L'art de manger un yaourt
Penché au-dessus d'une table basse et lisse, il s'entretient d'un sujet qui ne l'intéresse guère avec un type qui n'est lui-même pas très intéressé par ce qu'il raconte. Il vente à l'intérieur en cette soirée de commencement d'hiver, on a ouvert une fenêtre pour faire s'échapper les volutes de fumée. Le froid réveille, puis engourdit.
Il se souvient qu'il a dans les mains un yaourt, et devant lui une cuillère.
L'ouverture brève et délicate de son pot en plastique intrigue vaguement son accolyte absorbé par ses paroles insignifiantes, simplement parce que c'est ce qu'il lui est donné d'entendre alors et que leur son lui procure peut-être un certain réconfort. Le garçon au yaourt évite à présent de parler. La totalité de sa concentration est requise par cette étape qui précède le plaisir de goûter un yaourt, celle qui consiste à le mélanger, doucement d'abord pour ne pas tout faire déborder.
" Sans morceaux, surtout. Mon dieu, c'est atroce, ceux qui mangent ces yaourts plein de morceaux de faux fruits !
— Qu'est-ce que c'est alors ?
— Du plastique !
Les coups de cuillère doivent être parfaitement mesurés. Lentement, délicatement puis d'un geste parfaitement articulé, entraînant la souplesse du poignet, geste frénétique et rythmé, long et vif, il observe changer la consistance de son yaourt. A ses côtés l'autre type penche la tête, obnubilé, parlant toujours, épuisant jusqu'à ses dernières ressources de salive.
Le yaourt est à présent liquide. Il a acquis la texture idéale, fondant sur la cuillère que le jeune homme porte à sa bouche une première fois, en guise d'essai. Il continue de touiller, et son geste s'intensifie, plus fluide, mieux maîtrisé.
Enfin, le yaourt est en passe d'être consommé.
Annotations
Versions