Chapitre 16 : Désarmée
Six mois auparavant
« Abandonner un être cher c’est abandonner l’humanité », voilà à quoi je pense quand je tire le corps lourd de Jacob à travers la pièce. Le tueur lui tient le buste et moi les jambes. J’ai la sensation d’avoir laissé ce que je suis sur le carrelage noir opaque de la salle des machines.
— Va chercher un chariot dans le local d’entretien. Et Ali...
Il glisse son majeur sur sa bouche. Je le regarde faire, je le regarde sans le voir. Je n’ai pas besoin qu’il me rappelle ce que je lui dois. Je lâche alors délicatement les avants jambes de Jacob, comme si j’avais peur de lui faire mal. Comme s’il pouvait encore ressentir quelque chose.
Je sors de la pièce. Ce lieu où je n’aurais jamais dû venir.
Dans les couloirs du troisième palier, tout est calme. Les lumières tamisées créent une ambiance particulière. Je me force à ne pas regarder les caméras. Je dois avoir l’air d’être en patrouille, et non en train de couvrir un meurtre...
Aujourd’hui
— Ali attend moi !
Le visage rouge et la respiration laborieuse, Lucas me rattrape pour venir caler son pas au même diapason que le mien. Je jette un regard vers lui, sa mèche blonde sautille sur son front au rythme de ses enjambés, son sourire juvénile, angélique me rappelle à bien des égards, celui de Louis. Si je devais l’imaginer adulte, je me le représenterais comme cela. Les yeux expressifs et un sourire rassurant, mais taquin sur le visage. Lucas vient de fêter ses vingt ans. Il vit comme un poisson dans l’eau ici. Il adore faire partie de ce Nouveau Monde que nous allons construire. Je suis toujours heureuse d’être en compagnie bien que parfois je jalouse son regard naïf sur les gens qui l’entourent.
— Salut Ali ! Tu as deux minutes ?
— Euh... Ok ! Ça te dérange si l’on parle en marchant ? Je ne suis pas en avance et j’ai plusieurs visites à faire. Répliqué-je avec un rictus pincé.
— Pas de problème.
N’entendant pas la suite de sa bouche, je l’observe à la dérobée, ses yeux sont baissés et ses joues rosies. Il semble gêné tout à coup. J’ai le sentiment que ce n’est pas un sujet sur lequel il se sent à l’aise. Je décide de stopper mon élan et de prendre le temps de discuter avec lui. Après tout, je n’ai jamais été un modèle de ponctualité. Une fois de plus ne changera plus grand-chose.
— Qu’est-ce qu’il y a, Lucas ? mes sourcils se rehaussent par la curiosité et l’agacement.
— Je voulais juste avoir ton avis. Tu sais en tant qu’officier et aussi ami. Mais euh... si tu es occupé, pas de soucis... on en parlera une prochaine fois...
— Lucas, dis moi. Mon ton est doux, mais ferme.
— J’ai juste besoin d’un conseil. Je me demandais... si tu avais déjà gardé quelque chose pour toi. Quelque chose de grave, tu sais, le genre de chose qui peut faire beaucoup de mal à une autre personne si ça venait à se savoir. Seulement, ce secret empêche les choses d’avancer pour d’autres personnes... C’était une question comme ça... Mais qu’est-ce que tu ferais si ça t’arrivait ?
— Je ne comprends pas où tu veux en venir, Lucas.
— C’est juste que je voulais savoir si mentir pour protéger une personne qu’on aime fait de nous quelqu’un de bien.
— Je crois que quoi qu’il arrive, on se doit de protéger ceux qu’on aime. Et parfois, on doit porter à bout de bras, tous les maux pour eux.
Lucas semble réfléchir suite à mes derniers mots. Ils cherchent probablement un sens, et peut-être que cela n’est pas une réponse pour lui. Mais au bout de quelques secondes, il affiche un léger sourire.
— Merci Ali. Merci beaucoup. Je te laisse tranquille. Désolé de t’avoir dérangé... Bonne journée.
Et il part d’un pas rapide en direction des ascenseurs. Il semble avoir le cœur un peu plus léger. Bien, le mien est lourd. Et je suis perplexe vis-à-vis de notre courte discussion.
Mon pas se répercute sur les dalles grises du couloir. Celui-ci est immense, il doit s’étendre sur cinq cents mètres, cerné de hublots et de porte en aluminium noir. Des fontaines à eau avec écran tactile, des bancs et des tablettes holographiques servent lieu d’information. De gros cylindres accrochés au mur diffusent une lumière blanche dans la pièce. Le plafond est haut de trois mètres ce qui fait disparaitre légèrement cette sensation d’étouffement.
Tout est fait pour que les citoyens soient apaisés. Cependant, malgré leur piscine, leurs aires de détentes, leur plafond haut, le grand fléau reste la claustrophobie. Les personnes viennent à changer quand elles ne sont plus libres d’aller où bon leur semblent. Les missions qui nous incombent au service protection deviennent ardues. Chaque jour, des plaintes différentes, des paroles jetées, aboyées, vulgarisées. Dire qu’il reste encore trois ans avant d’atterrir. Je ne suis pas certaine qu’on arrivera tous en bon état.
Je regarde le premier nom sur ma fiche : Monsieur Barms. Au non pas lui...
Il a beau avoir la trentaine, être sur Kapt lui fait prendre dix ans minimum. C’est un des superviseurs de la section entretien. Au début de notre expédition, c’était un homme avec un fort caractère et qui était cependant courtois. Mais l’enfermement, cette sensation d’avoir fouillé les moindres recoins du vaisseau, peut faire changer n’importe qui. Même le meilleur.
Me voilà devant la porte de leur secteur. Je prends une profonde inspiration afin de calmer mes nerfs déjà bien engagés.
— Enfin vous voilà ! J’attends depuis des lustres ! vocifère Ornais Barms.
À peine le seuil passé, que j’ai droit à sa mauvaise humeur habituelle ! Un tic nerveux tressaute près de mon sourcil.
— Vous connaissez le protocole Monsieur. Pour les affaires non urgentes, un délai de quarante-huit heures est installé avant qu’un agent passe.
— Ah oui ! parlons-en de vos urgences !
Je sais, j’ai commis une erreur d’entrer dans son jeu. Mais l’agacement ne me pousse pas à l’apaisement, bien au contraire.
— Je vous écoute...
Je reste droite comme j’ai appris à le faire. Extérieurement, on pourrait penser que je ne ressens rien. Moi seul peut entendre mon sang battre à mes oreilles. Ce son sourd, rond, gargantuesque, qui coupe mes pensées et m’assaille.
— J’ai alerté à multiples reprises votre section pour du matériel disparu ou plutôt volé. Et aujourd’hui, ça fait deux jours que j’attends de vos nouvelles ! À ce rythme-là, je n’aurais plus rien pour nettoyer ce vieux rafiot.
— Je suis là main...
– Vous servez à quoi au juste ? À parader dans les couloirs tout de noir vêtus ?! me coupe-t-il. – Et je ne remercie pas votre lieutenant ! Il prend ma demande à la légère, c’est ça ? Ses joues sont rosi marqueur de son excitation. – Il ne pouvait pas m’envoyer quelqu’un de plus...
Il cherche ses mots. Mais j’ai très bien compris où il veut en venir. Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive : que l’on me sous-estime ! Sous prétexte que quoi ? Que je suis une femme ?
— Vous voulez dire quelqu’un de plus masculin ?
— Eh bien... je..., il s’éclaircit la voix, gêné. Oui, Miss Taylor, finit-il par me répondre avec une once de courage.
Je crois que c’est le mot de trop. Entre le bipeur détenu par Jace, la mort de Jacob, et la nouvelle sur le générateur, mes nerfs sont sur le point de se rompre, de lâcher prise. Je regarde le visage de cet homme. Sa barbe vient recouvrir sa peau de ses tempes au bas de sa mâchoire. Ses yeux marron sont baissés, signent de son malaise.
Je me demande, à ce moment précis, si les Hommes peuvent véritablement changer. Peu importe le nombre de siècles qui passent, leurs regards sur les femmes sont toujours aussi rétrécis. Obligés de remplir des cases, de classer les êtres vivants par supériorité, infériorité. La femme vue observée comme un moyen et non comme une finalité. Sur Terre, même si les différences ont tendance à s’estomper au fil des siècles, il réside toujours une méfiance face à la sécurité qu’une femme peut apporter. Ils ont finalement tendance à nous sous-estimer, à porter un jugement avant même que l’on tente d’essayer. Ce paramètre régissant nos vies est une force pour moi sur Kapt. Mais malgré le fait que cela me serve, je ne peux m’empêcher d’être vexée, outrée et souvent désarmée. L’ignorance est ce que je cherche. Mais je sais que gommer la force de la moitié de l’humanité nous rend faibles, nous rends étriqués dans notre recherche de liberté. On pourrait tellement faire mieux, ouvrir tellement plus d’écoutilles à la vie…
Je reporte mon regard sur Monsieur Barms, et je suis tout à coup, fatiguée, dépassée. Je n’ai pas envie de surenchérir, je n’en ai pas la force aujourd’hui. C’est dans ces moments-là que je m’aperçois que j’ai changé. J’ai perdu ma spontanéité et ma naïveté. Ce qui constituait mon identité… Ce que mon père adorait tant chez moi… Je suis persuadée qu’il ne me reconnaitrait pas… plus.
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