Chapitre 18 : Sueurs clandestines
Quand aurais-je un moment heureux ici ? Quand redeviendrai-je la jeune femme insouciante que j’étais ? Peut-être jamais… Après tout comment peut-on récupérer une partie qui nous a été volée ?
J’ai vraiment besoin de me sortir tout ça de la tête. Rien qu’une heure. Et je sais très bien qui voir pour m’évader. Je m’y étais toujours refusée, mais aujourd’hui cela va changer. Je vais changer.
Je marche alors en direction de l’aile du personnel de bord au troisième étage, en faisant attention à ne pas amplifier l’élancement dans le bas de mon dos. La douleur causée par Linda est encore bien présente. La prochaine fois, c’est elle qui se retrouvera les fesses au plancher. Je m'en fais la promesse.
Après l’ascenseur, je parviens dans un couloir identique à ceux des étages inférieurs, mais avec le calme en plus. C’est l’aile des mécanos et du personnel. Ils sont toujours occupés aux multiples endroits de Kapt, mais rarement dans leurs propres secteurs. Je profite de l’atmosphère apaisante pour me retrouver. Il est inhabituel d’être seul ici, suffit de tourner la tête pour voir un visage connu.
Où sont les visages inconnus ? Ceux qui n’ont pas de noms ? Pas d’histoires ? Ceux qui composent une foule et qui ne nous définissent pas ?
Je promène ma main sur le mur immaculé, tout en marchant le long du couloir. C’est étrange d’imaginer que l’espace se trouve de l’autre côté. Qu’il n’y a qu’une paroi entre moi et le vide, entre l’apesanteur et la gravité, entre la vie et l'immensité… Parfois, il suffit d’un mur pour nous séparer de tout…
Après plusieurs pas, je regarde ma tablette pour continuer de tracer Lucas. Chaque personne est indiquée sur mon écran holo. Nous avons tous des bracelets de traçage sur Kapt. Et bien sûr, il est impossible de s’en séparer. Quoique…
Au début, j’étais furieuse d’être considérée comme un maillon d'une chaine imbrisable. Maintenant, je sais en tirer avantage. Avec ce traçage, j’ai un pouvoir sur les autres et je sais quand fureter dans les couloirs est possible. Mais ce bracelet me rappelle aussi les pires moments ici...
« Donne ton bras, jolie Ali. On va éviter les emmerdes à cause de toi ».
Ses mots percutent le silence autour de moi. C’est comme si sa bouche était encore près de mon oreille. Je tremble et touche par réflexe mon bracelet. Je n’arrive pas à comprendre comment il a réussi à me le déconnecter ce soir-là. Seul Riley a le talent nécessaire pour y parvenir. Rien que pour ça, cette ordure me terrifie. L’intelligence peut être effrayante surtout quand elle est orientée pour détruire et nuire. Depuis cette nuit, je n’ai de cesse de penser que si je ne m’étais pas déchirée avec Jace aussi violemment je ne serais pas allée dans la salle des machines pour évacuer ma peine. Je n’aurais pas vu le visage blême de Jacob et le sourire de cette ordure. Ma vie aurait continué sans avoir ce poids aussi lourd sur le cœur.
Je secoue la tête pour envoler ces sombres pensees, et entre dans la piece d'un pas decidé.
— Salut Lucas !
— Bordel ALi ! Tu pourrais frapper avant d'entrer...
Je souris en voyant l’expression complètement paniquée de Lucas. Un corps est dissimulé sous son édredon, mais je ne parviens pas à voir son visage. Je suis curieuse de connaître son identité. Après tout, je n’ai jamais aperçu Lucas avec quelqu’un durant ces deux années.
— Tu peux dire à ton amie de sortir ! Je ne suis pas à ça près maintenant…
J’oriente mon visage vers le caleçon tendu de mon ami. Je ne peux empêcher mon rire de résonner dans son bureau. Lucas m’envoie alors un coussin en pleine figure et attrape son pantalon afin de se rhabiller à grande vitesse.
Sans me laisser le temps, il me tire le bras et me fait sortir avec lui, dans le couloir.
— Lucas, c’est bon ! Tu n’as pas besoin d’être paniqué… c’est moi, tu sais.
— Ouais, je sais… bref qu’est-ce que tu veux, Ali ? dit-il en soufflant fort par les narines
Son visage demeure écarlate, il décroise ses bras puis les recroise sur son torse longiligne. Je n’ai pas l’habitude de le voir me parler comme cela. Ce ton dur et colérique ne lui ressemble pas. Ses yeux marron en amande évitent mon regard et ses cheveux mi-longs sont ébouriffés dans tous les sens. Je décide de ne pas le mettre encore plus mal à l’aise. Bien que je sois curieuse d’en connaître la raison.
— T’as un plan pour ce soir ? je lui demande de but en blanc
Il hausse les épaules, plus par habitude que par dénigrement. Son regard se pose enfin sur moi, il paraît étonné de ma question. Je ne peux pas lui en vouloir, c’est la première fois que je lui demande cela. J’ai toujours fermé les yeux sur leurs fêtes clandestines sachant que ces soirées sont prohibées. Mais on ferme tous les yeux. Sauf, peut-être, Marcus qui ne supporte aucune dérogation au règlement. Heureusement, Riley est le mec idéal pour ce genre de plan. Il réoriente la position de chaque puce de traçage. C’est devenu un héros de la nuit, à ce que j’ai compris grâce à Khloé et Lizzie.
Celles-ci sont friandes de ce genre de soirées. Elles ont toujours su s’amuser malgré les nombreux règlements qui régissent nos vies. Je les ai enviées à maintes reprises. Surtout lorsqu’elles revenaient le visage écarlate et les yeux pétillants. J’entends encore leurs supplications pour me faire venir, mais je ne voulais pas m’attirer des ennuis. Et puis j’avais d’autres choses en tête.
— Euh… oui j’en ai un… Pourquoi ? Tu veux en être ?
Je le sens paniqué, bien que je sois son amie il a peur que je le trahisse. S’il y a bien une chose que je ne m'’imagine pas faire, c’est faire du mal à Lucas. Il a une belle âme et ce n’est pas moi qui enlèverai ce charmant sourire sur son visage… enfin, je l’espère.
— Oui. J’ai besoin de me détendre. Alors ? Où c’est ?
***
Quelques heures plus tard, je suis dans ma chambre en train de me préparer pour cette soirée clandestine. Mon cœur bat plus rapidement que d’ordinaire. Il faut croire que j’ai une addiction pour l’adrénaline, celle-ci court dans mes veines et vient apaiser les maux de mon âme et les bleus de mon corps. J'applique tout de même, avec parcimonie, une forme de pâte sur mon bleu au menton et celui-ci s’estompe quasiment, ne laissant plus qu’une trace brun pâle sur ma peau. Cette invention je la dois à l’équipe scientifique où Khloé travaille. Je crois que la section de protection leur a inspiré cette recherche. Couvert souvent de bleus avec l’entrainement, on avait peu fière allure. Et puis, je dois dire que ça soulage après la journée passée à trainer mon corps endolori.
— Je n’en reviens pas que tu viennes ce soir ! Je suis tellement excitée, tu n’imagines pas !
La voix hystérique de Khloé me fait sourire. Je ne pouvais pas lui offrir un meilleur cadeau que celui-ci. Ces derniers temps, je suis une piètre amie. Et pas seulement pour Lizzie. Khloé me réclame souvent, mais j'ai érigé une barrière entre elle et moi sans vraiment le vouloir. Mon sourire a dû s’éteindre, car elle se rapproche de moi et pose sa main sur mon bras dénudé.
— Je sais que tu ne vas pas bien en ce moment. Je ne suis pas aveugle Al’. Je suis là en tout cas si un jour tu as besoin d’en parler… Enfin, je suis contente que tu te décides à t’amuser un peu. Je suis sure qu’on va passer une super soirée toutes les…
Elle ne finit pas sa phrase, son regard se braque sur le lit de Lizzie. On ne la voit que rarement ces derniers temps. Je souffre de la voir dans cet état et de savoir que j’en suis responsable. En partie tout du moins. Elle me manque, son sourire me manque. Je donnerai beaucoup pour que tout ce qu’on a traversé ne soit qu’un cauchemar, qu’une parenthèse fantasque qu’on pourrait gommer de l’histoire. Mais on ne peut pas revenir en arrière, et je devrais assumer toute ma vie ce secret. Ce soir Khloé et moi on doit alléger un peu cette peine. Et je ne veux pas qu’on gâche la chance de se retrouver ensemble. J’attrape alors une mèche qui lui tombe sur les yeux et affiche un grand sourire.
— Oui Khloé, on va passer une belle soirée.
Je ne mens pas. Je suis persuadée qu’on peut traverser tout, le temps d’une nuit. De quelques heures.
Elle sait que je tente de la rassurer. Elle affiche alors un sourire pour m’indiquer que ça marche. Je finis de lui pincer le bras pour que sa risée passe au rire. Les éclats de Khloé sont des pansements qui m’aident à aller mieux. C’est un rayon de soleil. Même enfermé sous terre, il produirait autant de lumière.
Une heure plus tard, me voilà bras dessus bras dessous avec mon amie devant une porte à l’extrémité du deuxième palier. Celui des laboratoires. Je suis surprise que la fête se déroule ici, après tout les scientifiques ne sont pas connus pour leurs écarts nocturnes. Elle passe un badge dans un boitier près de l’entrée, et celle-ci s’ouvre sur une immense pièce toute vitrée.
— Alors épatée ?
— Plus que ça ! À quoi sert cette salle d’habitude ?
Mes yeux scrutent l’endroit. Des tables sont disposées sur le côté avec d’immenses saladiers remplis de je ne sais quel breuvage orangé. Au centre du local, des jeunes se déhanchent sur une musique rapide diffusée par des haut-parleurs. Il doit y avoir au moins trente personnes ici.
— C’est notre salle de réunion. Comme on est beaucoup dans le service, on a la plus grande pièce du vaisseau. Ça sert aussi pour nos démonstrations scientifiques. Et en bonus elle est complètement insonore. Pas belle la vie ?
Je dois me concentrer sur les lèvres de Khloé pour bien comprendre sa réponse. La musique dépasse largement les décibels autorisés sur Kapt, j’en suis quasi certaine. J’affiche un large sourire pour lui montrer que je suis heureuse d’être ici. Je cache cependant une légère nervosité. Je parcours les visages, tous me sont familiers. Je suppose qu’eux aussi se rendront vite compte de ma présence. Après tout, je suis membre du service protection et mon rôle est de faire respecter le règlement à la lettre. Mais ce soir, j’ai laissé mon état de service dans le dortoir, ce soir je veux simplement être une Ali jeune et insouciante qui profite de ses amis.
Khloé me tend un verre rempli d’un liquide orangé.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’UV il l’appelle. Mais ne me demande pas ce qu’il y a dedans, je serais incapable de te le dire. Je sais juste que ça arrache. Essaye, tu verras !
Je prends une petite gorgée, méfiante. Ma bouche s’enflamme alors comme un début de feu. Je me mets à tousser. C’est la deuxième fois que je bois de l’alcool et je ne suis pas habituée à ressentir ce trop-plein de chaleur dans ma trachée. La première fois c’était après l’école, j’avais quatorze ans et un copain de classe m’avait donné du rhum. Un vieil alcool de l’ancien temps avant les catastrophes naturelles qu’il m’avait dit. J’avais détesté. Aujourd’hui, la chaleur provoquée par ce liquide m’aide à me reconnecter avec le monde dans lequel je vis. Je bois alors plusieurs gorgées tout comme Khloé.
Plusieurs minutes plus tard et plusieurs verres, nous voilà en train de danser, accompagné de Lucas et de Riley. Je suis en sueur et la tête me tourne, malgré cela je sautille et bouge les bras dans tous les sens. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante que ce soir. Les garçons remuent autour de nous, ce qui provoque un fou rire dans notre petit groupe. La musique se répand tout autour de moi et m’enveloppe comme un cocon. Je me sens si bien, je serais venu plus tôt si j’avais su !
— Alors tu t’amuses ?
— C’est génial Khloé. C’est même parfait ! Et tu sais que Riley te regarde comme un merlan frit ce soir ? Il n’arrête pas de jeter des oeillades vers nous.
— Il est sur ma liste noire. Un ami ne devient pas un plan au lit, me dit-elle le plus sérieusement du monde.
Je m’étouffe littéralement avec mon breuvage. Un profond rire secoue mon corps et mon âme. Il y a bien longtemps que je n’avais pas connu le bonheur. Le retrouver comme un vieil ami m’apaise.
Soudain, mon hilarité s’arrête. Ma bouche passe du rire à la peur. Mon verre se fracasse contre le carrelage. Je ne peux en croire mes yeux, c’est impossible…
— Ali ? Ali ? A...
Je n’entends plus rien, car la lumière a laissé place au noir, car devant moi la pire des atrocités s’y passe...
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Coucou !
Tout petit message pour m’excuser par avance de la longueur du chapitre ! Je vais retourner pour les prochains chapitres à un format plus court comme au début. Je crois juste que mon clavier c'est légèrement excité haha ! Et encore j'ai abrégé... je vous laisse imaginer (c'est pour ça qu'il n'y a pas de flash back dans ce chapitre là)
Merci encore ! Bisou
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