Epilogue

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Dès l’aube, les quais de Sénonges étaient peuplés par une foule de marchands et de travailleurs. Le soleil ne s’était pas encore levé, mais le ciel bleu sombre faiblement éclairci par une lune pâle offrait une relative visibilité dont il fallait tirer profit. Plus tôt les chargements se termineraient, plus tôt la vente pourrait avoir lieu.

Pour Tufiq, les choses seraient bien différentes. Cette aube encore obscure serait la dernière qu’il passerait à Sénonges. Inutile de rester un seul jour de plus. Cette cité étrangère ne pouvait rien faire de plus pour lui. Exténué et d’humeur maussade suite à une nuit sans sommeil , le marchand remplissait son petit bateau de tous les produits qui lui restaient sur les bras.

Intérieurement, il se maudissait d’avoir autant manqué de flair. Il avait cru bon d’entreprendre un voyage de six mois à travers deux royaumes du Monde Eclairé pour compenser la concurrence à laquelle il faisait face dans sa cité. Les remèdes et les charmes qu’il confectionnait depuis l’adolescence ne se vendaient plus aussi bien, et lorsque quelque chose ne se vend plus au pays, pourquoi ne pas tenter sa chance ailleurs. C’était une stratégie basique qui avait toutes les chances de fonctionner, d’autant plus que le royaume de Mathilde, où siégeait l’Ordre Céleste, était particulièrement friand de marchandises venues d’autres continents.

Quelle ne fut donc pas sa déception lorsqu’il constata que personne n’osait ne serais-ce que regarder trop longtemps ses produits. La méfiance des habitants du royaume des Di Lombardi ne l’avait pas plus étonné que cela, car les marchands itinérants n’y étaient pas les bienvenus. Cependant, même au royaume de Mathilde, les villageois ne voulaient pas entendre parler de remèdes qui n’étaient pas approuvés par l’Ordre Céleste.

Tufiq s’était senti en danger dans un premier temps, nourrissant des doutes sur la légalité de ses produits, mais on l’assura pourtant que les lois royales protégeaient tous les commerces, même ceux que l’Ordre réprouvaient. Il fallait pourtant croire que le bouche à oreille était aussi efficace que n’importe quelle loi… Tout le monde avait décidé de bouder ses marchandises d’un commun accord.

Son dernier espoir de récolter quelques pièces était Sénonges, la plus grande cité commerciale du Monde Eclairé. Hélas, les citadins n’étaient pas moins superstitieux que les villageois, au contraire. Certains fanatiques n’avaient d’ailleurs pas hésité à faire un esclandre, fort heureusement vite écarté par les gardes en patrouille. Les seules personnes à lui avoir acheté quoi que ce fut étaient les gens de son pays qui avaient élu domicile à Sénonges, étonnés et ravis de voir enfin les remèdes et les charmes dont ils ne doutaient pas un instant de l’efficacité. Tufiq s’était senti tellement soulagé et reconnaissant envers eux qu’il eut du mal à se retenir de les serrer dans ses bras.

Malgré cela, ses recettes avaient été catastrophiques. Au final, ce voyage lui avait coûte bien plus cher qu’il ne lui avait rapporté. Il avait même du travailler comme docker pour pouvoir sécuriser son emplacement sur le fleuve. Tufiq avait vécu tout cela comme une cuisante humiliation, dont il craignait ne jamais pouvoir se relever. Comment pourrait-il annoncer à sa femme, qui l’attendait avec une petite fille en bas age, que sa longue absence n’avait servi à rien ? Qu’il faudrait probablement traverser le désert pour trouver une ville qui ne soit pas saturée de concurrents ? A trente cinq ans passés, il était bien trop tard pour entreprendre une autre activité…

Frustré et rageur, le marchand empila les caisses nerveusement, dans des martèlements réguliers qui allégeaient quelque peu ses craintes. Le voyage de retour lui donnerait l’occasion de réfléchir à un plan. Ce dernier échec avait été le plus cuisant de toute sa carrière… il lui faudrait des années pour remonter la pente.

- Escusez-moi, Monsieur ?

Perdu dans ses pensées, Tufiq n’avait même pas remarqué la présence d’un adolescent qui attendait à coté de son bateau. Son salut le surpris tant que la caisse qu’il tenait lui tomba des mains. Le bois se brisa, laissant les sacs de poudre qu’il contenait se répandre sur le sol humide du dock.

Excédé au point de sentir son cerveau bouillir, le marchand jeta un regard mauvais au jeune homme. Il s’appretait à l’abreuver d’insultes, lui et toute sa famille avant de remarquer son profond embarras.

- Pardonnez-moi ! s’exclama t-il en se baissant. Je… Je vais vous aider…

- Laisse ! L’interrompit Tufiq. Dis moi ce que tu veux, vite.

L’adolescent se releva, dégageant les mèches de ses longs cheveux bruns de son visage, puis répondit : « Je dois me rendre dans un village, pas loin d’ici. Accepteriez vous de m’y emmener ? »

Tufiq n’avait pas la moindre envie d’être accompagné, surtout pas par un de ces ignorants incapables de faire preuve de la moindre curiosité. Il observa le jeune homme de plus près : ses habits grossiers lui donnaient l’apparence d’un garçon du peuple, en revanche, l’épée qu’il portait dans un fourreau de cuir sombre laissait planer le doute quant à son rang. Le marchand ne pensait pas qu’il pourrait se révéler hostile, mais l’expérience lui avait appris à ne pas se montrer insultant envers les gens armés.

- Qu’est ce que tu entends par « pas loin » ?

- A deux jours de bateau. Environ…

- Oublie ça. Je n’ai pas assez de nourriture pour quelqu’un d’autre et j’ai assez perdu de temps comme ça dans ce royaume. Désolé.

Alors que Tufiq se mettait à genoux pour ramasser ce qui restait de ses poudres, il entendit l’adolescent insister.

- J’ai déjà pris de quoi manger et je pourrai vous dédommager. Combien vous faudrait-il ?

Le marchand leva les yeux au ciel, puis souffla : « T’as les moyens de payer tous les produits dont personne n’a voulu ? J’en doute. Alors passe ton chemin. »

Malgré un deuxième refus, le jeune homme ne bougeait toujours pas. Tufiq l’ignora superbement, jusqu’à ce qu’il lui tende une poignée de pièces d’or en lui demandant avec le plus grand serieux : « Est ce que ça vous suffira ? »

Abasourdi, le marchand compta les pièces. Il y en avait huit. Depuis son arrivée au Monde Eclairé, il n’avait pas vu une seule fois la couleur de l’or. Il savait que la somme que lui proposait cet étrange garçon dépassait de loin le prix de ses marchandises. Etais-ce possible que le destin ait eu d’autres plans pour lui, en fin de compte ? Tufiq restait tout de même méfiant. Une telle chance allait rarement sans sa contrepartie. En l’occurrence, il était suspect qu’un adolescent anonyme et armé se présente à lui, humble marchand parmi tant d’autres, avec une telle somme d’argent. Cela sentait la fugue à plein nez.

- T’es qui au juste ? Demanda t-il d’un ton réprobateur.

Comme il s’y attendait, le jeune homme ne répondit pas et insista de nouveau : « Ce n’est pas important. Je veux juste partir au plus vite, et comme j’ai vu que vous étiez pressé... »

- Et tu pouvais pas prendre un bateau de plaisance ? C’est pas les moyens qui te manquent, pourtant.

L’adolescent soupira, manifestement poussé dans ses derniers retranchements : « Je ne préfère pas. C’est une urgence. Pouvez-vous m’aider ? »

Tufiq hésita quelques instants, pendant lesquels le jeune homme regardait derrière son épaule de temps à autre, l’air inquiet. Il savait parfaitement pourquoi ce garçon cherchait à prendre des moyens détournés pour quitter la cité : les bateaux de plaisances tenaient un registre contenant le nom de tous leurs passagers, ce qui facilitait les recherches. Il était donc bien en train de fuir quelque chose, ce qui impliquait des ennuis en perspective.

Au cours de sa carrière, Tufiq avait toujours refusé de prendre des passagers clandestins, précisément pour cette raison. Son intégrité et sa prudence étaient source de fierté et de sécurité. Le marchand songea néanmoins qu’il était plus simple d’être à cheval sur ses principes lorsque la vie était belle et la bourse remplie… Certes, se rendre complice d’un crime lui coûterait certainement cher, mais traverser le désert en espérant une vie meilleure se révélerait tout aussi dangereux, sans doute même davantage.

Évaluer les probabilités pour aboutir au meilleur choix était un travail que tout bon marchand se devait de fournir. Or, Tufiq ne mit pas longtemps à se rendre compte que ces huit pièces d’or valaient le risque qui leur étaient associées.

- Bon, c’est d’accord, annonça t’il. Mais à plusieurs conditions : d’abord, tu dois te faire discret pendant tout le voyage, ce qui veut dire que tu seras dans la soute, avec les caisses. Ensuite, si tu te fais chopper, tu ne m’as jamais vu. C’est clair ?

Soulagé, l’adolescent hocha vivement la tète : « J’ai compris. »

- Y’a intérêt… Tu vas aussi m’aider à ranger tout ça. A deux, ça ira plus vite.

Le jeune homme accepta sans broncher. Au bout de dix minutes, la soute fut remplie, ne laissant qu’un espace étroit pour son nouvel occupant.

Tufiq empocha les pièces d’or, non sans ressentir un sursaut d’euphorie. Si tout se passait bien, il pourrait offrir à sa famille la vie qu’ils méritaient.

- Où est ce que tu veux que je te dépose, exactement ? Demanda t’il au jeune homme qui essayait sans succès de s’installer confortablement.

- A Courselièvre.

- Et tu veux faire quoi là bas ?

Le marchand avait posé cette question par simple curiosité, tout en s’attendant à ce que le fugitif refuse d’y répondre. Pourtant, ce dernier lui donna une raison vague, mais étonnamment sincère.

- Je veux retrouver un ami.

Tufiq hocha la tète, souhaita un ironique « Bon voyage » à son passager clandestin, puis referma la porte de la soute. Il releva alors l’ancre et laissa le bateau glisser sur le fleuve, les yeux rivés sur l’horizon embrasé, d’où s’élevait le soleil.



FIN DU LIVRE I

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