir une fois que ma jambe sera à peu près en état. Tu n’auras que peu de temps libre, à peine suffisamment pour dormir et manger. Tu devras dire adieu à tes putes et à ta bière. La vie e plusieurs milliers de personnes reposent sur tes épaules. Ce n’est pas un jeu. Est-ce que tu comprends ?

Le chasseur acquiesça, le visage grave.

–Bien. L’entraînement commence demain à l’aube, dit-elle finalement pour le congédier.

Alors qu’Oron se leva prêt à la quitter, elle l’interrompit une dernière fois.

–Jures-tu de garder notre secret ?

Il lui sourit, retrouvant pas la même occasion la malice qui l’avait déserté durant ce court échange.

–Il me semble avoir déjà répondu à cette question.

Sur ces paroles, il sortit.

Dans l’après-midi, elle quémanda Tiyliu. Le jeune garçon se présenta quelques instants plus tard devant elle.

–Vous m’avez demandé ? Demanda-t-il humblement en inclinant le torse.

–J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.

Avec l’aide d’Aggo, la guerrière avait clopiné jusqu’à une des plus petites pièces où Maleïka recevait les membres de son ministère. Elle devait annoncer à l’ancien voleur qu’elle le renverrait pour remplacer Oron. Un choix qui prouverait au peuple l’instabilité des femmes en politique. Malheureusement, il n’existait aucune solution.

–Assieds-toi. Sers-toi un verre de vin.

Si le garçon obéit, Freya remarqua la soudaine raideur qui s’emparait de ses membres. Tiyliu porta le verre à sa bouche et but quelques gorgées tandis que sa pomme d’adam montait et descendait le long de sa gorge.

–Tu es un valeureux guerrier et tu aurais pu sauver la Reigaa en temps voulu mais je suis obligée de te remplacer.

Tiyliu devint immobile, le verre encore posé contre ses lèvres.

–Pourquoi ? J’ai été choisi. Vous me congédiez après deux mois d’entraînement ?

–Tiens ta langue, mon garçon. Tu es en présence de la Reine. Mon choix fait loi.

Pour que les hommes reconnaissent leur force de dirigeant, les femmes devaient se montrer sans pitié. Une fauté pardonnée et les sujets mâles leur reprochait leur faiblesse de femmes. Les muscles du visage de Tiyliu se contractèrent mais il eut la sagesse de se taire.

–Je ne le fais pas de bon cœur. S’il n’en tenait qu’à moi, j’aurais préféré te garder.

Sa respiration devint bruyante, saccadé comme s’il tentait de maîtriser sa colère. Acte que Freya comprenait.

–Vous êtes la Reine, protesta-t-il. Vous l’avez dit, votre choix. Si vous vouliez me garder, il n’y avait qu’à le dire.

–Ce n’est pas aussi simple. Je ne suis pas seule à diriger ce royaume.

–Ce sont vos sœurs qui me trouvent trop mauvais ? Je m’entrainerais deux fois plus dur pour les convaincre, plaida-t-il.

–Mes sœurs sont tout aussi convaincues que moi de tes prouesses. Là n’est pas le problème, c’est une obligation qui m’oblige à… Te demander de partir.

La Reine détestait donner sa parole pour la retirer ensuite. C’était une marque de trahison. Comment pouvait-elle demander à son peuple un gage de loyauté si elle-même ne respectait pas sa propre règle ?

–Je pensais que les Reines décidaient tout.

–Hélas, non.

Freya ne pouvait dire qu’un chasseur décidait à leur place.

–Je sais que tu as besoin d’or. Je t’offre le tiers de la récompense initiale.

La jeune femme fit signe à un garde tenant un coffre de s’approcher de Tiyliu.

–Tu n’auras peut-être pas assez pour t’attirer les faveurs du père de ta dame mais tu pourras recommencer une nouvelle vie. Honnête cette fois.

Si la somme était entière était conséquente, le tiers ne lui permettait pas de réaliser ses projets.

–Qui me remplacera ?

–Oron. Le chasseur.

Elle ne voyait pas l’intérêt de le lui cacher. Il le découvrirait tôt ou tard et mieux valait de sa bouche plutôt qu’une autre.

–Lui ?

–Oui.

–Pourquoi ?

–Pour des causes politiques. Je ne suis pas heureuse de te renvoyer par la petite porte et si j’avais eu le choix, c’est toi qui auras représenté la Reigaa. Mais il y a des choses où même les Reines n’ont aucun pouvoir.

Tiyliu s’enfonça dans son siège, se désintéressant de sa récompense.

–Pourquoi n’ai-je pas la totalité de ma récompense ?

Parce que nous n’avons pas mieux à te proposer, songea Freya mais elle répliqua :

–Parce que tu n’as pas combattu.

–Vous m’en empêcher. Je ne demandais pas mieux.

–Contrôle tes paroles, mon garçon. Si tu n’es pas satisfait par ma générosité, tu peux partir comme tu es venu : sans rien. Vois-tu tous ces gardes ? Tu devrais me remercier de ma bonté. Un autre souverain aurait demandé ta tête pour de tels mots. Pars maintenant.

Après un dernier regard haineux, il s’empara de son coffre et disparu.

Plus d’une fois, elle avait vu son fidèle commandant tendre les doigts vers son épée à sa taille.

–Si tu avais dégainé ton arme, tu m’aurais ridiculisée, Aggo. Ne t’avise pas de la sortir de son fourreau avant que je ne te l’ordonne.

–Oui, ma Reine.

Le lendemain, elle se rendit au terrain d’entraînement aménagé pour Tiyliu. Ce n’était pas le garçon qu’elle vit mais Oron qui effectuait quelques étirements. Il parcourait la longueur de la clôture en pas chassés avant de plier les genoux et de se redresser avec un petit bond. L’aube se levait doucement mais le château bourdonnait d’activités. La Reine boitait mais chaque jour la douleur devenait moins forte. Oron traversa le champ en trottinant. La neige montait jusqu’à mi-jambe et chacune de ses foulées se voulait grande. La perte d’énergie inutile était le premier point à combattre pour devenir un guerrier digne de ce nom. Freya avait néanmoins demandé aux palefreniers de pelleter un carré de neige pour les entraînements de l’après-midi.

–Tiyliu est parti hier, annonça-t-elle. Je ne peux plus faire marche arrière à présent.

–Ce sera inutile.

–Tu as intérêt à gagner.

–Je n’ai pas l’intention de mourir. Les femmes sont belles à Valgur Raal et je n’ai eu que peu d’occasion d’en baiser.

Freya haussa un sourcil.

–Tu es moins endurant que tu ne le crois, chasseur. Les putains sont entrainées à satisfaire des dizaines d’hommes par jour. Tu n’en paye que deux ou trois par semaines. Face à elle, tu fais pâle figure.

–Et vous, combien d’hommes attirez-vous dans votre lit ?

Sans se laisser démonter, Freya rétorqua :

–Ces derniers temps, je n’ai pas la tête à ça. J’ai un royaume à diriger.

–Et avant ?

Freya soupira. Avant, elle avait eu quelques amants qui se succédaient dans son lit (dont le principal était Zorak) mais cette baise, bestiale et sans émotions ne lui suffisait plus. Qu’est-ce que cela faisait de s’endormir et de se réveiller à côte du même homme pendant plusieurs années et sentir son cœur s’emballer rien qu’en touchant sa peau ?

–J’ai eu quelques amants de passage.

–Vous seriez prête à en prendre un autre ? L’interrogea-t-il en dardant sur elle un regard intense.

La Reine leva les yeux, ne comprenant que trop bien sa demande, eut un mouvement de recul.

–Non, pas pour le moment.

S’il était déçu, Oron n’en montra rien.

–Je pense surtout à notre sécurité. Qu’adviendra-t-il si vous perdez le duel ? Nos armées sont peu nombreuses face à celles de Shagal. Il ne prendra pas un quart de la Reigaa comme il l’a promis mais tout le pays.

–Qu’avez-vous prévu de faire si je meure ?

Tant de fois, la question avait tourné en boucle dans son esprit. Aucune solution ne paraissait être la bonne.

–Fuir, sans doute. Demander de l’aide à un autre pays pour reconquérir ce qui nous appartient. J’espère ne pas en arriver là.

–Personne.

Oron tendit la main vers les doigts de la jeune femme et les toucha prudemment dans un mouvement de réconfort. Sa peau était tiède, sa chaleur habituelle étant étranglée par la froidure de l’hiver. Freya ne se déroba ni ne pressa ses phalanges contre les siennes. Elle resta immobile, silencieuse. En ce court instant, ils n’étaient plus chasseur et Reine mais deux êtres qui partageaient le même sentiment d’impuissance.

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