IV - Chapitre 2
Debout au milieu du couloir menant vers le Grand Hall, le prince Théandre rassemblait tout son courage pour affronter l’assemblée des prétendantes. De là où il se trouvait, il ne voyait personne. Il n’entendait que le brouhaha des discussion et la douce musique que jouait l’orchestre en attente de la longue pièce composée spécifiquement pour le bal. Le jeune homme avait jugé de bon ton d’attendre quelques minutes avant d’apparaître, le temps que tout le monde soit préparé pour la danse. De son côté, le trac n’avait cessé de monter, au point où de douloureuses crampes avaient noué son estomac.
Il ne craignait pas tant de commettre des maladresses en dansant qu’en échangeant des banalités d’usage avec les prétendantes. Il connaissait les mouvements par cœur, mais il s’était toujours arrangé pour ne pas avoir à parler pendant qu’il les effectuait. Cette fois-ci, il ne pourrait pas échapper à de nombreuses discussions : ces jeunes filles essayeraient toutes de faire une première bonne impression, il lui faudrait donc se concentrer sur deux choses à la fois.
À cette complication s’ajoutait le fameux « plan » de Ludwill… Une fois encore, Théandre n’avait pas su empêcher son valet de commettre un acte répréhensible, qui pourrait lui coûter encore plus cher qu’à l’accoutumée. Il y avait une différence majeure entre provoquer des bagarres générales dans une taverne populaire et se faire passer pour un baron pour tenter de séduire une fille noble. La Reine n’avait pas prévu de punition concernant l’usurpation de titres de noblesse, mais si les actions de Ludwill venaient à s’ébruiter, Théandre était certain qu’elle en inventerait une juste pour lui.
Prenant une longue et profonde inspiration, le prince ajusta son foulard et avança en direction du grand Hall, faisant de son mieux pour chasser ses pensées décourageantes. «Ce n’est qu’une formalité», se disait-il, « Quoi que je fasse, elles feront comme si j’étais formidable. ».
Arrivé au niveau du majordome, qui surveillait solennellement le couloir, ce dernier alerta le crieur d’un grand signe de la main. Une nouvelle mélodie au cor retentit dans tout le palais et on annonça : « Son Altesse le prince Théandre ! ».
Aussitôt, un silence de mort s’installa, uniquement perturbé par le bruit de dizaines de jupons fournis qui se tournaient. Théandre sentit son coeur s’accélérer alors que tous les regards se tournaient vers lui. A sa conaissance, il n’avait jamais fait l’objet d’autant d’attention depuis que sa mère l’avait présenté au peuple à sa naissance, depuis le balcon du palais. Maintenant qu’il était assez agé pour en avoir conscience, le prince se rendait compte qu’il haissait être scruté de la sorte. Mais que pouvait-il faire, désormais ? Il ne pouvait décemment pas fuir et se calfeutrer dans sa chambre…
Alors malgré son profond inconfort et sa nausée naissante, Théandre s’inclina, une main sur le coeur. Tous l’imitèrent dans un second froufrou de tissus précieux.
Comme l’usage ne nécessitait pas de lui qu’il fasse un discours, le prince partit s’installer à la place d’honneur sur la piste de danse, sans dire un mot. Aussitôt, les prétendantes se regroupèrent d’un bout à l’autre de la piste, guidées par l’organisatrice du bal. Cette femme d’ordinaire énergique et bruyante donnait ses instructions dans la plus grande discrétion, même si ses gestes brusques trahissaient une certaine appréhension.
Lorsque tout le monde fut à sa place, Théandre prit une nouvelle inspiration, se redressa et se força à offrir à ses invitées le visage d’un jeune prince digne de son rang et débordant d’assurance. Il s’agissait de loin de l’exercice le plus difficile qu’il avait eu à réaliser. Une épreuve d’endurance dans le mensonge, à laquelle il ne s’était jamais vraiment habitué.
Il posa un regard décidé sur le chef d’orchestre, dont la baguette menaçait de casser tant il la tenait sérrée. D’un geste de la main, le prince l’invita à ouvrir le bal.
Une délicieuse symphonie de cordes et de flûtes tua ce silence pesant. Théandre se laissait désormais porter par la danse, exécutant des pas légers avec l’élégance de celui qui les avaient pratiqués toutes les semaines depuis qu’il était en age de marcher. Par bonheur, il s’agissait de la danse de cour la plus simple, malgré sa longueur. Toute la noblesse du monde éclairé en connaissait au moins les rudiments. De cette façon, les prétendantes n’avaient à priori aucun risque de se couvrir de ridicule en exécutant un faux pas.
Comme il s’agissait d’une dance conçue pour mettre en valeur un membre de la royauté, Théandre était le seul jeune homme à y participer. Les autres nobles assistaient à la scène. Ce qui demandait une patience infinie. En observant le groupe, le prince reconnut son valet. Il ne revenait toujours pas de l’audace de ce dernier, mais sa présence dans la salle de bal était nécessaire à l’élaboration de son plan, dans lequel Théandre était le premier complice.
Afin de pouvoir lui indiquer lesquelles des prétendantes avait éveillé son intérêt, Théandre devait en informer Ludwill par un léger signe de tète : basculement vers la droite pour « oui », vers la gauche pour « non ». Il s’agissait d’un code issu du théatre, sensé être indéchiffrable pour les prétendantes. Le prince l’espérait de tout coeur : il ne tenait pas à alimenter des rumeurs en plus de risquer de se déconcentrer.
Une par une, les jeunes filles s’étaient avancées pour danser avec le prince au centre de la piste. Les mouvements en duo duraient moins d’une minute, ce qui laissait juste assez de temps pour des présentations et des échanges superficiels. La musique était suffisamment forte pour pour couvrir le plus gros de ces brèves conversations aux autres prétendantes, qui étaient, de toutes manières, occupées à réaliser leurs pas de danse en solo.
La plupart d’entre elles étaient très nerveuses. Théandre sentait leurs mains trembler contre la sienne. Il devait bien s’avouer que cette proximité avec des inconnues le mettait également mal à l’aise. Cependant, il s’efforçait de n’en rien laisser paraître. Il était de sa responsabilité de rendre cette expérience confortable pour ses invitées, alors il engagea la conversation avec elles, comblant les moments de silence par des remarques flatteuses sur leurs coiffures ou leurs vètements.
D’autres prétendantes étaient, au contraire, très sures d’elles, visiblement habituées à séduire. Théandre eut tout le mal du monde à ne pas se laisser intimider par leurs regards appuyés et leurs paroles à double sens. Il se contentait de sourire et de répondre par une banalité, espérant couper court à ces tentatives de séduction à peine voilées.
D’autres, enfin, s’étaient distinguées par un trait de caractère... insolite. Le prince avait été particulièrement marqué par la princesse Amélis, des royaumes du Sud. Elle n’avait eu de cesse de parler une fois les présentations lancées, soutenant qu’elle était déjà venue au château à grand renfort de souvenirs d’enfance. Théandre avait eu tout le mal du monde à suivre sa conversation, plus encore à l’interrompre poliment pour qu’elle puisse céder sa place à une autre jeune fille.
La duchesse Fiona, des royaumes du Nord avait, quant à elle, piqué sa curiosité : ses habits et sa coiffure modeste allaient de pair avec un visage figé, inexpressif, qui semblait vouloir dire: « Je n'ai rien à faire ici ». Leur échange avait été très court, et Théandre avait eu la sensation étrangement agréable qu’il n’avait pas à faire semblant, que la duchesse pouvait discerner son profond malaise derrière son masque d’assurance.
Malgré tout, aucune des prétendantes n’éveilla un quelconque désir ou émoi chez le prince. Il en avait bien trouvé certaines charmantes, mais pas au point de vouloir les épouser. Il avait donc adressé systématiquement des signes négatifs à Ludwill, qui s’en étonna de plus en plus vivement au fur et a mesure que le temps passait. Théandre songea qu’il n’avait pourtant aucune raison de s’en plaindre : il aurait la totale liberté du choix.
Le bal touchant à sa fin, le prince s’inclina très bas, en remerciement d’une danse bien exécutée. Il salua également l’orchestre, qui s’était montré particulièrement endurant compte tenu du nombre d’invitées à faire danser. Puis il quitta l’assemblée, se dirigeant vers le balcon, où l’attendait un repas en tète à tète avec sa mère.
Annotations