X - Chapitre 3
Le lendemain matin, Théandre s’eveilla parfaitement reposé et de bonne humeur, chose assez rare au demeurant. Sa récente conversation avec Ludwill lui avait manifestement fait du bien. Il avait fortement redouté devoir faire un choix entre son ami et sa fiancée, qui étaient loin de s’apprécier. Heureusement, Ludwill avait promis de faire un effort pour ne plus mépriser aussi ouvertement Fiona. Le valet n’ayant pas l’habitude des compromis, il s’agissait d’un grand pas en avant dont le prince ne pouvait qu’être fier.
Théandre avait senti le besoin d’informer Fiona de cette discussion. Si une personne du théâtre l’avait aperçue au sein du Temple de l’Ordre Céleste, cela signifiait que leur secret menaçait d’être révélé à la reine. Peut être valait-il mieux se dispenser de l’aide du Haut Prêtre pour le moment ? Cependant, la jeune duchesse n’avait pas été disponible ces derniers jours. A dire vrai, son revirement soudain était préoccupant : pendant toute une semaine, elle avait régulièrement sollicité la présence de son fiancé et depuis peu, elle prenait à peine le temps de converser avec lui avant d’aller se réfugier dans ses appartements. Théandre songea qu’il pourrait être utile de lui en parler sans trop tarder.
Alors qu’il descendait du lit, deux coups résonnèrent contre la porte. Le jeune homme s’en étonna. Ludwill arrivait bien plus tard que ça, d’habitude. A moins qu’il ne s’agisse du messager ? Théandre s’en inquièta. La dernière fois qu’on lui avait apporté un message si tôt, c’était pour l’informer que son valet avait été mis en prison. Il enfila un peignoir à la va vite et ouvrit la porte sur un serviteur qu’il n’avait jamais vu auparavant.
- Bien le bonjour, votre Altesse, le salua t-il en s’inclinant.
Théandre lui rendit son salut d’un air hésitant, puis lui demanda : « Qui êtes-vous ? »
- Je m’appelle Antoine, votre Altesse. J’ai été choisi pour devenir votre valet. J’espère que je saurai vous convenir.
Théandre se raidit. Perturbé par l’absurdité de cet échange, il protesta poliment :
- Il doit y avoir une erreur. J’ai déjà un valet. Son nom est Ludwill. Savez vous où il se trouve en ce moment ?
L’air embarassé d’Antoine fur craindre le pire au prince. Ce garçon savait certainement quelque chose qu’on lui avait demandé de cacher, car il hésita un long moment avant de répondre.
- Je ne sais pas, votre Altesse. J’en suis navré. On m’a juste dit que vous aviez besoin d’un nouveau domestique.
Théandre n’en crut pas un mot. Le valet d’un prince était suffisamment important dans la hiérarchie de la domesticité pour que son absence soit remarquable. Que l’on tente de le remplacer du jour au lendemain, comme s’il n’avait jamais existé était inadmissible.
- Allez me chercher le majordome, demanda le prince, faisant de son mieux pour camoufler la colère qui altérait sa voix. Dites-lui que je veux lui parler immédiatement.
Le nouveau valet s’inclina et obéit rapidement, visiblement aussi pressé que son maître de se sortir de cette situation gênante.
Théandre s’habilla du mieux que ses mains tremblantes le lui permettaient. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi tout le monde avait subitement décidé que Ludwill n’existait plus et les hypothèses qu’il tentait de formuler l’étouffaient d’angoisse. Si le majordome avait si brutalement remplacé son valet sans l’en informer, cela signifiait qu’il était au courant de ce qui lui était arrivé. Avait il été renvoyé ? C’était peu probable. Il n’avait commis aucune infraction visible à l’étiquette qui aurait justifié un renvoi.
A moins que quelqu’un ait dénoncé son usurpation de titre lors du bal des prétendantes…
Théandre porta une main à sa bouche, en proie à une violente crise d’angoisse. Il refusait d’accepter cette possibilité, mais il y avait bien trop de coïncidences pour qu’elle se révèle fausse : Ludwill avait appris le secret de sa fiancée, laquelle se montrait distante depuis quelques temps. En ajoutant tout cela au brusque remplacement du valet, il n’y avait qu’une seule conclusion possible : Fiona s’était débarrassée de Ludwill pour ne pas que son entrevue avec le Haut Prêtre soit révélée.
Le prince souhaitait désespérément que ce ne fut pas le cas, mais les autres possibilités n’étaient guère plus plaisantes. Peut être qu’un geôlier avait refusé de reconnaître la chevalière au doigt du valet et avait décidé de l’emprisonner pour de bon. Peut être qu’il était mort et que les domestiques feignaient de l’ignorer pour épargner du chagrin à leur maître ? Cela ne servait à rien de spéculer. « J’ai juste besoin de savoir où il se trouve... », pensa Théandre, les larmes aux yeux.
Deux nouveaux coups se firent entendre. Le prince ouvrit précipitamment la porte sur le majordome. Sans s’embarrasser de politesse, il lui demanda : « Où est Ludwill ? »
Pris de court, le grand homme dut répondre au plus vite : « Votre ancien valet a quitté Sénonges, votre Altesse. Ne le saviez-vous pas ? »
Son étonnement semblait sincère. Théandre s’efforça donc de ne pas perdre patience.
- Non, je ne le savais pas. Nous nous sommes parlé il y a deux jours et il ne m’a jamais indiqué qu’il avait l’intention de partir.
- C’est fâcheux. Il aurait du vous prévenir qu’il comptait quitter son poste.
- Vous ne comprenez pas, insista le prince avec davantage de brutalité. Il n’a jamais voulu partir. On a du vous dire de me donner un remplaçant sans m’avoir demandé mon avis. Si vous savez quelque chose, vous devez m’en parler.
Sans perdre de sa contenance, le majordome contracta légèrement sa mâchoire, signifiant que, lui aussi, cachait quelque chose. Théandre le fixa d’un air sévère et impatient.
- Je vous prie de m’excuser, votre Altesse. Vous me voyez aussi perplexe que vous l’êtes.
Excédé, le prince poussa un soupir audible. Par respect pour autrui, il avait toujours veillé à ne pas se défouler sur les domestiques qui ne faisaient, après tout, qu’obéir aux ordres. A ce moment précis, cependant, il ne s’était jamais senti aussi près de bousculer le majordome pour harceler le palais entier à la recherche d’une réponse. Mais tout cela était parfaitement inutile. Il savait très bien à qui demander des comptes.
- Allez chercher ma mère. Dites lui que je veux lui parler immédiatement.
- Votre Altesse… Êtes vous certain de vouloir solliciter sa Majesté pour si peu de choses ?
- Ce n’est pas à vous de décider si c’est important ou non, répliqua sèchement Théandre, dont la patience avait finalement été mise à bout. Je veux la voir. Maintenant.
Le majordome obéit, même s’il désapprouvait visiblement l’attitude agressive de ce prince d’ordinaire si calme. Théandre se moquait bien de son avis. Chaque seconde passée dans l’ignorance était une seconde qui mettait Ludwill en danger. A moins qu’il ne soit déjà… Non. Cette pensée était trop insupportable.
Au bout de quelques minutes, le majordome revint. Il informa le prince que la reine acceptait de converser avec lui, s’il voulait bien l’attendre dans son salon privé. Théandre n’aimait pas l’idée d’être reçu d’une manière aussi procédurière, mais, la connaissant, le jeune homme savait qu’elle ne lui proposerait pas d’autre alternative. Il accepta donc de s’entretenir avec elle en ses termes, comme toujours.
Seul dans cette petite pièce exagérément décorée, Théandre marchait nerveusement autour de la petite table, déchirant les peaux mortes autour de ses ongles avec les dents. Que sa mère ait accepté de le recevoir ne signifiait en rien qu’elle lui dirait la vérité, ni même qu’elle accepterait de parler de Ludwill. Il était extrêmement délicat de traiter de sujets sérieux avec elle, en particulier pour tout ce qui concernait son fils. D’une façon où d’une autre, elle réussissait toujours à apporter une conclusion à leurs discussions qui allait dans son sens, sans le moindre compromis. Qu’elle use de cette tactique avec ses conseillers était compréhensible, mais dans son cas, Théandre trouvait qu’il s’agissait simplement d’un jeu cruel.
Non, la vraie cruauté, celle qu’il n’avait jamais vraiment reconnue jusqu’à aujourd’hui, c’était sa façon de lui imposer une réalité qu’il savait être fausse. C’était sous ses ordres que le majordome avait remplacé Ludwill avec aussi peu de considération que s’il avait été un tas d’ordures, alors qu’il avait pourtant travaillé au palais pendant quatre ans. Bien qu’il ait voulu le lui cacher, Théandre n’était pas dupe : la reine connaissait l’importance qu’avait ce valet pour lui. Pourquoi aurait -elle cherché à passer sa disparition sous silence s’il en avait été autrement ? C’était sa spécialité : lui enlever toute échappatoire de ses devoirs d’héritier pour mieux en faire un pion obéissant, attendant patiemment l’heure de grimper l’échiquier.
En y songeant, Théandre tremblait de colère, mais ce sentiment avait quelque chose de libérateur. Cette fois ci, il était convaincu qu’elle ne gagnerait pas. Sa tentative de manipulation était trop grossière, au point où elle relevait davantage de la provocation. Le jeune homme n’avait nullement l’intention d’accepter la réalité qu’elle cherchait à lui imposer. Un souffle brûlant s’échappa de ses narines. « Je ne me laisserai pas faire. »
En entendant la porte du salon privé s’ouvrir, Théandre sursauta. Il y vit sa mère entrer seule, d’un pas lent et assuré. Elle le fixa d’un air las, attendant certainement qu’il s’incline. Le prince s’y refusa et lui rendit un regard chargé d’amertume.
- Qu’y a-t-il, Théandre ? Tu sais que je n’ai pas beaucoup de temps à te consacrer.
- Dites-moi ce que vous avez fait de Ludwill.
La reine baissa les yeux et soupira : « Pourquoi me déranges-tu pour un simple valet ? »
- Vous le savez très bien, mère, répondit sèchement Théandre. Le Seigneur Ludovic vous en a parlé. J’en suis certain.
Mathilde resta silencieuse, mais son sourire en coin exprimait une forme de fierté. Théandre serra les poings. Le croyait-elle vraiment si naïf ?
- Je me doutais bien qu’il ne s’agissait pas d’une simple extrapolation de la part de mes conseillers. Je vois que j’ai bien fait de mettre fin à un petit jeu qui n’a que trop duré.
Le prince réitéra sa question d’une voix blanche, luttant de tout son être pour ne pas hurler : « Qu’avez vous fait de lui, mère ? »
- Le majordome t’as bien dit qu’il avait quitté Sénonges, non ? Que veux-tu savoir de plus ?
- Je veux savoir s’il m’a dit la vérité. Je veux comprendre pourquoi vous vous êtes débarrassé de lui sans me prévenir.
La reine leva brusquement une main pour l’inciter à changer de ton. Théandre s’en trouva d’autant plus rageur.
- Fais attention. Je suis ta mère, mais je suis aussi ta reine. Je n’ai pas le devoir de t’informer de toutes mes décisions.
C’en était trop. Le jeune homme comprit qu’il ne saurait pas ce qu’il était advenu de son ami de la bouche de sa mère. Il était temps de briser les chaînes de la crainte et du respect pour mieux libérer sa colère, trop longtemps retenue.
- Vous croyez que je ne l’ai pas compris ? Vous ne me dites jamais rien. Vous me déguisez sans cesse vos intentions. Je suis votre fils ! N’ais-je pas droit à la vérité ?
- Si c’est la vérité que tu désires, la voici : ce serviteur était un danger pour notre famille. Il t’as éloigné de tes devoirs depuis que tu l’as invité au palais. Il menaçait de se dresser entre toi et ta fiancée. Ma méfiance envers ce garçon était justifiée. Tu ne le reverras plus. Il est inutile d’en discuter.
Théandre sentit le sol se dérober sous ses pieds. Fiona l’avait bel et bien dénoncé. Les larmes lui montaient aux yeux tendis qu’il prenait conscience de l’étendue de sa trahison. Elle lui avait promis de ne rien dire…
- C’était mon seul ami, et vous me l’avez enlevé, se lamenta Théandre en braquant un regard haineux sur sa mère.
Cette dernière eut un petit rire méprisant : « Ne soit pas ridicule. Il n’aurait jamais pu être ton égal. »
- Il était, pourtant ! Pendant que vous m’ignoriez, il était là pour me tenir compagnie. Il m’a délivré de ces longues années de solitude où vous m’aviez enfermé ! Je refuse de vivre cela une seule journée de plus !
- Ça suffit !!
La reine avait hurlé si fort que Théandre en eut mal aux oreilles. Il n’eut d’autre choix que d’interrompre sa diatribe, comme paralysé.
- Comment oses-tu me parler sur ce ton ! Poursuivit Mathilde, dont la fureur avait subitement avili les traits. Malgré toute l’éducation que tu reçois, tu n’as toujours pas compris que tu as des devoirs auxquels tu ne peux te soustraire, le premier d’entre tous étant de m’obéir ? Ton attitude puérile est indigne d’un homme de ton rang. J’ai honte de ce que tu es en train de devenir !
Une larme s’écoula de l’œil du prince, stoïque et pale. A court de mots, il se contentait de fixer sa mère avec un abattement profond. Il était subitement redevenu un enfant, dont la pire crainte venait d’être confirmée : il n’était pas aimé pour ce qu’il était, mais simplement pour le rôle qu’il lui faudrait remplir. Honteux de s’être montré si faible, Théandre quitta prestement le petit salon pour rejoindre sa chambre. Incapable de faire face à la violence de ses émotions, il se mit à détruire tout ce qui se trouvait à portée de main, ponctuant ses coups par des cris puissants et désespérés.
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