I - Chapitre 2
Lorsque Ludwill s'éveilla, il se trouvait encore dans une cellule de prison. Le bruit de barreaux que l'on frappe violemment l'avait sorti d'un sommeil sans rêve, tout en déclanchant les premières douleurs d'une gueule de bois.
Les évènements de la soirée précédente étaient encore flous. Manifestement, il y avait eu beaucoup d'alcool, de filles aussi, et peut-être un fiancé jaloux, ce qui pouvait éventuellement expliquer la présence de cette boursouflure qu'il sentait au niveau de son œil. Ce n'était pas la première fois qu'il tentait de séduire une fille qui avait fait l'erreur de s'engager avec une montagne de muscles dénuée de cervelle... Ce n'était pas non plus la première fois qu'il était à l'origine d'une bagarre générale dans une taverne, causant l'arrivée précipitée des forces de l'ordre. Se cacher derrière une armoire ne lui avait malheureusement pas épargné l'arrestation...
Cependant, Ludwill ne s'était pas saoulé au point d'oublier de sortir son fameux joker : sa bague en argent portant le sceau royal. Ce bijou signifiait qu'il était au service du prince Théandre et qu'aucune sentence ne pouvait être appliquée à son encontre avant que Son Altesse n'ait été consultée. Ludwill fut donc balancé dans une cellule individuelle, normalement réservée aux détenus trop dangereux pour les autres. Il ne s'était pas fait prier pour s'endormir. Ce n'était que maintenant qu'il se rendait compte de l'extrême saleté du lieu.
Un sentiment de malaise envahit alors Ludwill ; il se rendit compte que ses vêtements, ses cheveux et une bonne partie de son visage étaient imprégnés de la crasse de tous ceux qui étaient passés avant lui. Il n'osait imaginer les atrocités que ces fous dangereux avaient pu commettre sur ce sol. Comme d'habitude, son imagination se révéla plus forte que sa raison, et Ludwill eut du mal à réprimer un haut-le-cœur.
Entre les barreaux, il vit l'ombre du geôlier qui frappait à la porte à grands coups de matraque.
- Oh ! Demoiselle en détresse ! Le prince vient à ton secours !
Content de sa blague, le geôlier éclata d'un rire gras, puis fit tourner la clé dans la serrure. Ludwill aurait souhaité être plus présentable devant son maître, mais à bien y réfléchir, le prince l'avait déjà vu dans des situations plus gênantes.
La porte s'ouvrit et Théandre entra dans la cellule. Il portait un mouchoir à ses narines, visiblement incommodé par l'odeur. Il le remit dans la poche de son veston afin de pouvoir parler au valet qui lui souriait à pleines dents.
- Quel soulagement de vous voir ici, votre Altesse ! s'exclama Ludwill.
Théandre leva les yeux au ciel.
- Épargne-moi ça, veux-tu ? Comment t'es-tu retrouvé ici, cette fois ?
Ludwill comprit qu'abuser de la patience de son employeur et futur souverain n'était pas la meilleure chose à faire ; il expliqua brièvement les évènements de la nuit précédente en omettant certains détails dont il se serait bien passé lui-même. Debout devant lui, Théandre faisait de son mieux pour garder un air impassible, mais il devait bien se l'avouer ; les mésaventures de son valet l'amusaient, sûrement à cause de leur côté répétitif. S'il se souvenait bien, la dernière fois, Ludwill s'était fait capturer pour une histoire de croc-en-jambe. Décidément, il suffisait de peu de choses.
- C'est bon, dit Théandre au geôlier, il peut sortir.
L'homme musclé et revêche de l'autre côté de la porte fit une moue de dégout, puis libéra le valet de ses chaines. Ce dernier le gratifia d'un sourire qui luisait d'hypocrisie.
- Merci, mon brave ! roucoula Ludwill.
Le geôlier manifesta sa haine pour les détenus privilégiés par un grognement.
***
Une fois sorti de la prison, Théandre inspira une bonne bouffée d'air. Ses narines furent aussitôt imprégnées d'une odeur de caniveau, mais cela valait sans doute mieux que la puanteur infâme de l'amas de miséreux qui impregnaient les cellules de leurs secrétions corporelles... A ses côtés, Ludwill profitait de sa liberté facilement récupérée en s'étirant de tout son long.
- Ouf ! Vivement une vraie nuit de sommeil ! C'est pas humain de dormir dans ces conditions.
- Je suppose que tu aurais facilement pu éviter ça, répondit Théandre. Franchement, est-ce qu'elle valait le coup ?
Ludwill prit son air pensif. Une attitude très théâtrale, comme à son habitude.
- Franchement? Aucune idée ! Tu sais, après une bouteille de rhum, tu pourrais sauter sur une chèvre et ne pas voir la moindre différence !
Théandre poussa un soupir. Ils n'avaient décidément pas les mêmes valeurs. C'était à se demander pourquoi il se donnait tant de mal pour sortir un simple valet de l'embarras.
Mais Ludwill n'était pas un « simple valet ». Les deux jeunes gens avaient passé leur enfance ensemble et cela malgré leur différence de rang. Toutes les machinations organisées pour protéger le jeune prince de l'influence d'un petit serviteur n'avaient pas fonctionné. Ils avaient toujours trouvé le moyen de se voir en douce, tant et si bien que, dès qu'il fut à même de prendre cette décision, Théandre nomma Ludwill au poste de valet, et cela au grand dam de ses conseillers. Ludwill s'était également vu accorder le privilège ultime de s'adresser au Prince en employant le tutoiement, mais jamais en public, bien entendu.
Théandre estimait que l'inquiétude dont faisaient preuve sa mère et ses conseillers concernant la mauvaise influence de Ludwill était injustifiée. Le prince était certes à un âge particulier, où on se sentait capable de faire n'importe quoi pour être accepté de ses semblables, mais il n'avait jamais ressenti le besoin de prouver sa valeur de quelconque façon. Qu'avait-il donc à prouver ? On lui répétait bien assez souvent qu'il était au-dessus de tout. Son rang élevé lui permettait de ne pas tenir compte des remarques de Ludwill, ce dernier ayant tenté à de nombreuses reprises de dévergonder ce petit prince trop sage. Rien n'y avait fait. Théandre tenait à préserver sa dignité, la seule chose qui lui permettait d'avoir un tant soit peu de contrôle sur sa vie.
Les deux jeunes gens marchaient en direction du palais. Les rues étaient animées et les passants se retournaient sur eux de temps en temps, surpris de voir un noble dehors à une heure pareille. Théandre songea qu'il se serait bien passé d'une telle sortie, mais il avait tenu à libérer son valet au plus vite.
Lorsqu'ils entrèrent enfin au palais, Ludwill dût supporter les regards mauvais et les médisances des autres serviteurs qui, tout comme le geolier, n'aimaient pas les privilégiés. En vérité, il s'en moquait. Lui, au moins, avait une vie en dehors du travail. Théandre le raccompagna jusqu'aux quartiers des domestiques, non sans lui faire une dernière remarque sur cet épisode honteux.
- Tu devrais faire attention, je ne pourrais pas être toujours là pour te tirer d'affaire.
Ludwill leva les yeux au ciel et sourit. Il connaissait ce discours par cœur. Il voulut répliquer mais fut coupé dans son élan.
- Je suis très sérieux ! Je ne peux plus me permettre de t'accorder ce genre de faveurs ! Ça fait déjà la cinquième fois !
- La sixième, le corrigea Ludwill. Tu oublies la fois où...
- Oui, oui, je sais, répondit précipitamment Théandre, qui ne préférait pas s'en rappeler. Mais ce n'est pas le sujet. Tu sais très bien que ce n'est pas normal de se servir autant de tes privilèges. Si ma mère savait que je t'avais fait sortir autant de fois de prison, elle t'y renverrait pour le restant de tes jours !
- Et alors ? Fanfaronna Ludwill. Tu comptes le lui dire ?
Théandre se résigna. Comme toujours, ses menaces n'avaient aucun effet.
- Non, bien sûr. Mais fait un effort... s'il te plait.
Ludwill eut l'air sincèrement désolé. Il vérifia que personne ne trainait dans les couloirs avant de toucher l'épaule du prince en un geste amical.
- Ne t'en fait pas, je n'abuserai plus de ton temps. Mais il faut vraiment que tu arrêtes de t'inquiéter pour rien.
Théandre ne put soutenir le regard de son ami. Il avait beaucoup de raisons de s'inquiéter, au contraire. Ludwill, lui, ne pouvait pas le comprendre. Il était tellement insouciant...
- J'essayerai, répondit le Prince à contrecœur. Va te reposer, j'aurai besoin de toi tout à l'heure.
- Bien, votre Altesse ! fit Ludwill avec une révérence.
Le valet regagna sa chambre pour rattraper sa nuit de sommeil et Théandre partit en faire autant. Toute cette agitation avait sapé ses dernières forces et il n'aspirait plus qu'à tomber dans un profond sommeil. Il espérait que ces quelques heures de repos chasseraient tous les problèmes qui l'assaillaient de part en part.
Il n'avait pas menti en disant que la reine pouvait enfermer Ludwill à vie. Elle avait toujours fait preuve d'une grande sévérité à l'égard de ses sujets. Avec Théandre, elle se contentait d'être froide et distante ; le temps où le jeune prince pouvait la faire céder en lui faisant les yeux doux était depuis longtemps révolu. Jamais elle ne pourrait changer d'avis.
Théandre s'inquiétait pour son ami, et également pour lui-même. Si Ludwill disparaissait, il n'aurait d'autre compagnie que celle des jeunes nobles dont la conversation se résumait au pouvoir et à l'argent. Ces opportunistes pompeux ne l'intéressaient en rien. En revanche, Ludwill le fascinait. Théandre ne comprenait pas comment on pouvait considérer comme inférieur une personne qui savait jouir de chaque instant sans se poser de questions. Théandre avait souvent rêvé d'être comme lui, mais cela était impossible : c'était dans sa nature de réfléchir avant d'agir. Il ne pouvait pas se montrer aussi spontané que son ami. La seule chose qu'il pouvait faire, c'était de continuer à le fréquenter dans l'espoir d'en tirer des leçons de vie.
Il était bien le seul à considérer Ludwill comme un bon exemple.
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