VI - Chapitre 4
La nuit tombée, Théandre n’avait pas bougé de sa chambre. Les prétendantes étaient parties depuis longtemps mais il ne tenait pas à faire face si tot avec celle qui avait été choisie pour devenir sa promise. Il était donc resté prudemment enfermé en compagnie de Ludwill, qui lui apportait des collations quand le besoin se faisait sentir.
- Tu sais, tu vas devoir t’y coller à un moment ou un autre, rappella le valet au prince. Plus tu vas laisser le temps s’écouler, plus ce sera gênant pour vous deux.
Théandre trouvait que les paroles de son ami étaient, pour une fois, pleines de bon sens. Cependant, il n’arrivait pas à se résoudre à faire le premier pas. Comme la duchesse Fiona ne pouvait pas accèder à ses appartements, ce serait à lui de venir l’aborder. La grande question était : pour lui dire quoi ? Ils s’étaient présentés il y avait à peine trois jours et désormais, ils se retrouvaient promis l’un à l’autre. Théandre avait longtemps pensé qu’un mariage entre deux êtres nécessitait d’avoir des sentiments amoureux ou, à la rigueur, du désir, mais le prince ne ressentait ni l’un ni l’autre pour sa future fiancée. En tout cas, pas encore.
- Je me demande comment la situation pourrait être plus gênante qu’elle ne l’est déjà… marmonna Théandre en tripotant nerveusement un fil dépassant de sa chemise.
- C’est à moi que tu poses la question ? Demanda Ludwill avec un large sourire. Plus sérieusement, ça pourrait être bien pire. Et puis, ce n’est pas comme s’ils t’avaient choisi la pire du lot. Bon, d’accord, elle est taillée comme une brindille et à une dégaine de paysanne, mais elle n’est pas non plus à vomir.
Le prince était plutôt d’accord. Si on lui avait laissé le choix, il aurait certainement préféré une autre jeune femme, comme celles des royaumes de l’Est, qui étaient aussi belles qu’instruites, mais l’idée d’épouser Fiona Von Throtha ne lui déplaisait pas tant que ça. C’est pour cette raison qu’il n’avait pas cherché à contester la décision de sa mère. Cette jeune femme n’avait eu aucun lien avec Ludwill et, comme l’avait mentionné ce dernier, elle n’était pas désagréable à regarder.
Seulement, le critère physique était loin d’avoir été le seul à compter dans son appropriation. Outre sa politesse et son caractère passionné, Fiona avait surtout été la première personne à avoir été présente lors d’une de ses visions depuis de nombreuses années. Théandre se demandait si cela ne dépassait pas la simple coïncidence. Etais-ce possible que les apparitions soient revenues en présence de la jeune femme pour lui signifier quelque chose de spécial à son sujet ? Que leurs destins étaient croisés ? Où bien avait-elle la capacité de provoquer ces visions, d’une manière ou d’une autre ?
Bien qu’il trouvât ces hypothèses quelque peu excessives, le prince ne voulait pas les écarter totalement. Au point où il en était, chaque possibilité devait être envisagée. Tout ce qui pouvait expliquer de près où de loin l’origine de ses visions était bon à prendre.
Il serait néanmoins difficile d’aborder ce sujet avec la duchesse, ou avec quiconque d’autre, d’ailleurs. Théandre se souvenait avec embarras du moment où il avait voulu en parler avec Ludwill, peu de temps après son avant dernière crise. Son ami avait eu le réflexe de se moquer, puis, lorsqu’il avait compris que le prince parlait sérieusement, il s’était mis à s’inquiéter, lui demandant s’il n’avait pas vu des démons apparaître devant lui. A cette époque, Ludwill était encore très superstitieux et craignait que le Mal en ait après l’âme de Théandre. Ce dernier avait du couper court à la conversation pour ne pas l’effrayer davantage. Il n’avait jamais osé lui en parler à nouveau. Fiona serait peut être plus ouverte d’esprit, mais il ne souhaitait pas lui imposer ses propres questionnements. Elle devait sans doute avoir beaucoup de choses à penser en ce moment…
- C’est le fait de devoir lui faire un enfant qui t’inquiète ? Insista Ludwill pour rompre le mutisme obstiné du prince.
Théandre se raidit, rougissant. Il y avait pensé, bien sûr. De toute évidence, ce « devoir conjugal » qui planait au dessus de sa tète n’encourageait pas à entamer une relation saine et spontanée avec une parfaite inconnue…
- Il y a de ça, mais je préfère ne pas y penser. De toutes façons, je n’aurai pas le droit de la toucher avant le mariage.
- En théorie, non, mais en pratique… Si l’envie te vient un jour, je pourrai te donner un conseil ou deux.
- Je te remercie, mais ça ira.
Haussant les épaules, Ludwill laissa un nouveau silence planer avant de déclarer : « En tout cas, tu ne risques pas d’avancer à quoi que ce soit si tu passes ton temps à l’éviter. Tu finiras pas la voir un jour ou l’autre, alors autant partir sur de bonnes bases. Tu ne crois pas ? »
Quelques peu revigoré par le rappel de son valet, le prince se redressa, inspirant un bon coup. S’il n’arrivait pas à faire preuve d’assez de courage pour lui même, il arriverait plus facilement à en faire pour quelqu’un d’autre, soucieux comme il l’était de ne pas décevoir qui que ce fut.
- Tu as raison, répondit Théandre en se levant du bord du lit. Aide moi à me préparer. Je vais aller la chercher.
Une heure plus tard, il put enfin trouver Fiona. Partir à la recherche d’une personne était une épreuve dans cet immense palais. Il s’était adressé à tous les serviteurs qui avaient croisé son chemin, leur demandant s’ils n’avaient pas vu la duchesse. Lorsque l’un d’entre eux l’informa qu’elle était dans la bibliothèque, Théandre s’y dirigea à grands pas.
Une fois entré, il remarqua sa promise, le nez plongé dans un immense ouvrage relié. Quatre autres livres étaient disposés en pile sur la table où elle s’était installée. Son viage affichait une concentration et une détermination intimidante. Théandre s’en voulut presque de devoir l’interrompre aussi soudainement dans ses recherches.
- Bien le bonjour, Madame.
Comme le prince put s’y attendre, la jeune duchesse sursauta. Son expression sévère se détendit lorsqu’elle reconnut son interlocuteur. Elle ferma vivement l’ouvrage qu’elle tenait et se leva.
- Bien le bonjour, votre Altesse, répondit-elle nerveusement. Euh… Comment vous portez-vous ?
Théandre lui sourit : « Je me porte bien, je vous remercie. Je souhaitais vous présenter mes excuses pour ne pas être venu vous tenir compagnie suite au départ des prétendantes. J’espère que vous ne vous êtes pas sentie trop seule. »
Les yeux déjà grands de la jeune femme s’ouvrirent davantage. Son expression apaisée semblait indiquer qu'elle avait été touchée par la prévenance du prince.
- Vous n’avez rien à vous reprocher, votre Altesse. J’ai eu beaucoup à faire…
La duchesse s’interropit, braquant son regard sur la pile d’ouvrages. Sans qu’il ne sache pourquoi, le prince remarqua qu’elle était inquiète. Peut-être ne voulait-elle pas qu’il s’intéresse de trop près à ce qu’elle étudiait ? Il était plus sage d’éviter le sujet.
- Je vois, en tout cas, que vous avez trouvé vos marques dans notre bibliothèque. Vous plait-elle ?
- Beaucoup, votre Altesse, répondit Fiona avec un enthousiasme non feint.
- Vous y serez à votre aise, je n’en doute pas. Je la fréquente souvent moi-même lorsque j’ai besoin d’un peu de calme. Nous nous y croiserons sans doute souvent !
La jeune duchesse eut un large sourire, rapidement effacé suite au silence pesant qui venait de s’installer. Les deux jeunes gens évitaient soigneusement de croiser leurs regards. Une fois de plus, Théandre pensait beaucoup plus de choses qu’il ne voulait en dire. Il avait été simple d’éviter de parler des fiançailles lorsque Fiona n’avait été qu’une prétendante parmi d’autres, mais maintenant qu’ils étaient promis l’un à l’autre, il devenait impossible de l’ignorer. Avoir une conversation à ce sujet le rendrait de plus en plus concret, or, le jeune homme n’était pas certain d’avoir envie d’affronter cette réalité.
Il se demandait également si Fiona savait que ce n’était pas lui qui l’avait choisie. S’il avait pu rester maitre de cette décision, leurs échanges auraient été beaucoup plus naturels. Lui mentionner de but en blanc qu’il n’y était pour rien aurait été faire preuve de la pire impolitesse. Faire comme si le choix lui avait appartenu aurait été hypocrite. Si la vérité était insultante, Théandre préférait encore se montrer lâche.
- Etes-vous heureuse de vivre parmi nous, désormais ?
La duchesse plissa les lèves dans un sourire qui semblait tout, sauf sincère. Théandre songea qu’il n’était pas le seul à juger qu’il était préférable de déguiser ses véritables sentiments.
- Je le suis, votre Altesse. J’espère que je serais à la hauteur de vos attentes.
Le doux regard du prince dévoilait une grande pitié ajoutée à son habituelle mélancolie. Cette jeune femme lui avait été imposée alors qu’il ne demandait rien. Le mariage l’intéressait si peu qu’il aurait pu se contenter de nombreuses années durant des baisers occasionnels échangés avec les filles du Houblon Doré, lors de ses sorties avec Ludwill. Comment pourrait il se concentrer sur l’interprétation de ses visions avec la présence perpétuelle d’une étrangère à ses cotés ?
Théandre se sentait honteux de souhaiter déjà s’éloigner d’elle alors qu’elle n’avait strictement rien fait de mal. En réalité, ce devait être tout aussi dur pour elle : arrachée à sa terre dont elle avait si bien vanté les mérites, la jeune duchesse devait se sentir complètement déboussolée. Seuls les livres, traitant sans doute des herbes médicinales qu’elle affectionait tant, seraient capable de lui apporter un peu de réconfort.
A bien y réfléchir, ils se retrouvaient tous deux dans une impasse, poussés sans vergogne dans les bras l’un de l’autre par des parents autoritaires et ambitieux. S’il leur union était irrévocable, Théandre pouvait au moins faire sa part pour que sa promise se sente confortable, peut être même heureuse en sa présence.
- Vous le serez, j’en suis certain, répondit le prince d’un ton rassurant.
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