Desséché par les vieux glaçons
Non pas que j'apprécie le froid par dessus tout, mais il y a du charme dans l'immobilité. Une finitude absolue, inévitable. Le froid, c'est un coaltar de secrets. L'hiver est son séide, le vent son barde.
Je regardais les visages ligneux se dessiner dans les troncs des sapins. Très hauts, ces sapins ; ils menaçaient de craquer sous le poids des âges, leur posture avait quelque chose de très gérontologique, dans un sens ironique même. Moi, je parvenais à peine à rester debout, et seule ma canne parvenait à me soutenir dans l'épreuve de l'affront suprême à la mort.
La mort, oui. Elle était tout autour de moi, dans chaque petit recoin gelé, dans chaque flocon qui vidait le ciel de sa substance. Pas de tempête, juste une simple baisse de tension atmosphérique ; moi en revanche, j'avais l'énergie de la découverte, de l'aventure. Je voulais voir ce que cette forêt avait à m'offrir.
Offrir… C'était quelque chose qui me tenait à cœur, autrefois. Avant, les gens me priaient de bondir les nuages et les lieux pour terrasser leurs cheminées de présents, de craqueler leurs braises pour donner à ma petite présence un panache particulier, alors que je m'évertuais à rester furtif, à l'abri des oreilles infantiles qui, l'espoir hargneux, tentaient de m'apercevoir. Avais-je dis qu'on m'aimait beaucoup ? Plus je passais de maison en maison, plus je me sentais libre comme l'air. Moi. Et le ciel.
Et à l'instar de toute jolie histoire dont on ne vous raconte jamais la vraie fin, ça m'est monté à la tête. J'ai commencé à penser que j'étais indispensable. Vous imaginez ? Ah ! J'allais jusqu'à me comparer au vent qui hurle, à la pluie qui crépite. À toute chose qui avait existé avant les gens, et qui existerait bien après.
Mes nostalgies figées ponctuaient chacun de mes pas. Sous mes pieds, le plâtre fin de la neige pouffait, piffait et allait même jusqu'à pincer mes chaussettes ! Un petit choc sur la tête. Je levais les yeux : d'un malin malentendu ou d'une commune malice, un sapin avait décidé de me lâcher un petit cadeau de bienvenue. Ou était-ce un avertissement ?
Je n'en eu cure. C'était pas mes oignons, les arbres. Mon rayon à moi, c'était les jouets par milliers, les petits souliers et les vieux messieurs aigris. Pas les arbres, couverts d'illuminations pénibles qui vous titillaient l’œil, dans une vaine tentative de mimer les étoiles. Pas mon boulot non plus, les étoiles. Pour les gens, en revanche, à peu près tout était un prétexte pour bosser. Faut être fou pour penser comme ça.
De mon côté, je prends du bon temps : je me balade, je me promène, je déambule entre les rues des péteux de la conisylve. Sachez ceci : le sapin, c'est l'arbre le plus ingrat de la planète. Pour avoir passé des vacances à Hawaï, je sais ce que c'est ; là-bas, les arbres font les choses bien, ils pullulent de beauté pétillante, ce qui équivalait à péter dans un aubois vu que « l'hiver vient ». Enfin, vous savez !
À force d'échapper aux albâtres retombées gastriques de mes voisins boisés, j'ai fini par atteindre un lac gelé. Sa vue m'a éblouit, alors que le soleil était absent. On aurait dit une gravure de quelque jeune fou persuadé que le monde est un échec à devenir. Les fissures dévoraient la parure de cristal qui laissait entrevoir des perles d'oxygène, des doigts épineux qui figeaient jusqu'à l'essence même de la vie. Cette majesté statuaire m'arracha un reniflement mesquin ; le froid pouvait faire mieux que ça. Ces temps-ci, il était fatigué.
Non. L'eau figée, c'était fait et refait, ça n'avait rien d'inédit. Ce qui m'ahurit fut la vision d'une carcasse de balise en métal forgé, une vieille ordure délaissée des gens. Penchée tel un débardeur vomissant derrière un tonneau après deux-trois rasades de tord-boyaux. Ces marins, je les aimais parce qu'ils me demandaient toujours des trucs trop utiles ou moches. C'étaient eux, les vrais de vrais.
Je me rendis compte que cette balise représentait bien ce que je constatais depuis peu : d'un côté, tout se figeait lentement, inexorablement, parce qu'il y avait de moins en moins de mouvement ; de l'autre, tout se figeait instantanément, dans l'espoir de conserver, de perpétuer la mémoire. L'ironie de la chose souleva mon six-packs de bière d'un rire tonitruant. Finalement, l'hiver épargnait personne : tout le monde fonçait droit dans le mur.
Après mûre réflexion et quelques gorgées de gnôle de chêne, je me décidais à m'aventurer sur le lac. La sensation délicieuse que j'allais probablement voir le sol céder sous mes pas, le fait que l'eau allait m'arracher la peau – l'image en elle-même n'est pas aguicheuse, mais l'expérience réelle est stupéfiante – pour ensuite s'introduire dans mes poumons et me transformer en un Mc'n'peace, probablement en faisant dans mon froc après tout l'alcool que je m'étais enfilé le matin-même.
Cependant, et à mon grand regret, la glace ne céda pas. Elle gémit, languissante d'avoir un pied qui concentrait plus d'une centaine de kilos la mettre à l'épreuve. Au fond, j'aimais ne pas la voir se briser, voir ce petit miracle résister aux intempéries les plus perfides, dont votre homme faisait partie. La balise s'approcha de moi alors que je m'éloignais du bord : immense, vaseuse et grossière. Pas comme les choses carrées qu'ils font maintenant, non. Plutôt une masse primitive, une idée qui n'avait pas prit forme.
Un genre de monstre qui me séduisait au plus haut. Du doigt, je caressais la peinture presque effacée, vestige d'un jaune criard qui avait viré au vert, un pied de nez à l'hiver qui ne voulait que du givre pourri au sol. Un peu à la manière d'un arbre qui prenait les saisons au contre-pied. Intrigué, je m'assis pour écouter la petite balise.
Ce qu'elle me raconta, c'était un peu la même chose que toutes les autres ruines : glorieuse destinée, âge d'or, décadence et abandon. Je la consolais distraitement, comme je le faisais avec toutes les merdes surproduites des usines qui n'avaient pas de but dans la vie ; pour moi, elle servait à contribuer à la beauté du monde figé. Pas pour que les gens se rappellent qu'ils avaient coulé un bronze d'acier de douze tonnes, non. Juste pour qu'un jour, un renard maladroit, habitué par les putains d'aristos de conifères, bondisse de surprise face au mastodonte inconnu, éraillant la vallée silencieuse de son plus beau glapissement héroïque.
La balise, candide, me remercia poliment en me serrant la main. Elle avait une poigne de fer, la mignonne ! Je la saluais de la mienne et repris mon chemin. Il était bientôt l'heure de reprendre le sale boulot.
Pétroncle, mon gérant, cette horrible montagne de poils à l'estomac de rubis, à la gueule kunzite et aux globes de jaspe, m'apostropha gentiment avec ce ton geignard insupportable, parce qu'il m'avait cherché toute la journée pour que lui et moi, on puisse établir un plan de marketing. Vous entendez ça ? Marketing ! On aurait dit qu'un rétameur avait avalé une couleuvre pour chier une tourterelle pépiant à tout va ce mot d'emmerdeur. Je grognais d'assentiment néanmoins, conscient qu'il s'agissait du boulot et que j'aimais le boulot bien fait.
Les usines dégueulaient des jouets par milliers, tiens ! Quand aux elfes, ils s'étaient reconvertis dans la production de binouze, avec juste assez de magie pour empêcher les fêtards de se tailler les veines à la fin de leur année aussi joyeuse que la tuberculose ! Et les nains, parlons-en : leur petits gadgets pour les grands, inutiles et tape-à-l'oeil au possible, pour qu'ils ne discutent que de ça et de leurs peccadilles sociales tout le reste de l'année, un autre baume au cœur !
Traquer le bonheur et le distiller, le décanter, le diluer. Empêcher les gens de s'envoler de peur qu'ils ne s'écrasent. Enfermer, emprisonner, enchaîner. Ficher pour figer. Pétroncle représentait tout ça : ce monde d'affamés en proie à la désillusion que le superflu est plus important que le pratique, et qui dénature le pratique pour en faire du sale. Moi, j'étais un peu comme ce type qui bandait en regardant les filles se faire brûler vive devant lui ; je prenais du plaisir dans la souffrance et dans l'acte de l'offrir sous une montagne de douceur. Je forgeais la mort et c'était l'hiver. Je restais dans le thème.
Au fond de moi et un peu fou, j'espérais retrouver la liberté d'antan, où le présent était à la fois beau et pratique, et surtout qu'il représentait un geste de la part de quelqu'un. Le « geste », ce truc simple qui fait que tout le monde se hurle dessus et se stresse pour un rien, alors qu'il suffit juste de se dire : « Ah, tiens, il s'attendra pas à ça ! ».
L'essence, qu'ils disent, de l'hiver, c'est la renaissance. Moi, j'ai compris le sens des choses : tout mène à la fin, l'hiver comme l'année, l'hiver comme la vie. Au bout du compte, faut profiter du moment avant de prendre votre dernière photo d'éternité.
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