Chapitre 36- Cilanna
Le ciel se chargeait de nuages sombres lorsque la suite des Reines s’immobilisa. Les nobles les plus impatients sortirent leurs voitures et ordonnèrent à leurs domestiques de monter leurs tentes. Cilanna se délesta du poids du bijou et le rangea dans son coffre qui abritaient les quelques artifices éclatants nécessaires à une dame de la cour. Freya la rejoignit en boitillant, prenant appui sur de longues branches rigides en guise de béquilles. Chaque aube lui promettait un peu plus de mobilités de ses articulations brisées. Chrysentia refusait de la ménager et sa sœur n’en demandait pas moins.
—De l’eau serait idéale pour t’entraîner aux déplacements.
—Il y a assez de neige à fondre.
Chrysentia ne put s’empêcher de rire.
—Je parlais d’une rivière ou d’un étang, pas de l’eau à boire. Tu pourrais mobiliser ta jambe sans avoir à supporter ton poids sur ton genou. C’est une technique de guérison qu’utilisaient les peuples nomades du désert.
—Le royaume des glaces n’a pas de tels paysages que durant la Courte Saison. Et les eaux sont si froides que seuls peu de poissons peuvent y vivre sans craindre de geler. Il faudra t’en passer, ajouta Cilanna à sa sœur qui se laissait tomber sur une banquette garnie de coussins.
Elle souleva sa jambe, tirant sur les muscles de sa cuisse et des fessiers. Freya hoqueta de douleur en relâchant la tension dans son membre inférieur.
—Hier, tu ne parvenais pas à glisser le coussin sous ton genou. Tu progresses.
Les félicitations de son amie ne reçurent en guise de remerciements que des grognements.
—Je m’en serai bien passé.
—Tu t’es récoltée toi-même cette blessure en tuant cet homme des glaces.
Cilanna grimaça. C’est à ce moment précis que la folie de Maleïka prit de l’ampleur.
—Ils ont tenté de m’empoisonner. J’aurai dû les remercier de me porter en si haute estime pour que ma seule vie soit un obstacle ?
—Ce n’est pas ta faute, intervint Cilanna. Maleïka avait prévu son coup et nous y serons tombées tôt ou tard et incidents et conséquences auraient été les mêmes. Nous devons apprendre à vivre à deux et non à trois.
—Non, nous apprendrons à vivre seule et chacune de son côté.
La Reine resta un moment muette bien qu’elle s’attendait à cette déclaration.
—Tu as donc choisi l’Agkar.
—Tu parles d’un choix ! J’étais presque obligée de me décider pour cette solution.
—Presque, rappela Chrysentia.
—Mon corps ne pourra se séparer de l’Agkar. Nous sommes une seule et même identité depuis trop longtemps.
La jeune femme surveillait la sorcière du coin de l’œil.
—Ce n’est pas une vraie surprise. Je savais que tu feras ce choix.
Freya hocha la tête.
—Je me suis décidée pour ce futur pour deux raisons. Freya est un mélange entre l’humain et l’Agkar. Dépourvue de ma moitié, je ne serai plus ta sœur mais un corps vivant sans âme à la recherche de sa moitié. Avec l’Agkar, j’aurai au moins la chance d’être heureuse. Je me serai enfin trouvée.
—Et toutes ces personnes que tu mentionnais, sont-elles rentrées en ligne de compte ?
—Pas vraiment, reconnut la guerrière. Qui sait de quoi je me souviendrai. Je ne voudrai pas prendre ma décision pour partir en quête de fantôme.
—Et Oron, risqua Cilanna. Tu l’aimais.
Freya croisa le regard de Chrysentia et des souvenirs revinrent titiller leur cerveau, extraits du fond de l’abîme où elles avaient été enfouies.
—Je ne peux pas appeler ce que je ressentais pour de l’amour. Lui peut-être. Je ne le saurai jamais.
Sa sœur soupira comme si elle regrettait de ne jamais connaitre la réponse.
—Je préfère considérer tous ceux que j’ai connus et aimés comme des souvenirs d’une vie passée. Je ne me raccroche à rien. Si je deviens une bête, je le deviendrai en totalité sans que des parasites ne me polluent.
Cilanna resta stupéfaite devant les mots qu’employait sa sœur.
—Et la deuxième raison qui te poussa à partir ?
La Reine préférait utiliser ce verbe plutôt qu’ « abandonner » même si ce sentiment ne grandissait pas moins.
—Je ne peux plus gouverner. Ou plutôt, je refuse de rester Reine. Ce monde de dentelle et de froufrous ne m’a jamais plu. Maleïka m’a convaincu d’y renoncer.
—Ne plus bénéficier de tes conseils sera une perte pour moi. Et pour la Reigaa.
—Cesse donc les excuses, petite sœur.
—Tu me manqueras.
L’occasion se prêtait aux formules d’adieu. Cilanna ignorait si l’occasion se représenterait. Un cruel sentiment de solitude l’envahit. De trois, il ne restait plus qu’une. Elle avait l’impression que la Déesse la dépouillait de tout ce qui avait fait son existence. Une image au contour flou qui, à mesure de devenir plus nette, lui enseignait la dureté et l’absurdité des lois, des malédictions et de l’amitié éprouvée pour ses jumelles. Elle prenait conscience de l’ignorance dont elle jouissait.
—Je sais.
L’instant tant redouté arriva par une matinée brumeuse, comme il en était coutume en Andürin. Ce jour serait le dernier du millénaire qu’elle vivrait. Cilanna salua bon nombre de ses domestiques, rendit visite à Aggo et Chrysentia qui planifiaient leur régence avec droiture. Le cœur de la jeune femme s’allégea. Elle laissait son royaume entre des mains expertes. La journée tira lentement sur la fin d’après-midi et l’angoisse, le chagrin et la résolution la tenaillaient. A son habitude, Freya les attendit dans le cour. Cilanna désirait tout imprimer, photographier cette image dans son esprit. La taille de Freya, la plus grande des triplées, sa nonchalance qui se traduisaient pas des jambes croisées, ses broussailleux sourcils qui se fronçaient facilement, les plis de son front lorsqu’elle réfléchissait, son visage dur et serein de guerrière et de grande sœur protectrice.
—J’ai fait mes adieux à Aggo et Zorak.
Sous-entendu : je ne reviendrai plus.
—J’aimerai me transformer sur une des collines.
Cilanna acquiesça, la gorge trop serrée pour parler. Dans le silence, elles escaladèrent le sentier. Toujours en quête d’image, la jeune femme nota la raideur des jambes de sa sœur toujours soutenue par des branches, la neige qui s’agrippaient à ses chausses. Enfin, elles atteignirent le sommet du talus. Freya ne se lassait pas de la vue qu’offrait son château.
—Je la sens.
Chrysentia enlaça son amie.
—Vis ta vie.
Freya se tourna vers sa sœur. D’un geste, elle défit les quelques mèches qui retenaient la couronne à son crâne.
—Fond le métal et crée une nouvelle couronne où nous serons toutes les trois réunies.
Sa poitrine se serra lorsqu’elle prit le présent.
—Tu seras une des meilleures reines de la Reigaa. Sinon la meilleure.
—Je ne veux pas que tu partes.
C’était une réaction puérile mais elle ne fondit pas moins en sanglots. La Reine jeta ses bras autour de Freya, l’attira contre elle pour sentir une dernière fois le poids de son corps contre le sien.
—Nous avons toujours été trois. Que vais-je faire toute seule ?
—Gouverner.
Ce fut le dernier mot que lui adressa sa sœur. Chrysentia la pressa de rentrer.
—Je ne tiens pas à te porter. Freya se transformera et tu ne tarderas pas à t’endormir. Je resterai avec elle.
Cilanna se pencha pour embrasser la sorcière.
—Je vous aime. Toutes les deux.
La couronne dans ses mains, Cilanna n’avait d’autres choix que rebrousser chemin et d’assumer son rôle de Reine.
Une femme observait le château alors que l’obscurité dévorait la lumière. Une drôle de créature s’assit à ses pieds, la queue enroulée autour de pattes qui ressemblaient à des doigts humains. Ses oreilles oscillaient sur sa tête à la découverte de chaque son. La bête ouvrait fréquemment la gueule pour capter les odeurs de la forêt. Ses longues jambes couvertes de fins poils rouges n’appartenaient à aucune espèce.
—J’ai quelque chose pour toi.
La bête pivota sa tête, trop courte et plate pour être celle d’un loup. Des yeux humains la dévisageaient. Freya n’avait pas disparu, elle vivait dans cette créature.
—Tends ta patte.
Chrysentia sortit un bracelet de cuir de sa poche. Un grelot oscillait son bruit et contenaient quelques poils, d’une épaisse fourrure brune. Les naseaux de l’hybride se dilatèrent en reconnaissant l’odeur.
—Cilanna voulait que je te le donne après la transformation pour l’adapter à ton poignet.
L’animal lui offrit docilement la pette. Elle renifla un instant le grelot.
—C’est une mèche de ses cheveux. Ta sœur l’a coupé avant qu’ils ne brûlent son cadavre.
L’animal cligna des yeux et reporta son attention sur le château où le sommeil s’emparait lentement du corps de Cilanna. Alors qu’elle s’apprêtait à s’endormir, un loup hurla dans la nuit.
**
Bonjour à tous, voici le dernier chapitre de Reines Louves.
Reines Louves n'est que la première histoire des Contes de Naarhôlia. Pour l'instant, j'ai prévu une dizaines d'histoires pour explorer le monde imaginaire que j'ai crée. Les histoires sont indépendantes et les protagonistes du premier tome ne se retrouveront pas dans les autres, hormis de nom.
Ceci est le premier jet de mon histoire. Il y a beaucoup d'éléments à modifier pour offrir une version satisfaisante. Je ne le ferai pas tout de suite, ayant quelques autres projets sur le feu.
Le deuxième tome est le Sang du Dorrakar.
Annotations
Versions