Épilogue - La Jetée
Il pleuvait ce soir-là.
Il pleuvait beaucoup. La chute de Babylone avait eu lieu. Et ce n’était que le début. Devant le rivage, aux pieds du Mur de Babylone, la catastrophe s’était produite. Elle Canna’Ann faisait monter la vingtaine de rêveurs sur un bateau Spinner 2022. Largement assez large pour les accueillir. Tout avait étéparfaitement planifié. La catastrophe était pourtant arrivée. Thompson les avait trouvés. Là, face à face, Elle et Thompson pointaient leur canon Sig 49. Chacun l’index sur la détente, sous les feux de la grande Babylone, dévorée par un voile de flammes, au loin. Les vagues de l’eau frappant les poutres de la jetée retombaient en écumes lourds sur les deux ennemis.
“Qu’est-ce que tu fous Elle ?
- Ce qui doit être fait.
- Ha ! Ne vois-tu pas ce qui se passe ?! Bordel, c’est la fin du monde Elle ! En à peine deux heures le blackout nous a tout pris ! Tu as fait un tour en ville Elle ?! Non ? Alors regarde ce qui se passe ! Plus de lumières, plus rien ! Le noir absolu ! Alors ces fils de putes ont foutu un feu ! Un putain de brasier Elle ! C’est plus le Paradis ma belle non ! C’est un putain d’Enfer ! Et c’est que le début ! Ils...Nous...Tu...toi aussi tu deviendras dingue..! Je peux pas supporter l’idée que c’est nos ruines qu’on retrouvera dans deux cent ans !
- C’est pas ce que tu as toujours voulu non ?
- NON ! Ferme ta gueule !
- Tu perds la tête Thompson. Ce que tu as vu dans la cité, je l’imagine. Mais ça peut être autrement et tu le sais Thompson.
- Non...Non, NON ! C’est leur faute ! Pourquoi les laisses-tu partir ? Bon sang ! C’est sur eux que tu devrais pointer ton arme !
- Tu n’as pas vu ce que j’ai vu. Tu n’as pas vu ce qu’ILS ont vu. Ils sont uniques Thompson. Ils doivent être préservés de…” Elle regarde le brasier. Même d’ici, sur le ponton de la jetée menant vers le tunnel creusé dans le Mur, elle ressentait la chaleur intense. “...préservés de nous.
- Ha ! Et c’est moi qui suis dingue hein ? Tu t’entends parler ?! Hérésie ! Toi qui trouvais notre grande Babylone si belle, si merveilleuse et si parfaite !
- Babylone n’a jamais été le problème Thompson ! Tu ne comprends donc pas ? Même après avoir vu ta cité brûler ?! C’est nous le problème ! NOUS ! C’est pas le Nectar le problème, c’est encore nous ! Nous avons fui le peu d’humanité qu’il nous restait en nous cachant derrière nos fantasmes, derrière tes stars du X taille réelle, derrière mes envies et mes désirs, tout est faux ! Tout a toujours été faux !
- Et pourquoi eux ne voient pas !
- Parce qu’ils ont choisi de ne pas le voir. Ils ont choisis de ne pas s’injecter de poison.
- Et toi alors, hein ? Tu vas mourir toi aussi ! T-t-toi aussi t-tu perdras la tête ! HA !”
Elle s’arrêta un instant. Il n’avait pas tort. Et Elle le savait. Elle aussi perdrait la tête, Elle aussi allait rapidement ressentir son manque, son addiction.
“Tant que j’ai encore ce qu’il faut pour être juste alors j’agirais.
- Ha ! Tu n’agiras rien du tout, je vais te stopper. Si on disparait, si notre espèce doit s’entretuer, doit chuter, alors eux aussi. Et je prendrais mon pieds en le faisant. Regarde ça Elle…
- NOOOON !!”
Thompson tira un coup de feu. Droit sur le petit Tom. Elle n’eut pas le temps de prêter attention à la suite, car déjà elle fonçait droit sur le flic obèse en hurlant de rage. Boum. Les deux se retrouvèrent sur le sol, celui-ci humide et trempée par les vagues léchant d’écume le pavé de la jetée. Celle-ci était extrêmement glissante car le bois était presque inondée à chaque vague. Elle n’entendait plus rien, son ouïe était brouillée par la colère. C’était comme si elle déchaînait toute sa rage prise toutes ces années dans l’étau du Nectar. Une fois au sol, Thompson se releva avec peine, Elle avait glissé jusqu’au bord de la jetée. Une vague vint s’abattre sur elle et lécha les jambes du flic obèse. Il était sonné. Plus de flingue. Peu à peu, Elle entendait à nouveau, comme si l’eau glaciale lui permettait de reprendre ses esprits. Un genoux à terre, Elle releva la tête et fixa Thompson : “Je vais te tuer.” Elle avait grogné ces mots. Une haine désormais débordante. Elle se releva et courut droit vers le tueur qui fit de même. La femme lui asséna un coup de poing avant de subir le choc du poids lourd. Elle vrilla, l’autre aussi. Il lui jeta un coup de poing. Boum. Dans la mâchoire. Un second. Dans le nez. Elle était définitivement sonnée. Mais elle n’abandonnait pas et parvint à éviter la chute dans l’eau glaciale pour esquiver un troisième coup. Un coup de pied bien placé vint couper le souffle au niveau de la poitrine de l’obèse. Un cri de cochon et Elle l’agrippa par les cheveux pour le tirer en arrière. Avait-il un objet dans la main ?.. Vague d’écume glaciale. Elle n’en n’avait plus rien à faire et asséna une dizaine de coup de poing au visage de Thompson, les deux tombant à la renverse, lui sur le dos, et Elle sur son ventre gras, le fusillant de coups de poings tous plus violents les uns des autres. Une fois terminé, une vague brouilla le visage de Thompson, totalement sonné.
“Saleté.”
Elle cracha sur sa face déformée, en sang, le crâne ouvert. Elle se releva, titubante mais en vie, l’autre aussi mou qu’une éponge sur le bord de la jetée. Elle avait mal aux poings. Se relevant péniblement, elle poussa son corps dans l’eau. Il sombra, emporté par une vague puissante.
Mais elle se rendit compte d’une douleur cinglante et pénétrante au niveau du ventre. Rapidement, elle découvrit la cause de sa douleur : un couteau léger, fin et discret, rouge de sang, que le gros Thompson avait dégaîné durant l’assaut, qui était tombé sur le bois humide. Une énième vague emporta l’arme dans l’oubli. Soudain, la douleur devint intolérable. Sa main gauche appuyant sur la plaie, à travers le pull épais et l’imperméable de l’ancienne agent du B.P.D., le sang se mit à couler à flot. Elle décida de prendre un instant avant de se retourner, puis de souffler un grand coup et de cacher la plaie avec l’imperméable noir.
Elle se dirigea ensuite avec une abnégation défiant toute réalité vers le bâteau Spinner, les larmes mêlées à l’eau qui avait inondé son visage. Tom…
“Démarrez le bateau…” Elle n’avait plus de forces. L’émotion se mêlait à sa douleur. Son nez saignait et sa lèvre inférieure était gonflée, teintée de bleu. Mais la douleur la plus vive était bien celle de son ventre...
“Vous pourrez le conduire qu’en manuel...le blackout a déconnecté la navigation Spinner…” puis, se rapprochant avec difficulté du bord du bâteau, réalisa l’ampleur du drame : Tom, l’enfant rêveur, était dans les bras de la femme qui partageait sa cellule, ses bandages et ses lunettes Ray Ban sur les yeux, un filet de sang coulant de ses lèvres.
“Non, non, non, non,...” Elle n’avait pas réalisé. Sur le Spinner, la vingtaine de rêveur avait, eux, pris conscience du drame. Ils pleuraient. “Vite il faut appuyer sur la plaie, VITE !
- Elle…
- Appuyez dessus !
- Elle…”
Elle s’arrêta, voyant que Tom tentait de lui parler. Il toussa une dizaine de fois, tentant de reprendre son souffle bloqué par l’hémorragie. Le gamin était en train de mourir. Mais il essayait désespérément de lui parler.
“La...La…
- N’essaie pas de parler Tom...s’il-te-plaît, ne parles pas…
- ...la Tour...tu…
- Tom…
- ...là-haut...abrites-toi là-haut...loin des...loin des ruines...loin des Hommes….”
Dans l’esprit de Elle, tout s’aligna. Elle comprit immédiatement ce que voulait lui dire le petit. La pluie faisait s’effacer le sang qui dégoulinait de ses lèvres, puis plus de sang encore réapparaissait. Les larmes de Elle et des autres faisait de même.
Les larmes sous la pluie.
“...s’il...s’il te plaît...protège toi là-haut...et tu verras ce que nous voyons…ce que ton...ce qu’il a vu...”
Il lui fallut un long moment avant de réagir. Elle savait qu’il avait raison. Elle avait même cru comprendre une certaine subtilité dans ses mots. Mon père ? Là-haut ? En bas Elle savait que le brasier, la folie, la ruine de l’humanité l’atteindrait elle aussi. Mais peut-être que là-haut, tout là-haut, elle survivrait.
“Et toi...Tom ?
- J’ai...j’ai rêvé de la mer...je veux aller la voir…”
A cet instant tout le monde comprit ce que cela signifiait. Elle, après une éternité, fit ce qu’elle se devait de faire : s’en aller et laisser les rêveurs voguer vers la mer. “Tous vos rêves sont les vôtres...ne laissez rien ni personne vous les prendre...où que vous alliez…”
A cela, elle pu lire la réponse sur les lèvres des rêveurs qui, peu à peu, s’éloignaient de la jetée : “merci”.
Tout devint flou. Mais Elle ne pensait qu’à une chose : honorer son ami, et parvenir au haut de cette Tour. Un moment...un petit moment...Elle se laissa alors tomber lentement sur le bois humide de la jetée, les vagues d’écume lui paraissant plus légères et plus douces...Un moment… Elle ne savait pas si elle parviendrait à se relever. Elle ne savait pas non plus si, en se relevant, elle parviendrait jusqu’à la Tour, et si elle était même capable de grimper. Tout là-haut… Que pourrait-elle bien trouver ? Leurs dirigeants, lâchement installé dans de grands sièges de cuir ? Ou peut-être des Dieux ? Des anges ? Etait-ce réellement important ? Tom avait-il raison de l’envoyer là-haut ? Son père ne lui avait-il pas parlé de ce qu’il avait vu là-haut ? Une femme ? Sa femme ? Peut-être y trouverait-elle son père ?..
Un moment…
Elle se laissa aller lentement, la douleur s’évaporant peu à peu, Elle se sentait bien. Elle savait que monter était nécessaire. Qu’ici bas, les humains disparaîtrait, dans le brasier, dans la colère, dans la haine, dans le manque de Nectar et de plaisir, incapables de rêver...Babylone mourait. Mais que trouverait-elle là-haut ?.. si seulement elle y parvenait…
Elle se sentait si paisible, heureuse de ne plus se sentir babylonienne...
...juste un moment…
La main sur sa blessure, au ventre, elle sentait la chaleur du sang s’écouler de la plaie...la pluie incessante lui semblait plus légères...les larmes se mêlant à la pluie...et le sang s’écoulant sur la jetée...
...que se passera-t-il maintenant..?
Elle ferma les yeux - pour mieux les ouvrir ensuite ? et gravir la Tour ? -... et se rappela les paroles de son père…
...La grandeur précède la décadence. Et les ruines précèdent la grandeur...
Fin.
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