X - Chapitre 1

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Seul dans sa chambre, Ludwill ne parvenait pas à profiter de son jour de congé. Au dessous, les acteurs récitaient leurs répliques d’une voix tonitruante, capable d'être entendue aux quatre coins du théâtre.
Le jeune valet trouvait qu’ils choisissaient mal leur moment : la matinée s’achevait à peine et il avait besoin de calme, non seulement pour se remettre les idées en place après une nuit difficile, mais aussi et surtout pour se remémorer sa conversation d’hier avec Théandre.

Leur soirée au Houblon Doré s’étant terminée, une nouvelle fois, par l’ingestion d’une quantité invraisemblable de bière, Ludwill se trouvait encore dans le flou. Même s’il se souvenait avoir été heureux que sa relation avec le prince se soit apaisée, il avait du mal à se rappeler des détails de leur conversation, lorsqu’ils étaient encore sobres. En se concentrant suffisament pendant les rares moments de silence que lui accordaient les acteurs, la mémoire finit par lui revenir : Théandre lui avait dit qu’il comptait l’anoblir, lorsqu’il deviendrait roi.

Le jeune homme ressentit une excitation soudaine qui lui fit comprendre qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air, mais bien d’une vraie proposition qu’il n’allait évidemment pas refuser. En revanche, une telle générosité de la part d’un futur monarque n’allait pas sans contrepartie, en l’occurrence, une très longue attente. Ludwill se souvint d’avoir juré d’être patient, mais aussi de laisser cette pimbêche de duchesse tranquille.

Si la dernière promesse serait simple à tenir, la première le serait beaucoup moins. Le tempérament insouciant du jeune homme, cultivé au cours de longues années passées dans une liberté vertigineuse, le poussait malgré lui à profiter allégrement de tous les plaisirs et de toutes les chances que la vie lui offrait. Il lui paraissait totalement invraisemblable de devoir patienter pour obtenir ce qu’il désirait quand il pouvait s’en emparer rapidement, quitte à employer des moyens peu recommandable pour cela. Néanmoins, il était vrai que ces raccourcis comprenaient un risque conséquent : celui de voir ses projets tomber à l’eau, entraînant avec eux sa vie au passage. Même s’il peinait encore à l’admettre, Théandre avait eu raison de lui dire que son plan de fonctionnerait pas. Ludwill s’était laissé emporter par ses désirs et la confiance aveugle qu’il avait en ses capacités.

Savoir que Théandre était près à lui garantir un titre de noblesse lui donnait une impression curieuse, qu’il n’avait réellement qu’en présence du prince, d’ailleurs : celle d’être en sécurité. Lorsqu’il endossait son rôle de valet, la vie lui paraissait plus simple. Il lui suffisait juste de suivre les règles, de se montrer poli avec les nobles et, en échange, il obtenait un endroit où dormir et un salaire. Durant ses jeunes années passées seul avec sa mère et les gens du théâtre, Ludwill s’était longtemps senti sur le qui-vive, incapable de prévoir de quoi demain sera fait. Certes, on le laissait libre d’être lui-même, mais sa survie toute entière dépendait d’une poignée de personnes mal intentionnées qui « oubliaient » souvent de payer sa mère, et la menaçaient de l’expulser si elle se plaignait trop.

Même si ce constat le déprimait, Ludwill savait qu’il ne serait jamais vraiment libre tant qu’il resterait pauvre et roturier. Sa seule façon de le devenir serait de tenir sa promesse envers Théandre, en espérant qu’il puisse tenir la sienne. Sur ce point, Ludwill estimait qu’il n’avait pas beaucoup de raisons de s’inquiéter. Il n’avait jamais vu son ami lui faire de fausses promesses. A défaut d’être capable de suivre son exemple, le valet l’admirait pour cela.

Ce qui lui posait problème, c’était bien de devoir attendre que la succession s’opère. Contrairement aux nobles, Ludwill n’avait pas le luxe de pouvoir patienter dans une cage dorée, le temps que la reine daigne laisser sa place à la nouvelle génération. Sa vie insatisfaisante se poursuivrait encore pour de nombreuses années. Évidemment, il y avait toujours des moyens détournés pour accélérer le processus, mais les employer serait si ridiculement cruel et lâche que Ludwill préférait en rire. Il laisserait ce genre de bassesse au Haut Prêtre de l’Ordre et à son amie du Nord.

Outre ses réflexions cyniques, le jeune homme songeait qu’il ne serait pas le seul à subir une si longue attente. Bien qu’elle ait toujours accepté son aide à contrecœur, sa mère avait besoin de lui pour survivre. Son salaire de valet n’était pas toujours suffisant pour lui permettre de se nourrir convenablement tout en entretenant son matériel. C’est pour cela qu’il lui avait promis de trouver une solution rapidement. Sans en dévoiler les détails, il lui avait annoncé qu’il avait mis un plan en route, mais il ne tiendrait plus, désormais. Il avait promis de l’abandonner…

Ludwill soupira. Il ne voulait pas affronter la déception de sa mère lorsqu’il lui annoncerait que leur situation ne s’arrangerait pas avant bien longtemps. Toutefois, il refusait catégoriquement de la laisser dans l’ombre. Même s’il lui arrivait d’enjoliver la réalité pour ne pas l’inquiéter plus que de raison. Rassemblant son courage, le jeune homme se dirigea vers la salle des costumes, où elle était occupée à coudre, comme tous les jours.

Une fois entré, Ludwill la trouva penchée sur son ouvrage au milieu d’une montagne de costumes bariolés. Au dessus d’elle, une grosse bougie prisonnière d’un vase de verre permettait d’éclairer son espace de travail. Après de longues années de travail acharné, sa vue baissait et la lumière naturelle ne lui suffisait plus.

- Bonjour, maman, la salua Ludwill en lui posant une main sur l’épaule.

Subitement déconcentrée, la costumière se retourna vivement, plantant ses yeux noirs écarquillés dans ceux, amusés, de son fils.

- Tu m’as fait peur ! Combien de fois il faut te dire de frapper avant d’entrer ?

Malgré ce ton agressif, Ludwill ne se défit pas de son sourire. Il savait qu’elle ne lui en voulait pas vraiment. Au contraire, elle était rassurée de le voir lui et non pas une personne indésirable.

- Pardon. Je ne pensais pas que tu m’aurais entendu de toutes façons, concentrée comme tu l’est.

- C’est ça, trouve toi des excuses !

Son air exagérément sévère se mua bien vite en un regard tendre. Ludwill prit un tabouret pour s’asseoir auprès d’elle.

- Alors ? Demanda la costumière après avoir mis son nécessaire de coté. Tu veux me parler de quelque chose ?

Ludwill hocha la tête, mais les mots tardaient à venir. Ce qu’il avait à lui dire ne faisait pas partie des choses qu’il pouvait lui faire comprendre d’un simple regard.

- Oui. Tu te souviens du plan dont je t’avais parlé ?

- Ah… tu as décidé de te lancer là dedans finalement ?

Cette réaction n’étonnait pas le jeune valet. Sa mère ne croyait pas qu’il puisse exister des moyens détournés de gagner de l’argent qui en vailait la peine. Pour elle, seul le travail permettait de gagner sa vie sans risquer de la gâcher. Cependant, elle n’avait jamais freiné son fils dans ses projets, sans doute par espoir qu’ils finissent par fonctionner.

- Justement, non, expliqua Ludwill les yeux baissés. Je crois qu’il vaut mieux que je laisse tomber.

La costumière hocha la tête, les lèvres pincées : « Je vois. Qu’est ce qui t’as fait changer d’avis ? »

Sur le ton de la confidence, le jeune homme lui raconta sa dernière soirée au Houblon Doré et la proposition que lui y avait faite le prince. A l’idée qu’il puisse être anobli un jour, sa mère s’enthousiasma. Ludwill ne l’avait pas vue aussi rassurée depuis qu’on lui avait annoncé qu’il serait embauché comme serviteur au palais.

- Seulement, poursuivit le jeune homme, il ne pourra pas m’anoblir tant qu’il ne sera pas roi. Du coup, ça mettra beaucoup de temps.

Compréhensive, la costumière hocha la tête, sans pour autant montrer la moindre déception.

- Je m’en doute bien. Je connais un peu les règles, figures-toi ! Mais il ne faut pas s’en faire pour ça. Il n’y a pas beaucoup de gens comme nous qui peuvent se vanter d’être ami avec un prince au point qu’il décide de faire d’eux leur égal. Décidément, ce garçon sera encore plus généreux que sa mère.

Son regard se perdit dans le vague. Ludwill s’en inquiéta. A force de s’être enfermée dans la même routine, sa mère se réfugiait souvent dans les rêves. Elle devait sans doute s’imaginer dans le confortable palais de son fils, fraîchement anobli, enfin capable de prendre un long repos bien mérité. Le valet préférait ne pas la laisser aller trop loin dans ses rêveries. Après tout, personne ne pourrait prédire ce qui se passerait avant la mort de la reine, ni même si la famille royale serait toujours celle des Vaugessants…

- Mais s’il ne pouvait pas le faire, en fin de compte ? s’inquiéta Ludwill. Il faudra trouver une autre solution pour se sortir d’ici. Je ne suis pas sur d’avoir envie de patienter pendant des années pour me rendre compte que c’était pour des prunes… Et puis, je ne suis pas sur non plus que tu puisses attendre aussi longtemps.

La costumière se raidit et croisa les bras : « Tu penses que je pourrai plus travailler, c’est ça ? »

Ludwill n’osa plus parler. Elle lui avait envoyé un regard perçant qui le dissuadait d’exprimer son inquiétude. Pourtant le jeune homme savait bien qu’elle était partagée. Même si sa mère était encore jeune, ses yeux abîmés risquaient de ne plus pouvoir la porter bien loin. Une paire de lunettes aurait pu freiner cette détérioration, mais il s’agissait d’un objet si coûteux qu’il valait mieux se concentrer sur le payement des dépenses quotidiennes. L’avenir ne s’annonçait pas radieux et cette réalité lui était difficilement supportable.

Brisant un long silence, la costumière reprit la parole après un long soupir : « Ne pense pas à ça maintenant, mon grand. On a toujours trouvé des solutions pour s’en sortir, non ? »

Ludwill lui rendit son sourire peu assuré.

- Justement, est ce que tu penses que je devrais en chercher une autre ? Juste au cas où les choses tourneraient mal ?

Le jeune valet s’en voulait quelque peu d’avoir posé cette question. Il avait promis à Théandre d’être patient, ce qui impliquait de ne pas se lancer dans ses stratagèmes habituels. Pourtant, cette décision ne lui revenait pas entièrement. Sa mère avait fait bien trop de sacrifices pour garantir sa survie pour qu’il se permette de ne penser qu’à lui. Sa fidélité pour elle dépassait celle qu’il avait juré au prince.

- Ludwill… commença solenellement la costumière après avoir pris les mains de son fils. Tu ne pourras pas toujours penser à moi dans les décisions que tu prendras. Je sais que tu as envie de m’aider, mais je ne veux pas que tu t’y croies forcé, surtout si les moyens pour y parvenir te mettent en danger. Réfléchis un peu : tu es le valet du prince Théandre. Le prince. Qu’il souhaite faire de toi son égal est un cadeau inestimable. Est ce que tu as vraiment envie de risquer de tout perdre pour obtenir ce que tu souhaites plus vite ?

Ludwill n’eut pas à réfléchir longtemps avant de secouer la tète. Évidemment qu’il n’en avait pas envie.

- Bon, alors en attendant, continue de faire bonne figure. Travaille bien et entretiens cette amitié. Ne t’avises surtout pas de gâcher cette opportunité parce que tu te fais du souci pour moi. Tu me le jures ?

Une nouvelle promesse qu’il ne pensait pas être capable de tenir… Ludwill voulut insister, lui dire qu’elle serait toujours sa priorité, mais son regard sévère et insistant l’obligea à la rassurer.

- Oui, maman. Je te le jure.

La costumière sourit, bien plus détendue, puis embrassa longuement le front de son fils.

- Je suis fière de toi, mon grand. Bon, maintenant, il faut que je m’y remettes. A plus tard.

- A plus tard, maman…

Ludwill quitta la salle des costumes, bien incapable de décider si sa discussion avec sa mère l’avait apaisé ou si, au contraire, il se retrouvait de nouveau dans une lutte intérieure entre ses désirs et sa conscience. Au moins, il savait désormais quelle ligne de conduite adopter. Cela ne l’empêchait pas de réfléchir à une alternative, au cas où les choses tourneraient mal. Le jeune homme s’étonna de son propre pessimisme. Jusqu’à présent, il s’était toujours laissé porter par la vie, insouciant, convaincu qu’elle serait toujours aussi généreuse que la fois où elle lui avait ouvert les portes du palais. Il songea que son récent différend avec la fiancée du prince l’avait sans doute rendu méfiant.

Arrivé au niveau du couloir menant à sa chambre, Ludwill s’étonna de ne plus entendre les acteurs beugler en dessous. D’habitude, les répétitions duraient bien plus longtemps que ça. En tendant l’oreille, il put discerner des bribes de conversation qui montaient en intensité.

Curieux, le jeune homme descendit l’escalier pour atteindre les coulisses. Sur scène, les acteurs discutaient à voix basse entre eux, l’air préoccupés, pendant qu’en bas, le metteur en scène s’entretenait avec trois gardes royaux, dont un capitaine, visiblement excédé.

- Je vous en prie, Messieurs. Soyez raisonnables ! Je ne conteste en aucun cas la parole de sa Majesté ! J’ai simplement du mal à comprendre pourquoi elle souhaite arrêter l’un d’entre nous alors qu’elle a juré protection à notre compagnie.

- Je ne vous ai pas demandé de comprendre, mais d’obéir, répliqua le capitaine, dont la voix était assez autoritaire pour faire sursauter ceux qui lui faisaient face. Si vous ne me dites pas où le trouver, je mettrai à sac votre théâtre juste pour l'attraper. Vous le comprenez, ça ?

- Ah, vous croyez que je cherche à le protéger ? Lui répondit le metteur en scène, un coassement nerveux dans la voix. Pas du tout. Il est toujours en vadrouille. Vous auriez meilleur compte à passer au peigne fin toutes les tavernes de la ville.

Ludwill sentit la panique le gagner. C’était une sensation qu’il avait cru pouvoir oublier. Tout le monde au théâtre connaissait sa passion pour ses soirées de beuverie, c’était donc bien lui que les gardes cherchaient. Ce qui lui glaçait le sang, c’était de savoir que la reine elle même avait exigé son arrestation. Il ne pourrait donc pas compter sur Théandre pour venir le libérer… A tous les coups, cette garce de Fiona avait du le dénoncer.

Pendant que le capitaine se mettait à hurler, la main sur le pommeau de l’épée, Ludwill luttait contre l’envie de fuir. Une partie de lui même qui n’était pas encore envahie par la peur le forçait à réfléchir aux conséquences de sa fuite. S’il partait se cacher, tout le théâtre en payerait les frais. Il se moquait bien de savoir si cette ordure de metteur en scène se faisait embrocher. Il se moquait beaucoup moins de ce qui arriverait à sa mère, si elle cherchait à prendre sa défense. « Non », se dit-il à contrecœur, « Ce sera encore pire si je les fait attendre. »

Sous le regard intrigué des acteurs, Ludwill sortit des coulisses. Il maîtrisait difficilement sa peur, mais parvint à avancer suffisamment pour que l’un des gardes, un gringalet brun à l’air timide, finisse par le remarquer.

- Excusez-moi, mon capitaine. Ce n’est pas lui que vous cherchez ?

Interrompant son flot de paroles haineuses, l’intéressé fixa Ludwill, qui ne put retenir un long tremblement de lui parcourir l’échine. Son regard le transperçait avec une violence comparable à celle d’un coup d’épée en plein ventre. Mais ce n’était rien face à celui de haine pure du deuxième garde, un colosse blond. C’était sans doute lui, le garde du Nord dont lui avait parlé Judith. S’il était vraiment fidèle aux Von Trotha, il ne pouvait espérer aucune pitié de sa part.

- C’est toi, Ludwill ? Lui demanda le capitaine.

Le jeune homme hocha la tête. Derrière lui, les acteurs continuaient à murmurer. « Si seulement, ils pouvaient la boucler... »

- Au nom de sa Majesté la reine Mathilde, je t’arrête pour menaces et tentative d’agression. Gardes, saisissez vous de lui.

Alors qu’il voyait le colosse fondre sur lui, Ludwill ne bougea pas d’un muscle, même si son corps tout entier se tenait prêt à trouver une issue. Par expérience, il savait que les gardes ne supportaient pas que leur proie se débatte. Il resta donc parfaitement immobile pendant que l’homme du Nord l’agrippait d’une seule main par la nuque pour lui faire descendre les marches, puis laissa docilement le gringalet lui passer les fers autour des chevilles et des poignets avec une douceur de débutant.

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