La porte du grenier

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Chaque été, nous retournions avec plaisir dans la vieille maison familiale, en bordure d’un petit hameau perdu au plein cœur du Jura. J’y retrouvais ma cousine Christine et ses parents, qui partageaient avec nous les impôts et les frais d’entretien depuis le décès de ma grand-mère. Depuis deux ans des amis de mes parents avaient également acheté une maison de l’autre côté du hameau, et nous avions sympathisé avec leur fils cadet Christophe. Christine, Christophe et moi passions donc des étés merveilleux à jouer ensemble, à rire, à courir, le plus souvent dehors, pour le plus grand plaisir des parents !

Cette maison était une vieille bâtisse en pierre, rongée par les intempéries, aux murs couverts de vigne vierge et de chèvrefeuille, avec un vaste jardin un peu à l’abandon qui nous offrait des parfums toujours renouvelés, des occasions sans fin de cachettes et de cabanes, et quelques fruits à glaner dans un vieux verger envahi par les ronces. Mais ce que je préférais par dessus tout dans cette maison, c’était le grenier. Il ne s’agissait pas un grenier ordinaire, car il avait le goût du mystère et de l’interdit. On y accédait en théorie par une trappe dans le plafond du salon, juste au dessus du billard anglais, ce qui rendait l’exercice d’autant plus périlleux. Outre le danger potentiel, cette trappe nous était d'autant plus formellement interdite que les grandes personnes n’avaient aucune envie, elles, d’y monter, que ce soit pour nous aider ou pour aller nous chercher. Elles prétextaient donc pour se justifier un plancher pourri, de la saleté partout, l'existence de rats, d'araignées et de fantômes en tous genres, ce qui bien sûr nous donnait encore plus envie de visiter ce lieu merveilleux.

Rien d’impossible pour notre trio, et avec un peu d’observation et d’imagination nous avions réussi à passer outre les interdictions… En grimpant sur les branches du vieux noyer qui jouxtait le mur nord de la maison, on pouvait atteindre une espèce de vasistas, que nous ouvrions en tournant le loquet au travers de la vitre brisée. Il ne fallait à aucun prix se faire prendre, bien sûr, aussi devais-je toujours rester à faire le guet pendant que Christine et Christophe montaient ; puis, du haut du toit, Christophe scrutait à son tour et je pouvais les rejoindre sans crainte. Que de nuits passées ainsi dans l'extase du secret, la peur du noir et de la punition qui ne manquerait pas de nous sanctionner si nous venions à être découverts ! Nous utilisions des bougies, que Christophe allumait avec un briquet dérobé à son grand frère Marc. Ici, dans notre petit royaume, nous étions nos propres maîtres, et la lumière vacillante des bougies nous dévoilait, à chaque expédition, des merveilles nouvelles qui faisaient notre joie. En réalité, j'appris plus tard que ce grenier n'avait jamais été utilisé par ma grand-mère, et que tous ces objets avaient donc appartenu au propriétaire précédent, dont personne ne connaissait plus le nom.

On trouvait en tout cas dans ce grenier un bric-à-brac du début du siècle, qui, lorsque nous enlevions la couche de poussière, pouvait rivaliser dans nos cœurs d'enfants avec tous les trésors : vieilles lampes à pétrole cassées, éventails déchirés, sabliers ébréchés, sculptures, miroirs, portraits, tissus, mannequins, vêtements, chapeaux étaient rangés pêle-mêle dans de vieilles malles que nous ouvrions les unes après les autres, au fur et à mesure de nos escapades, pour notre plus grand plaisir.

La nuit la plus excitante fût sans doute le soir où, en entrant, nous dérangeâmes un étrange volatile, comme une chauve-souris dorée, qui, après avoir fait plusieurs fois le tour du grenier, affolé, piqua sur une grosse malle et ne donna plus signe de vie. Nous étions à la fois terrifiés, fascinés par ce ballet étrange, et curieux d'attraper cet animal qui, dans la pénombre, pouvait nourrir nos rêves les plus fous. Christophe, le plus âgé de nous trois, s'approcha précautionneusement de la malle, et remarqua une déchirure par laquelle l'oiseau, d'après lui, était entré à l'intérieur. Tout doucement, en retenant notre respiration, nous soulevâmes donc le couvercle... mais hélas, à notre grande déception, la malle était complètement vide.

Les années passèrent, et nous avons espacé puis abandonné nos rendez-vous nocturnes, car nous avions fini par connaître par cœur le contenu de chacune des autres malles, toutes pleines du même bric-à-brac, dont la valeur et la magie disparaissaient progressivement à nos yeux d'adolescents. C'était pour Christophe et Christine le temps des amours, aussi me retrouvais-je souvent seul dans la maison pendant qu'ils batifolaient dans la campagne, ou bien au contraire restaient-ils à la maison en m'envoyant faire une course au village. Moi, en souvenir de ces nuits secrètes, je faisais semblant de ne rien voir.

Or, un jour que je revenais d'une telle course, Christophe vint à ma rencontre en courant et me pressa de le suivre derrière la maison, où nous grimpâmes de nouveau sur le noyer. Christine était déjà dans le grenier. J'eus un peu de ressentiment en devinant qu'ils avaient gardé pour eux seuls notre commun secret... mais Christophe m'emmena, excité, près de la fameuse malle vide où s'était caché, plusieurs années auparavant, le volatile doré. Elle était ouverte dans la lumière du jour cette fois, et en la regardant je compris la raison de l'excitation de mon ami : la malle restait noire à l'intérieur, alors que la lumière aurait dû l'éclairer. Elle n’était finalement pas si vide que cela. Passé le temps de la surprise nous avons tenté de percer le mystère de ce noir profond. Christophe se décida finalement à mettre la main dedans, et elle disparut. Immédiatement il la ressortit, elle était intacte. II n'avait rien senti. Je pensai alors qu'il s'agissait d'une malle de prestidigitateur, car j'avais vu au théâtre de tels tours de magie où les gens disparaissent, et j'avais toujours espéré être choisi pour monter sur scène et en faire l'expérience. Alors, n'écoutant que mon courage, j'enjambai la malle... et avant d’avoir compris ce qui m’arrivait, je tombai sur une herbe tendre.

J'ai crié, de surprise d'abord, puis de peur. Il n'y avait aucune maison à l'horizon, juste une grande plaine bordée au loin par des forêts. J'étais au pied d'un grand arbre, dans les branches duquel se trouvait une malle semblable à celle que j'avais laissé derrière moi. Même le frère de Christophe, qui était alors à l'université et qui prenait un malin plaisir à nous expliquer scientifiquement tout ce qui nous paraissait merveilleux, aurait été bien gêné pour interpréter la situation. J'ai à nouveau crié "Au secours", et tout d'un coup Christophe, puis Christine sont tombés à côté de l'arbre. Inquiets de ne pas me voir réapparaître, ils avaient suivi mon chemin.

Remis du choc initial, Christophe trouva tout cela "génial", "super chouette", "comme au cinéma" ainsi qu'un tas d'autres adjectifs qu'utilisaient les gens de notre âge à cette époque. Christine était plutôt inquiète mais semblait se satisfaire des réactions de Christophe qui exultait. Pour ma part, j'avoue que j'étais mort de peur. Plus courageux, Christophe voulait explorer un peu ce nouveau monde et comme j'avais encore plus peur à l'idée de rester seul, je les suivis. Je n'eus pas à le regretter, car nous découvrîmes ce jour là les plus belles choses qu'il m'ait été donné de voir, et aujourd'hui encore c'est de ces moments que je garde les souvenirs les plus précis : des oiseaux dorés (sans doute comme celui du grenier), des papillons géants, des lapins amicaux au pelage fort doux, des fleurs odorantes comme mille parfums qui poussaient sur un gazon duveteux ; et nous eûmes même le privilège d'apercevoir au loin un cheval blanc sur la tête duquel brillait une corne unique. Nous atteignîmes ainsi la forêt, que nous décidâmes d'explorer. Rien ne pressait car l'arbre restait encore en vue et les parents s'étaient absentés pour trois jours. Nous traversâmes donc le bois, et débouchâmes sur une autre clairière, avec, également au centre, un grand arbre. Pris de curiosité, nous allâmes jusqu'à lui, et quelle ne fût pas notre surprise d'y retrouver la même malle ainsi que des traces de chute. Christophe, intrigué, partit en courant en direction de la forêt, qu'il retraversa, et se retrouva de l'autre côté de cette clairière, d'où nous étions donc partis. Nous étions tombés sur un monde de poche.

Dès lors, l'intérêt de la plaine s'évanouit. Christophe était perplexe, et Christine maussade : ce monde était trop petit à son goût. En désespoir de cause, ils acceptèrent ma proposition d'explorer un peu plus la forêt, où je pensais trouver un trésor. A défaut de trésor, nous trouvâmes une grotte. Christophe fit quelques pas, alluma son briquet, et nous vîmes la flamme vacillante s'avancer encore, puis stopper. "Mon dieu", cria Christophe, et nous nous précipitâmes à sa rencontre. A la lumière du briquet nous pûmes découvrir le squelette d'un homme, le crâne écrasé par une pierre. Christine se jeta en sanglotant dans les bras de Christophe, et pour ma part, effrayé, je courus aussi vite que possible loin de cette grotte, jusqu'à l'arbre de la plaine. J'avais besoin de retrouver mon monde. Christophe et Christine me rejoignirent bientôt, et, sans mot dire, nous entreprîmes d'escalader l'arbre.

De retour à la maison, nous décidâmes d'un commun accord de ne plus parler de cette malle. Pour ma part, j'imaginais que ce cadavre était celui du premier propriétaire, à qui appartenait peut-être la malle ; à moins qu'il ne l'ait découverte comme nous dans le grenier. Je n'osais penser aux causes de sa mort...

Les années passent et séparent même les êtres les plus chers. Alors que Christophe et Christine s'étaient mariés, j'étais parti aux USA pour monter une entreprise de marketing qui marchait d'ailleurs fort bien. C'est donc là bas que j'ai reçu leur dernière lettre. Juste ces quelques mots : "Nous partons explorer la grotte." La lettre était accompagnée d'un double des clefs de la maison familiale. Mais je n'avais aucune envie de partir, mon métier me prenait tout mon temps. Comme tu le sais, aujourd'hui il en va autrement, puisqu’on m'a mis à la porte de ma propre entreprise ! Adieu, donc, mon ami. Je retourne moi aussi vers la grotte de mon enfance.

Voici textuellement la dernière lettre que je recevais de mon ami Abdel Legendre, l’informaticien connu, peu après sa disparition dont on a tant parlé dans les journaux. Vu le caractère un peu particulier de cette histoire, je n’ai pas jugé pertinent de prévenir la police, mais j'ai effectué moi-même quelques recherches, et j'ai réussi à retrouver l'adresse de la maison de campagne où il passait ses vacances, dans le jura. Je m’y suis rendu, pour trouver les ruines de la vieille maison, qui avait récemment brûlé. A côté du mur nord, perché sur un vieux noyer intacte, un oiseau doré me regardait avec le regard mélancolique de l'exil...

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