V - Chapitre 3
Théandre observait Fiona avec attention tandis qu’elle humait un plant de jasmin. Ce dernier semblait avoir exercé sur elle une fascination bien plus forte que ne l’avait fait la verveine : la duchesse s’était pratiquement ruée dessus. Elle avait ensuite vanté ses bienfaits pour la santé et avait expliqué qu'une telle plante venait de très loin.
Le prince avait du mal à comprendre que l’on puisse être à ce point passionné par de simples herbes. Lui même ne s’y était jamais intéressé, hormis pendant les cours qu’il avait reçus pour reconnaître certains poisons. La duchesse semblait s’y connaître à un niveau qu’il ne pourrait égaler. Il s’agissait pourtant d’une bonne occasion pour trouver quelque chose à faire au cours de ce rendez vous: orienter la discussion vers un sujet spécifique était un bon moyen d’en éviter d’autres, bien plus gênants…
- Vous semblez être experte dans le domaine des plantes, commenta Théandre.
La jeune duchesse reporta son attention sur le prince. Elle sourit modestement, mais son regard fuyant semblait indiquer qu’elle ne souhaitait pas s’étendre davantage sur l’enseignement qu’elle avait pu recevoir.
- Ce sont des choses que la plupart des gens de mon pays connaissent, votre Altesse, répondit Fiona avec hésitation. Nous devons être bien renseignés sur ce que nous pouvons consommer dans la nature et sur celles qui présentent de l’intérêt pour le commerce.
Théandre hocha la tète. Même s’il était clair que Fiona contournait le sujet, il était toujours intéressant d’en savoir davantage sur les coutumes des pays voisins. Au cours de la journée précédente, il avait eu l’impression d’en avoir appris bien plus auprès de ses prétendantes qu’en huit ans de leçons d’histoire.
- Votre peuple survit donc bien grâce à la cueillette et au commerce ? Demanda le prince, à qui on avait enseigné que les montagnards du Nord ne pouvaient pas cultiver de champs.
- Ce n’est pas tout à fait exact, expliqua la duchesse, un sourire en coin. Heureusement, nous avons aussi de nombreux troupeaux de bêtes. Surtout des moutons et des chèvres.
- Qu’en est-il du gibier ?
- Nous mangeons très rarement la viande d’animaux sauvages. Elle est bien trop coriace. Nous préférons utiliser leur peau. Cependant, il est possible d’acheter du gibier plus tendre, mais peu d’entre nous peuvent se le permettre.
L’expression de la jeune femme se fit plus sombre. Théandre comprit que la pauvreté dans le Nord n’épargnait sans doute pas la noblesse. Cela expliquait la robe de laine grossière qu’elle portait, à peine digne d’une servante. Le prince eut soudainement honte de son bel habit de satin. La jeune duchesse devait se sentir terriblement complexée...
- Je vois, répondit Théandre avec compassion. Je suppose que les difficultés entraînées par les montagnes ont forcé votre peuple à faire preuve d’ingéniosité et de témérité. C’est une chose admirable.
Fiona sembla flattée par les commentaires du prince. Elle répondit en évitant son regard.
- Je dois bien avouer que j’envie le terrain clément dont vous bénéficiez, votre Altesse. Mais je suppose que mon peuple ne serait pas le même sans ses montagnes. Il ne serait peut être plus aussi brave et fier.
La jeune duchesse s’interrompit brutalement, craignant sans doute d’avoir insulté indirectement les habitants du royaume de Mathilde. Le prince n’y vit cependant aucune offense. En réalité , il ne pouvait qu’approuver ce point de vue. On lui avait inculqué très tôt qu’un peuple qui perd sa terre est un peuple mourant. Cela devait l’encourager à éviter à tout prix les guerres et l’exode massifs qu’elles entraînaient. Depuis plus d’une décennie, le monde éclairé était en paix, mais les luttes de pouvoirs qui officiaient toujours dans l’ombre étaient autant de menaces à ne pas négliger. Il ne manquait qu’une étincelle pour mettre le feu aux poudres.
- Je n’en doute pas un seul instant, Madame, assura Théandre. Pouvez-vous me parler de votre pays? Je souhaiterai d’en savoir davantage.
Le jeune homme fut lui même surpris de la sincérité de sa requête. Contre toute attente, il trouvait cet échange avec la duchesse agréable. Cela avait été le cas pour une majorité de prétendantes, mais il avait eu la sensation de ne pas avoir pu apprécier leurs discussions à leur juste valeur. Comme il se sentait de meilleure humeur et plus concentré, il n’avait aucune raison de ne pas en profiter. De plus, Fiona Von Trotha faisait partie de ces nobles atypiques, dont la vie n’était pas limitée à celle de leur cour. Cela avait un intérêt certain.
- Votre Altesse… hésita la jeune femme. Votre requête me touche, mais je ne saurai par quoi commencer…
- Vous pourriez décrire vos montagnes, par exemple ? suggéra Théandre. Que vous évoquent-elles ?
Le prince s’imagina que la duchesse n’avait pas forcément le goût de la poésie, ce qui serait regrettable. Une partie de lui espérait une description aussi détaillée que possible, qui l’emmènerait, l’espace d’un instant, loin des tours grises de la cité royale, le paysage qu’il n’avait jamais pu quitter.
Après quelques instants d’hésitation, Fiona se lança dans la description d’une journée typique dans sa terre natale. Elle décida de s’inspirer de ses souvenirs d’enfance passés dans une ferme, jugeant que sa vie au château ducal était bien trop oisive en comparaison. Sa voix devint plus assurée tandis qu’elle reprenait sa promenade avec Théandre, qui l’écoutait dans un silence respectueux.
D’après la jeune duchesse, l’aube à la montagne était d’une beauté inégalable. Habituellement, on s’y levait très tôt pour voir une lumière rose grimper dans un ciel encore parsemé d’étoiles. Les hauts sommets masquaient le soleil, ce qui rendait possible de travailler sans être géné par sa puissante lumière. Quand le ciel était dégagé, les versants prenaient une teinte dorée si belle qu’il devenait difficile de se concentrer sur ses tâches. Heureusement, il s’agissait souvent de l’heure idéale pour laisser paître les troupeaux. Ainsi, on avait tout le loisir de contempler le paysage en profitant d’un bon casse-croûte.
Par temps mauvais, une épaisse brume recouvrait les cimes aussi bien que les vallées. Fiona trouvait une certaine beauté à ce phénomène, malgré l’inquiétude qu’il suscitait. Elle avait longtemps eu envie de s’aventurer à travers ce voile humide mais on ne l’avait pas laissée faire. « Les paysans qui m’ont accueillie étaient très superstitieux », expliqua-t-elle. « Ils pensaient que la brume transforme les animaux sauvages et les mauvaises personnes en monstres invincibles, qui s’en prennent aux innocents. »
Même si le temps était généralement très froid, la proximité des animaux offrait une source de chaleur efficace. Quand il était impossible de les sortir, on entassait les bêtes dans des granges tapissées de foin. Fiona avait adoré passer du temps à les traire ou les tondre à la lueur des torches tandis que dehors, le vent hurlait. Les veillées étaient fréquentes pendant l’hiver. Pour chasser l’ennui, les femmes tricotaient, les hommes entretenaient le feu tout en contant des histoires et tout le monde se gavait de pain et de fromages fondus dans d’énormes marmites. Hélas, il arrivait aussi que l’on tombe malade et, sans médecine efficace, les plus fragiles n’avaient aucune chance de survie.
Bien que longs, ces hivers ne duraient pas éternellement. La chaleur finissait par revenir, faisant fondre la glace pour révéler des étendues de fleurs dont la beauté faisait oublier la peur née des saisons froides. L’été, le temps était si chaud que l’on se précipitait dans les lacs à la moindre occasion. C’était aussi une bonne occasion de pécher sans être contrarié par une épaisse couche de glace.
Le récit de Fiona enchanta Théandre, qui laissa son esprit vagabonder loin de l’angoisse que lui inspirait le futur. A travers la jeune femme, il s’imagina une vie simple parmi les paysans montagnards. Comme il était bon de se délecter de cette lumière qui recouvrait les versants au petit matin, de l’odeur du fromage fondu dans une chaumière de bois bien chauffée, de la fraîcheur d’un lac en pleine canicule…
Tout en marchant, Théandre vit apparaître devant lui une multitude de fleurs aux couleurs vivres qui recouvraient progressivement les arches de vigne vierge. A l’horizon se tenait un arbre nu, illuminé par une lueur dorée qui semblait provenir du sol. Une nuée d’oiseaux volait autour ce cet arbre. Étais-ce seulement des oiseaux ? Le jeune homme reconnaissait leur mouvement, mais ils n’avaient pas de plumes. « Ce n’est pas normal... » songea t-il.
Cette réalisation soudaine lui fit l’effet d’une brûlure, comme si on avait appuyé un tisonnier chauffé à blanc sur son crâne. Théandre s’arrêta net, se tenant le front avec fermeté. L’arbre avait disparu, mais la douleur persistait. Un faible écho lui parvint, étouffé par le bruit strident de ses acouphènes.
« Votre Altesse ? Êtes-vous souffrant ? »
Le prince ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes qui lui avait paru une éternité, il avait complètement oublié la présence de la duchesse du royaume du Nord. Elle se tenait à quelques centimètres de lui, une main hésitante tendue vers son épaule.
- Je… je pense… balbutia Théandre dans la plus grande confusion. Sûrement une migraine…
Ses jambes chancelantes ne lui permettaient pas d’avancer. Le prince se résigna à s’asseoir à même le sol. La duchesse l’imita prestement, une grande inquiétude se lisant dans ses yeux écarquillés. Quelques mètres plus loin, un garde approchait à vive allure.
Comme ce dernier regardait Fiona d’un air menaçant, Théandre fit un effort pour se redresser. La migraine s’estompait quelque peu, ce qui lui permit de tenter d’apaiser la situation.
- Tout va bien ! Assura le prince avec fermeté. J’ai simplement fait un malaise. Elle n’y est pour rien.
Obéissant, le garde s’immobilisa, tout en braquant son regard sur la duchesse, toujours prêt à se saisir d’elle au moindre geste suspect. Toujours agenouillée au sol, la jeune femme avait maintenant l’air terrifiée, comme si elle n’arrivait pas à accepter qu’on puisse la considérer comme une menace.
Profondément honteux d’avoir mis sa prétendante dans l’embarras, Théandre lui tendit la main pour l’aider à se relever. Il pouvait sentir qu’elle tremblait comme une feuille.
- Je suis vraiment navré, Madame… s’excusa-t-il. Je crois qu’il vaut mieux que j’aille me reposer, maintenant.
A court de mots, la jeune duchesse hocha la tête avant de s’incliner maladroitement. Puis elle quitta le jardin d’un pas pressé, suivie de près par le garde.
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