Ruines mondaines
Indivisible, la grande bâtisse se dressait au milieu des mauvaises herbes et des vieilles dalles de pluie. De par ses grandes fenêtres d’ormeau se reflétait le miel du soleil couchant ; en son toit se nichaient six cent quarante trois étourneaux, lovés les uns contre les autres pour affronter la malice de l’hiver ; plus bas, la mousse dévorait allègrement ses murs de diorite et ses troncs conifères. On aurait parlé d’une lente agonie, mais un quelqu’un voyait au travers.
Et s’appelait Monn, et portait bien son nom puisque c’était le genre de personnes à retourner sa veste à la moindre occasion. Monn n’était pas exactement ce à quoi vous pourriez pensez : un genre de peau squameuse et brillante, des dents jamais nettoyées jamais et un corps plus long que trois chevaux. Sa masse était telle que son corps laissait une trace dans la broussaille et ses pattes griffues dérangeaient insectes et vers de terre. Monn persiflait beaucoup, crachait parfois, surtout quand la colère le consumait.
Monn venait d’arriver devant chez moi que je sortis de ma demeure. Je partais pour chercher des cèpes paradogènes, celles qui poussent sur les cercles de fées. Monn avait flairé mon odeur et gronda sans me voir. Ses yeux, jadis deux rubis, n’étaient plus que jaspes brisées.
* * *
— Vous êtes aveugle ou quoi ?
Nous partons pour nous asseoir quand quelqu’un me chahute. C’est une vieille mournienne patibulaire, au visage enfoncé comme une roue dans la boue. Nous nous relevons : le chariot se met en branle et nous faillissions tomber sur elle. Nous nous excusons promptement et elle marmonne quelque chose du genre : « …qu’on me fiche la paix… putains de Tyrminiens… ». Nous regardons autour de moi : tout le monde a déjà pris les coins dans le chariot, moi nous restons debout avec les autres.
Le chariot est fermé, et il n’y a qu’une petite ouverture en haut pour laisser de l’air – ou la pluie – passer, et au centre personne n’osait aller. Nous nous y aventurons et la voûte céleste nous accueille : une étendue infinie de noirceurs et de mauve sombre, des nuages renflés et ronflants, dans lesquels des silhouettes se dessinaient parfois. L’Aersmog. Un frisson nous prit : les serviteurs des Seigneurs du Vide se font de plus en plus nombreux ces temps-ci, depuis que les Réincarnés, un groupe de rebelles qui souhaite la libération de ce monde, faisait les empêcheurs de tourner en rond. Oh, il y a bien de l’espoir qui subsiste ça et là mais personnellement, nous n’y voyons que du feu, des cendres qui tentent de se faire brasier. L’espoir va de pair avec la magie dans ce monde : c’est une gageure.
Un mournien tout jeunot frissonne, ce qui fait cliqueter ses chaînes ; ce n’est pas étonnant avec le froid de la nuit qui rôde près des montagnes de Fergio. Le gamin éclope quelques caillots de sang et nous voyons dans la faible lueur de l’Aersmog que des écailles ont poussé sur sa peau. Ça nous étonne, parce que nous n’avons jamais vu ça de notre vie durant, nous qui nous occupons de notre ferme en solitaire sans demander de comptes à personne. Nous ne sommes pas originaire d’ici, par contre ; nous venons de loin, d’une planète scindée en deux après un cataclysme nucléaire. Si nous sommes là, c’est surtout par malchance.
— Hé !
Nous tournons la tête : juste à côté de nous et debout, un mournien basané – de la même région de là d’où je viens, sans doute. Il a des tatouages rituels sur l’ensemble du corps, qui s’inspire de l’iconographie du Sinueux, un dieu qui n’a jamais pris la peine de sauver ses croyants du joug des Seigneurs du Vide. Son regard est plutôt creux et ses pupilles fendues, mais l’intensité qui s’en dégage ne nous laisse pas de marbre.
— On va tous y passer, hein ?
Sa question reste blanche : au fond, il s’agit d’un constat défaitiste dont on veut juste se délester un peu en partageant la douleur d’une mort prochaine. La Moisson : c’est de ça dont il veut parler. Nous, nous pensions y réchapper avec notre passif, mais nous avons mal évalué la cruauté des maîtres de Mourn. Nous penchons la tête et l’indécision nous prend la gorge.
— Tu as peur de la mort ?
Qu’est-ce que nous pouvons dire d’autre ? Dans les pires situations, il est préférable de choisir la philosophie à la psychologie. Mon interlocuteur hausse les épaules puis plonge son regard dans le nôtre.
— J’ai pas vraiment envie de rejoindre les étoiles, mais s’il le faut pour protéger ma famille, alors je le ferais.
— Vous êtes père ?
— Non. Je n’ai jamais eu envie de ce genre de choses. Je vis en voisinage de mes adelphes depuis que j’ai eu l’âge de prendre un râteau et une pelle. Mais avec les pulsations de l’Aersmog et les retombées kirrotiques, mon corps… (il relève sa tunique)…n’est plus ce qu’il était.
Nous baissons les yeux : il y a des écailles vertes qui poussent sur l’aine et qui gagne le ventre, la poitrine. Nous sommes toujours ignorants à ce jour : quel est donc ce mal qui touche tous les passagers de ce convoi ? De Mourn en général ? Nous hésitons à demander cette information alors que l’autre rebaisse sa tunique et, dans un rire déterré de l’estomac, lâche :
— J’ai rien fait pour mériter ça.
Un hochement de tête, rien de plus, ça suffit pour répondre. Nous ne pouvons pas faire grand-chose pour lui, ni pour tous cell.eu.x qui se donnent presque la fin avant qu’elle n’arrive, ni pour les gens qui croient toujours dur comme fer que le Sinueux va les sauver, que les Réincarnés vont les sauver, que le monde lui-même va débarquer en fanfare pour régler leurs malheurs. Nous avons appris ma leçon : les seuls qui sont capables de changer les malheurs sont ceux qui les ont provoqué. Notre visage se tourne de nouveau vers le ciel, car nous venons d’entendre le chant lointain d’un vridéllon.
Le chariot s’arrête abruptement : la bouscule nous amène par terre et j’empêche notre camarade de fortune de s’effondrer en enroulant mon bras autour de son corps. À travers sa tunique, nous sentons autant ses écailles solides que sa peau tendue comme celle d’une tente en pleine tempête. Il n’en a plus pour longtemps, et malgré tout il nous rend un regard reconnaissant. Nous faisons un geste pour signifier que ce n’est rien et l’aidons à se relever.
On ouvre la porte du fond et des soldats nous accueillent. Ils portent des armures de chitine blanc pur avec des finitions dorés, des casques parfaitement sphériques où sont inscrits les signes de chaque Seigneur, et des lances d’ophobalérium qui projettent des éclats de lumière dans tout l’habitacle. La clarté ne nous éblouit pas puisque mes yeux sont naturellement protégés, aussi nous pouvons voir tous ces détails. L’odeur de pourriture qui émane de leurs casques complets nous indique que leur transformation est totalement irréversible ; ce ne sont plus des mourniens, juste des êtres siphonnés de tout pouvoir. Si tous ceux du chariot sentent leur absence et en sont écœurés, la fascination nous étreint et nous essayons de nous approcher d’eux quand ils nous font sortir.
— Keyesh’nas yyl ! crache l’un deux.
Nous hochons la tête. Nous ne comprenons pas sa langue, mais l’intention derrière les gestes brutaux sont toujours clairs. J’aide notre ami à descendre et les soldats nous laissent faire, préférant s’occuper des autres prisonniers. Un des lanciers enlève son gantelet et nous pouvons voir sa peau putréfiée, couverte d’une pelure bleuâtre ; d’un ongle aussi long que pointu, il grave en crissant un symbole de puissance sur le métal de mon collier relié à mes menottes de poignets et de pieds, puis murmure – ou gargarise – et l’inscription s’illumine en projetant des étincelles. Une corde de lumière nous relie aux autres prisonniers et nous sentons que le sort emprisonne notre chair à l’intérieur d’elle-même. Le soldat remet son gant et nous invite à le suivre. Nous ouvrons ouvre la marche et les autres sont obligés de suivre nos pas. L’un d’eux, l’enfant, est un peu trop retardataire et trébuche, prend du retard. Sa chaîne se rompt et la lumière qui reste l’enserre immédiatement et il tombe au sol en se tortillant. Un des gardes le fait rouler du pied sur son dos et plante sa lance dans son cœur. Nous ne détournons pas le regard en marchant, pas plus quand le regard de l’enfant s’illumine une dernière fois.
Nous le suivons et apercevons ce qu’il a vu avant que tout ne s’éteigne : une tour d’ivoire gigantesque aux reflets d’argents, une beauté prodigieuse d’architecture qui va jusqu’à percer l’Aersmog. Il y a peu de végétation dans cette montagne ; peut-être est-ce pour ça qu’ils ont construit ce bâtiment ici. Les arbres ont tendance à dévier le flux de pouvoir de la planète, puisque ces derniers sont à la frontière de la conscience et de l’usage des tehmna, ou des kirrosi.
Oh, nous pouvons même les voir se rassembler autour de la spirale osseuse dressée contre monts et vents : normalement, ils sont presque invisibles mais quelqu’un de sensible peut les apercevoir s’ils s’agglutinent. Ils peuvent se mouvoir seulement par la lumière, mais ici ? Ce monde en a si peu comparé au mien. Il doit y avoir des lumières invisibles. Nous nous concentrons, nos yeux se dilatent pour accueillir une fréquence plus élevée et là, nous constatons l’illumination irréelle qui auréole la tour.
Un soldat nous pousse à avancer plus vite et nous manquons de trébucher. Notre ami nous rattrape et croise notre regard ; de la stupeur se lit sur son visage avant qu’il ne redevienne passif et dit :
— Vous n’êtes pas d’ici.
— Et nous ne le serons jamais.
* * *
Toujours. Toujours Monn s’arrêtait avant que je puisse connaître la suite.
Je regardai Monn se bâfrer dans l’écurie, qui me rappelait de ces Pthoomph mâchonnant l’herbe des plaines d’Ulron, au sud est de l’Empire ; ma mère en possédait tout un troupeau et je me souvenais des longues heures où je marchais avec les bêtes, les menant à l’aide de charmes liants et de chantempêtes. C’était un bon temps.
— Tu as un appétit d’ogre, aujourd’hui, dis-je.
Monn s’arrêta d’avaler et se mit à mâchonner tranquillement. Ses ailes déchirées reposaient péniblement sur son corps avec l’air d’un navire échoué.
— La faim calme notre mal.
Sa voix portait l’accent dur de la Tyrminie, mais j’avais toujours capté derrière l’accent de Karakturan, le monde des chevaucheurs de nuages. Je connaissais ce peuple grâce aux archives de ma famille, en train de pourrir dans la bibliothèque. Je caressais le sol et lui impulsait quelque énergie, et en jaillit une motte de terre sur laquelle je m’assis ; Monn avait regardé mon petit tour de passe passe avec un air envieux
— Mon offre tient toujours, lui rappelais-je.
— Nous préférons rester dans l’ombre. Le monde n’est pas prêt.
— Par le Sinueux, ravale ta fierté ! Déjà que ça fait deux cycles que tu ne veux pas me raconter ce qu’il s’est passé quand tu es entré dans l’Hélice de Port-sur-Rav.
— Et toi, cela fait deux cycles que ton orgueil d’historicité ne veut pas lâcher le morceau.
— D’accord, que dirais-tu d’un marché ?
Le chevaucheur de nuages sortit sa langue pour tâter l’air et la perfidie, et ne sentit rien. Avec un air patient, Monn accepta de m’écouter puis, après avoir entendu ma proposition, ses yeux s’agrandirent et sa gueule s’ouvrit sur des mots nouveaux.
* * *
Nous me souviendrons à jamais des escaliers. Les escaliers, ce sont des orbes à peine fixés dans l’air par dérurgie, cette forme de magie alliant l’énergie des kirrosi avec celle des déséquilibres plasmiques du sang mournien. Quand nous pense qu’il y a besoin de vingt litres pour faire flotter une tonne de matière solide, et que toute la tour est maintenue par cet enchantement, nous nous disons que ce procédé, aussi peu spectaculaire soit-il, est d’une efficacité redoutable. Nous regardions souvent la magie mournienne avec peu d’intérêt mais de près, ils ont énormément de talent pour tout ce qui est dérèglement de la nature et horreurs éthiques, une qualité de civilisation admirable.
L’ascension est d’une longueur interminable et peu de déportés survivent : les soldats les jettent du haut quand ils ne peuvent pas supporter l’effort pour les faire s’écraser en bas ; leur sang nourrit la tour ; la tour nourrit les pierres ; les pierres avalent les gens. C’est ingénieux. Mais pourquoi ne pas tous nous tuer immédiatement ?
Nous avons vite notre réponse : l’apex se constitue d’un étage couvert d’un toit et ouvert sur les côtés, pourtant ni oiseaux ni rafales ne pénètrent dans cet espace. Le sol est aussi blanc, mais cette fois il se nervure de centaines de réseaux canaloriques qui permettent aux kirrosi de circuler. On nous pousse vers le centre, mais nous avons le temps de voir que ce sont des veines d’hombregral, le seul arbre doué de magie. Ils ont extrait des veines, des veines ! Ce processus est si long que le réaliser coûte une fortune, et avec cette quantité, ils ont dû abattre des centaines, voire des milliers d’arbres. Pas étonnant que la tour attire autant la magie.
Nous rions. Notre ami, qui prend ça pour de la démence pré-léthale, nous fait remarquer :
— Avec un peu de chance, notre sang se mêlera au pouvoir et nous pourrons nous venger en tant qu’esprits.
Si nous serons ne serait-ce que l’ombre de ce que nous fûmes autrefois, nous lui dirons que les esprits n’existent pas, que tout ce qui reste de nous est notre information magique et que notre conscience se délite dans les profondeurs de l’Outremonde, cette dimension malveillante que d’autres appellent Drar’hegn, l’Éternelle Séquestration ou juste enfer. Nous y avons été autrefois, par l’intermédiaire d’un Gouffremonde pour retrouver un morceau d’âme perdue. Maintenant, c’est à peine si nous pouvons ouvrir un Gouffremonde entre deux maisons juxtaposées.
Au centre, un individu nous attend, nous et les autres. Il possède une dizaine de pattes velues qui dépasse de sa robe de rituel et une tête boursoufflée qui me fait penser à une pétynuv, une plante vénéneuse qui a la fâcheuse tendance à vous embaumer d’un suc digestif pour vous déguster l’instant où la douleur vous fait perdre l’esprit.
— Magg’tek morrnan, cliquète la créature en chassant d’une main terriblement squelettique les soldats.
— Il va nous dévorer. Prenez les Tyrminiens en premier ! La terre leur donne bon goût, dit un jeune mournien à l’accent bondissant.
D’autres renchérirent sur la même volée. Nous, nous préférons regarder la chose en face avec toute la curiosité morbide envers des partisans des Seigneurs du vide. Puisque cette chose a été mournienne, pourquoi ces grands sorciers et nécromants ont décidé de les priver de pouvoir ? Ils n’en ont pas besoin, de magie ; la leur est incompatible avec celle de ce monde. Et puis, magie ou non, les mourniens ne leur font pas peur. Alors, où va tout ce pouvoir ?
— Que regardes-tu ? me demande soudainement la créature.
Le mournii qu’elle emploie nous donne l’impression d’un ordinateur transcrivant oralement un texte antique. D’expérience, ce genre de créatures n’a normalement plus la force de parler, ne sont guère plus que pantins de la volonté des Seigneurs. Celle-ci en revanche a l’étincelle de la conscience dans ses yeux injectés de sang. Nous répondons :
— Ton âme. Tu ne l’as pas perdu ?
La chose grince de rire ; ça aussi, c’est inédit.
— Une âme ou non, quelle différence, mortel ?
— Ça en fait une énorme. Elle finira par te peser avec le temps.
— Il semble que tu parles avec sagesse (les pattes du ritualiste cliquetèrent sur le sol alors qu’elle tourne autour des quelques prisonniers restants) Que penses-tu obtenir avec elle ? Un pardon ?
— Notre vie ne nous appartient pas.
— Curieux. Je n’ai jamais entendu quelqu’un s’exprimer de cette manière.
Nous avons oublié d’infléchir notre dialecte : le « nous » que nous usons est, sur Mourn, une forme d’abandon sacré. L’utiliser de la manière triviale comme nous venons de le faire est… dérangeant, pour le moins que l’on puisse dire. Nous réfléchissons à notre réponse quand nous constatons du coin de l’œil qu’un des prisonniers est en train d’invoquer un charme de ses mains menues. L’espoir, toujours. Même après avoir voyagé de monde en monde, nous n’avons jamais vu d’espèce possédant autant d’amour propre et de volonté à surmonter les obstacles, à la façon d’une flamme jamais vraiment éteinte, jamais allumée. Et ce mournien qui fait des sorts, c’est l’ami au ventre écailleux.
Aussi avons-nous nous ne savons quel élan et répondons avec une force plus appuyée dans nos mots, notre accent natal ressortant :
— Alors peut-être vous êtes vous trompé de cible.
La créature s’arrête de rôder et se tourne vers nous. Son haleine de chair rance nous parvient quand elle approche son visage du nôtre et ses centaines d’yeux nous étudient avec intérêt. Puis s’illuminent d’une émotion nouvelle.
— Tu n’es pas… d’ici ?
— Nous sommes d’ailleurs.
— D’où ? Raconte-moi !
Ce n’est pas tant un ordre qu’une demande affamée. Nous osons pas tourner de nouveau l’oeil vers le lanceur de sorts qui va peut-être se faire éventrer dans la minute qui suit, et préférons croiser les bras.
— Et si nous jouions à un jeu ?
— Un… jeu.
La créature s’écarte. Le mot lui semble lointain, car son visage – si déformé soit-il – laisse ressortir de la perplexité. Nous sourions et ajoutons :
— Si tu gagnes, nous te donnerons nos ailes. Nous gagnons, et tu nous les laisseras.
* * *
— Et alors, qu’as-tu dis ?
Je serrai mon charbon et mon parchemin sur son étui en bois, si fort que les éclisses se confondaient de nouveau avec l’ensemble. Monn bailla et préféra poser sa tête sur le sol, fermer les yeux et s’endormir. Je soupirai : ce n’était pas nouveau, comme comportement, parce que les chevaucheurs de nuage ont un lent appareil digestif, ce qui est normal pour des êtres ayant l’habitude de vivre en permanence dans les hauteurs. Je savais même que certains s’endormaient en volant et ne redescendaient jamais. Mais c’était un trésor du passé, dont je m’étais fait la promesse de partager au monde.
Les Âges Sombres. Avant la révolte d’Orbas le Réprouvé, chef des Réincarnés, avant les Seigneurs du Vide, personne ne se souvenait dans quel état Mourn se trouvait. Le plus grand mystère de l’histoire, à savoir la civilisation avant l’Empire, la Millonérie, avant que toute forme de frontières eut été crée. Je rêvai un jour de pouvoir découvrir ne serait-ce qu’un morceau de poterie, qu’une tablette de runes ou un os. Mais le temps était le dernier des remparts, il effaçait tout. D’agacement, je laissai Monn à son sommeil et partait en trombe chez moi.
La maison de ma famille était délabrée. La déchéance de notre nom ne s’était pas faite sur un événement précis et particulier, mais au travers des générations de violeurs, de meurtriers et de tricheurs en tout genre. Même si l’Empire avait un regard assez mou sur les punitions, quand il s’était s’agit de la maisonnée, il n’avait pas hésité à saper ses forces tant financières que magiques. Les Ybris s’étaient joint joyeusement à la bataille sur le long terme, parce que c’était plus simple d’écraser les fourmis que de se battre en scarabés bousiers. Au final, il ne restait que moi, moi et mes champignons, mon thé et ma quête du savoir.
La jalousie m’étreignit alors que je faisais apparaître une flamme sans combustible sur le poste de cuisine pour chauffer l’eau. Une émotion plus brûlante et sifflante qui faisait de moi une bouilloire sur pattes, prête à exploser à tout moment. Et la vapeur se faisait sentir dans certains moments, elle moisissait les murs de cet endroit et nourrissait les plantes qui la dévoraient. Ma colère, ma rage de solitaire empêchait l’histoire de revenir à sa juste place. Parce que je ne souhaitai que celle de Monn, pour oublier la mienne. Ce n’était pas comme si je ne l’avais pas remarqué depuis longtemps ! Mais il est une différence majeure entre savoir et connaître, apprendre et comprendre. Il manque toujours le recul, pas celui qui est froid et distant mais l’autre, celui qui embrasse et accepte. Je n’avais pas passé ce cap et je ne le passerais jamais.
« Les histoires sinuent entre poison et remède » dit l’adage. Le poison n’était qu’un prétexte pour éviter une douleur plus grande encore.
Je me souvins. Là, entre deux gorgées brûlantes, je me souvins de ces soirées mondaines où ma famille invitait toutes les autres du royaume, celles qui avaient un nom, une histoire à raconter, à fructifier – et surtout celles qui avaient les moyens de le faire. À l’époque, ma jeunesse m’incitait à faire les plus grandes bêtises de ma vie. Avais-je changé ? Non, mais avant au moins la colère ne me guidait pas, juste la curiosité. C’était pour ça que j’appréciai tant ce que Monn me racontait, pour tout ce que je n’osai plus dire.
Il fait froid ce jour-là ; on est en plein Yaddal et la neige tombe sur l’ensemble du continent, des confins de la Paraxie jusqu’au cœur de Dal’Agard. Notre maisonnée, à Fergio, est composée d’un immense jardin, de fontaines sculptés avec un style prélataliste, en concavités d’illusions et de symétries. Au fond du jardin se trouve de la petite forêt où s’aménage une grande bâtisse composée de baies vitrées qui laisse apercevoir les lumières d’intérieur et les invités venus des quatre coins de l’Empire hakessarien. Au milieu de ces invitées, on l’y voit : en robe jaune et fushia, une baumétoile en perpétuelle éclosion sur la tête. Une fleur empoisonnée, pour dire : « personne ne touche à l’enfant ».
Sitôt qu’un mournien ou une mournienne pose les yeux sur cette fleur, il les détourne en déglutissant, en rajustant un col ou des épingles de manche. Pendant ce temps, ce petit bout d’être gambade entre les convives et chipe des victuailles des assiettes des serviteurs qui ont trop de travail pour se soucier des mains chapardeuses. Sauf qu’une des deux mains est attrapée par une plus grande, calleuse et puissante. Elle appartient à un massif maître de maison aux épaules larges et aux bras longs et charnus. Il soulève l’enfant avec un air insondable.
— Encore à traîner comme un krakarach ?
Il dépose sa progéniture et ébouriffe ses cheveux. L’enfant en ressent un élan de joie qui se transforme en rire, et bien qu’il s’agisse d’une fête de marque, le rire ne sature pas l’ambiance mais la magnifie. Le père s’agenouille.
— Qu’as-tu envie de faire, ce soir ?
— Papa doit aller voir les invités, répond l’enfant.
— Ha ha ha ha ! Quel invité serais-je si je ne m’occupai pas de mon hôte le plus important ?
L’enfant a un air pensif, avant de lever le doigt devant son nez.
— Une danse !
Alors le père ordonne aux musiciens de changer de musique. Les invités s’écartent et forment un cercle dans la grande salle, laissant le père et son héritage, son trésor, sa vie. Le gondolar encorné au son grave et lancinant, le bézouin qui furète dans les oreilles de pétillantes mélodies et l’angiade haut et larmoyant se mêlent dans une ballade qui ravit les coeurs amoureux de la musique, et les jambes de chez qui la danse est célébration. Le père s’exclame :
— Mytt’n Atun !
Et il s’assoit à même l’air, sur un nuage invisible, pour être à la hauteur de son enfant, qui sautille autour de lui, tournoie, fait claquer le sol dans des étincelles multicolores. La musique devient endiablée, les mournil commencent à danser, à chanter et à danser encore ! Le sol est martelé de talons, des rais de lumières partent des bottes, des chaussures au moment de l’impact. La salle est transformée en une caverne de cristal liquide prise d’un raz de marée démentiel.
Puis tout s’éteint, d’un coup.
La maisonnée est vide. Une fine couche de poussière couvre le sol de marbre, et on dsitingue dans la pénombre quelques verres brisés, quantité qui augmente près des baies vitrées disparues. Le froid rentre par rafales et fait hululer les couloirs du bâtiment en un orgue dépressif. Tout rire, toute joie et tout amour, qu’est-ce que ça vaut contre les forces de l’histoire ? L’enfant se tient debout, en unique survivance de chagrin. Tout s’est déroulé sous ses yeux ébahis : au début, il y a eu un cri de convive puis, sans prévenir, des lassos de lumière pour empêcher les mouvements de main, de bouche ou tout élément somatique en rapport de près ou de loin à l’usage de la magie. Les soldats de l’Hakessar n’ont rien annoncé, rien dit de plus que les ordres aboyés dans leur langue fabriquée, incompréhensible et brutale comme leurs gestes. L’enfant n’a pas agi, l’enfant n’a rien dit et les soldats sont passé devant.
Puis Monn est arrié.
* * *
Nous n’avions pas prévu de venir à cette soirée, et ce même si l’édilat Mytt’n avait insisté. À l’époque, nous n’étions pas paysans, nous n’avions pas encore trouvé notre Voie, alors nous naviguions de cour en cour pour apprendre, parfaire notre connaissance de ce monde. Nous nous rappelions quand le nôtre était toujours en vie, vibrant de magie plus ancienne que les premières étoiles, aussi obscure que leurs berceaux. Se trouver sur Mourn est comme s’envoler au dessus de la couche argonaire : on a du mal à respirer et, en même temps, on a ressent une pureté inégalée dans l’air.
Cette pureté-là, nous la recherchions aussi chez les mourniens, mais nous nous étions vite rendu compte qu’il n’y avait rien de pur, que tout était déjà teinté. Les Seigneurs du Vide avaient laissé une trace indélébile sur cette civilisation, que nous n’avions jamais pu connaître avant l’arrivée des dirigeants secrets et disparus. Mais il subsistait, ça et là, quelques braises de la noblesse d’âme dans des expressions, des lettres perdues et des histoires sans support. Nous nous faisions le devoir de les raviver, mais aussi de les voir disparaître, de tenir compte de leur mort.
Ce soir-là, celui où nous étions sensés venir à la fête d’intronisation de l’enfant Mytt’n, nous avions décidé à la place de nous poser au pied d’un noranmier, avec ses belles feuilles en conque qui accueillent l’eau du ciel. Nous étions en train de lire une poésie sereinement quand nous fûmes interrompus par une petite troupe armée. Nous avions levé les yeux : ils portaient les armoiries impériales, un serpent noir frappé sur une étoile d’argent.
— Faites-vous partie du domaine Mytt’n ? nous demanda l’un des soldats avec cet accent pomponné de la capitale.
En l’observant, nous remarquâmes la lueur dans ces yeux : celle de la préparation calculée et du rejet de toute forme de pitié. Nous avions déjà vu cela.
Oui, nous constatons le manque cruel de pitié dans ce regard multiple, mais la curiosité et l’avidité sont des moteurs difficiles à contrôler, et encore plus difficiles à réprimer, Seigneurs du vide ou non. La créature s’ébroue et lâche dans un claquement de langue :
— Bien. Que proposes-tu comme jeu ?
— Une partie de wukettr.
Le wukettr, un jeu de stratégies en trois manches, nest pas le jeu sur lequel nous étions les plus talentueux, mais il s’agissait d’une forme ancienne du wukat. Demander une partie sur ces règles spécifiques n’est qu’un pari risqué : je considère mal les Seigneurs du Vide assujettir de nouveaux mourniens et mourniennes, alors je me suis dis que ce métamorphosé est de ceux qui ont connu un temps de paix, un temps où jouer à des jeux n’est pas juste une manière de passer le temps, mais un art.
— Intéressant. Quel camp choisis-tu ?
Les prisonniers autour de nous murmurent entre eux, et l’un des plus vieux explique tant bien que mal de quoi nous et le monstre parlons. Nous sourions en notre fort intérieur, conscient que notre victoire n’est pas certaine, mais très probable. Et aussi parce que nous aimons gagner les paris et, plus encore, les jeux.
Un ordre sans équivoque surgit de la bouche de l’arachnéen personnage, et nous restons seuls face à face les uns de l’autre. Avec des psalmodies, le cantateur fait apparaître le plateau de jeu : une forêt entrecoupée d’une rivière aux berges sans arbres. Deux cachettes, une frontière et un endroit pour poser ses unités. S’il y a bien une nature « belliqueuse » chez le peuple de Mourn, c’est bien celle qui aime juste organiser ses campements, ses unités sans jamais passer à l’acte.
Nous nous asseyons et la créature fait de même, son lourd corps déformé s’aplatissant sur le seul en un bulbe presque trop plein. Et alors nous annonçons :
— Nous choisissons les airs.
— Et nous choisirons les souterrains.
Forcément. La tactique des vers est, sans mauvais jeu de mots, très terre à terre et peu portée sur la complexité et la tromperie, alors nous nous attendons. Cependant, la lecture de l’Hexagéral de Lastipice nous a appris qu’il s’agissait de la tactique la plus appréciée dans la première moitié du troisième Cycle des Âges d’Or, soit bien avant la conquête des Seigneurs du Vide. Aussi est-ce un indice qui nous indique que notre adversaire est très, très vieux. Quel malheur que ses connaissances soient désormais et complètement confuses dans son esprit. Se souvient-il au moins de la tactique des vers ? Nous commençons notre partie, en disposant chacun de huit jetons victoire. Ce sont nos chances de réussite : moins nous en avons, et moins nous pouvons profiter du terrain, nous offrir des pions à disposer et faire des mouvements. Il s’agit à la fois de notre capital et de notre autorité.
[...]
Texte en cours d'écriture pour être envoyé à ce concours : https://mnemos.com/mnemos-30-ans-concours-de-nouvelles/
L'intention du texte est de raconter deux histoires différentes qui ont pourtant une chose en commun. La technique usée est celle du chapitre choral. L'objectif stylistique est celui de ne pas utiliser une seule fois une marque genrée pour les deux personnages.
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