IX - Chapitre 3

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Avachi sur les couvertures emmêlées, Ludwill reprenait son souffle. Judith se tenait auprès de lui, à genoux et pétillante d’énergie. Le jeune homme se demandait comment elle parvenait à rester en forme après de si épuisants exercices. C’était sans doute une question d’expérience, mais la performance n’en était pas moins impressionnante.

- Laisse moi deviner, dit la jeune fille en repeignant sa chevelure de ses doigts. Quelqu’un a blessé ta précieuse virilité ?

- De quoi tu parles ? Bougonna Ludwill, dont le dernier souhait était d’entamer une conversation gênante avec une fille qui ne savait pas trouve les bons moments pour se taire.

- Eh bien tu étais particulièrement… brutal, cette fois, et encore plus avare de mots que d’habitude, ce qui est quand même une sacrée prouesse. Sans compter le fait que tu sois tout de suite venu me voir en rentrant au théâtre alors que, d’habitude, c’est moi qui vient te faire des propositions. J’en déduis que tu avais besoin de te prouver que ta masculinité était bien en état de marche. Je n’ai pas raison ?

Ludwill resta silencieux, ce qui ne fait que confirmer la théorie de Judith. Elle ricana doucement, s’allongeant de tout son long aux cotés du valet rougissant.

- J’imagine que tu ne me diras toujours pas de qui il s’agit ?

- Fiona Von Trotha.

Les mots étaient sortis tout seuls et Ludwill les regretta à l’instant où ils franchirent ses lèvres. Il savait parfaitement bien que Judith était la dernière personne à laquelle il devait se confier, mais il fallait que cette garce de duchesse lui sorte de la tête à un moment ou à un autre. Jusqu’à son jour de congé, le souvenir de leur brève conversation n’avait cessé de le hanter. Pourtant, il avait cru avoir vécu les pires humiliations possibles : les moqueries des metteurs en scène et des autres acteurs, l’attitude hautaine des nobles, l’étiquette rabaissante que l’on imposait aux domestiques… Il ne s’était pas attendu à être aussi clairement exposé au fait que son avenir était entre les mains d’une brindille arrogante qui, en plus de prendre plaisir à le traîner plus bas que terre, le privait de la compagnie de Théandre au moment où il avait le plus besoin de son aide.

A l’évocation du nom de la duchesse, Judith se redressa brusquement sur ses coudes, fixant Ludwill d’un air consterné. Le valet ne l’avait jamais vue aussi choquée, et le Ciel savait qu’il lui en fallait beaucoup pour l’être.

- Fiona… la fiancée du prince ? Tu es devenu fou ?

- Non, non, ce n’est pas ce que tu crois… expliqua Ludwill, secouant la tète d’un air dégoûté. Je ne la toucherai même pas avec une perche…

Jodith s’affaissa de nouveau et porta une main à son cœur. Un rire nerveux s’échappa de sa gorge.

- C’est pas malin de me faire des peurs pareilles ! Et donc, qu’est ce qui s’est passé ?

« Voilà pourquoi il ne faut jamais rien lui dire... » songea Ludwill. On acceptait de répondre à une seule de ses questions, pour avoir la paix, et voilà qu’on se retrouvait à lui confier tous ses secrets. C’était à croire que ses clients la payaient davantage pour soulager leur esprit que leurs besoins primaires. Judith était aussi curieuse qu’elle était perspicace, une combinaison bien dangereuse.

- J’apprécie moyennement de me faire menacer par quelqu’un qui sait que je n’ai pas le droit de me défendre. C’est tout ce que j’ai a te dire.

La jeune fille soupira de déception, mais la moue qu’elle affichait montrait clairement qu’elle comprennait ce que le valet avait pu vivre. Après tout, la plupart des personnes qui louaient ses services faisaient partie de la noblesse. Séduits par ses performances scéniques, ils ne se gênaient pas pour lui demander de les poursuivre dans un cadre plus intime. C’était une offre que peu d’actrice pouvaient se permettre de refuser, tant le salaire qu’on leur accordait était misérable. Judith y avait trouvé un moyen de survivre dans ce type d’arrangement, mais cela venait sans doute avec son lot de contraintes et de dangers.

- C’est drole que tu m’en parles, dit-elle, je l’ai aperçue pas plus tard que la semaine dernière.

Ludwill observa Judith du coin de l’oeil. Il la conaissait suffisament bien pour savoir qu’elle ne donnait pas ce genre d’information dans le seul but de faire la conversation, mais bien dans celui de se délester de rumeurs, potentiellement dangereuses pour qui en faisait l’objet.

- Et alors ? Demanda Ludwill.

- Au début, je ne pensais pas que c’était elle : une petite brune maigrichonne avec des habits aussi simples, ça aurait très bien pu être quelqu’un de Sénonges. Mais j’ai remarqué un garde bien gaulé qui l’attendait à l’entrée, blond comme les blés… On en croise pas beaucoup par ici, et quand on en voit, on sait qu’ils viennent du Nord.

- Je suppose… continue.

- Bref, je l’ai vue à l’intérieur du Temple Céleste. Elle rejoignait son garde, mais elle n’avait pas l’air dans son assiette. J’ai trouvé ça bizarre qu’elle soit rentrée dedans toute seule. Normalement, les résidents du palais sortent toujours accompagnés d’un ou de plusieurs membres de la garde, c’est ça ?

- J’en sais rien, moi, s’impatienta Ludwill. C’est pas mon boulot. Où est-ce que tu veux en venir ? Et puis d’abord : qu’est ce que tu foutais au Temple ? Je croyais que tu avais une autre religion.

- Dis donc ! Une fille a droit à ses secrets… répondit Jodith, un sourire entendu aux lèvres. Et puis, il faut bien que les prêtres s’occupent des impies de temps à autre.

Ludwill n’insista pas. La jeune actrice restait rarement silencieuse sur l’identité de ses clients, mais quand c’était le cas, c’était parce que les dits clients avaient les moyens de payer grassement la discrétion de ceux qui leur prodiguaient des services qu’ils souhaitaient cacher.

- D’accord, mais que tu les aide à briser leur vœu de chasteté ne m’intéresse pas. Qu’est ce que tu sais sur la duchesse ?

- Je « sais » peu de choses, mon cher Ludwill, mais je me trompe rarement dans mes déductions. Je pense que si Fiona Von Trotha va seule au Temple, c’est qu’elle doit avoir des discussions très intéressantes avec un de leurs prêtres, des discussions qu’elle ne veut pas voir s’ébruiter. Vu son rang, je ne dois pas trop me tromper en disant que le prêtre en question se trouve assez haut dans la hiérarchie. Peut être même au sommet, si tu vois ce que je veux dire.

Il ne fallut pas longtemps à Ludwill pour deviner la personne avec laquelle Fiona Von Trotha avait pu avoir une entrevue secrète. Il n’était pas familier avec la hierarchie de l’Ordre, mais il savait exactement qui était son chef : Valrand de Falcourt, le cousin de la reine et le second prétendant au trône, juste après Théandre. Les tensions entre la famille royale et celle des Falcourt alimentaient de nombreuses rumeurs chez les domestiques du palais, Ludwill était donc largement informé sur cette affaire, d’autant plus qu’il entendait parfois Théandre se plaindre que la méfiance de sa mère à l’égard du Haut Prêtre réduisait sa liberté de mouvement.

Que cette jeune duchesse, fraîchement débarquée à la cour, s’entretienne avec la plus célèbre menace du pouvoir royal trois mois à peine après ses fiançailles avec le prince était alarmant. Si cette information parvenait aux oreilles de la reine, Fiona se verrait certainement accusée d’avoir participé à un complot. A tort ? A raison ? Ludwill s’en moquait bien…

Subitement revigoré, le valet sauta hors du lit pour se rhabiller à la hâte. Judith s’était assiste, couvrant sa nudité d’un drap. Contrairement à son jeune ami, elle semblait mal assurée, n’ayant de cesse de faire baisser la valeur de son témoignage : « Après, je n’en suis pas sûre. Elle avait peut être voulu prier tranquillement. Il paraît que les Von Trotha sont très pieux. »

Mais Ludwill n’écoutait même plus ce qu’on lui disait. Il se contenta de sortir trois pièces d’argent de sa bourse qu’il tendit à Judith avec un large sourire.

- Tu m’as déjà payée…

- Je sais, mais le service que tu viens de me rendre vaut bien un petit supplément.

La jeune actrice hésita quelques secondes avant d’accepter sa récompense. Lorsqu’elle le fit, Ludwill planta un baiser sur son front avant de quitter la chambre. En fin de compte, Judith l’aurait effectivement aidé à se remettre d’une humiliation cuisante. Mieux encore, elle lui avait donné les moyens de s’en venger.

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