L'Entre Deux Mondes
Je quittais son chevet, l’inquiétude tapie au fond du ventre. Pashna, ma fille, faisait de plus en plus souvent ces cauchemars étranges peuplés de paysages décrépis et d’immeubles en ruine. Pashna a huit ans, bientôt neuf. Je savais depuis longtemps que ce jour arriverait… mais pas aussi tôt.
De mes ancêtres à mes grands parents, à ma mère puis à moi, le don de voir ce monde étrange était accordé à partir du neuvième anniversaire. Car neuf était le chiffre entier qui marquait la frontière entre le monde des unités et celui de la multitude et de l’infinité. Et l’univers qu’il nous était permis de voir se trouvait à la frontière entre notre réalité aux lois ordonnées et un foisonnement d’imprévus et de surnaturels. Ce n’était que par le rêve que l’on atteignait physiquement cet endroit. Ils le nommaient Outremonde.
Lorsque j’éteignis la lumière et fermai la porte, j’eus une vision de cauchemar : ma fille, déchiquetée par les gueules brouillées des Hurleurs, ces créatures sans merci qui arpentaient les réseaux oniriques. Lorsqu’un enfant de ma famille atteignait l’âge requis, on l’entraînait à leur échapper, à déjouer leur flair puis à trouver leur chemin à travers les tortueux labyrinthes métapsychiques. En traversant le couloir menant à la cuisine, je revis une photo : moi, jeune, aux côtés de ma mère et de mon père. Lui avait été dévoré par un Hurleur, ne laissant derrière lui qu’un matelas et une couverture. Ma mère était morte de vieillesse avancée, comme tous ceux de la famille avant elle.
— Alors, elle va bien ?
Je me tournai, et souris : Alain, mon amour, tenait deux tasses de chocolat chaud bien fumant. Après m’être avancé, je l’embrassai paisiblement tout en attrapant l’une des tasses. Sa toison me chatouilla. Je m’écartai et répondis :
— Elle dort, maintenant. Le cauchemar est passé.
— Et les Sirènes ?
Il parlait de ces monstres sur échasses, dépassant de haut les plus grands gratte-ciels de l’Outremonde. Je fis non de la tête.
— Je les ai chassé. Ils ne reviendront pas.
Alain eut l’air soucieux, alors j’ajoutai :
— Quelque chose te tracasse ?
— C’est que, je pensais… (il but une gorgée de chocolat, laissant quelques traces dans sa barbe foisonnante) que Pashna n’aurait pas à subir ça.
Ce « ça » était lourd en émotions. Il me fit écho, rameutant tous les souvenirs des longues nuits où Pashna hurlait : « Papa ! Papa ! Les monstres veulent me manger ! » en s’agitant, tordant son doudou dans ses bras. Il fallait alors la calmer par le Bercerêve, un art ancestral qui calmait la psyché profonde et permettait au dormeur de s’écarter de l’Outremonde.
Mais, au fil des mois, j’avais remarqué que Pashna était de moins en moins réceptive. Mon air sombre inquiéta d’autant plus Alain qui me prit par le bras.
— Nevish, il faut que tu trouves un moyen de l’empêcher d’y aller.
— Je ne peux pas, Alain. Je te l’ai déjà dis et je ne le répéterais pas : seul le Marchesonge peut définitivement se couper lui-même de l’Outremonde. Tout ce que je peux faire, c’est la rêvebercer jusqu’à que ça passe.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Alain, fis-je en prenant son bras à mon tour, je suis tout autant morfond que toi, mais rappelle-toi notre promesse (j’affermis l’emprise de ma main) Tu te souviens de notre promesse ?
Ses yeux se voilèrent un instant derrière le souvenir : à la maternité, quand nous pûmes enfin voir le petit visage joufflu de notre tendre Pashna. Nous étions si heureux, si comblés… Alain semblait sur le point de dire quelque chose d’autre, alors je posais le chocolat chaud et prenait sa tête entre mes deux mains.
— Je veux que tu saches que je fais tout mon possible pour veiller à ses nuits, dis-je avec conviction.
— Et je veillerais sur ses jours, murmura-t-il en retour, prenant ma main dans la sienne et l’embrassant. Je t’aime.
— Je t’aime aussi. Va dormir, je veille.
Il acquiesça, s’écarta après une hésitation comme à regret, avant de se diriger vers notre chambre à coucher. Je le regardai s’enfoncer puis fermer la porte à double tour derrière lui, comme chaque soir depuis plusieurs mois. Je soupirai : mes mains tremblaient encore parce que le contact de sa peau me manquait déjà. Je me retournai et vint me placer devant la porte de la chambre de Pashna. Je m’asseyais et fermai les yeux. Mon corps se souleva sous la puissance de mon don, l’air vibra légèrement et ma psyché forma un voile qui, comme chaque soir, protégerait l’intégrité de l’être qui m’était le plus cher.
* * *
Du haut de son trône en obsidienne, le Seigneur des Chimères contemplait son royaume avec un air satisfait. Sur la terre dévastée aux arbres décrépis sous un ciel de tempête sans pluie, les esprits des rêveurs erraient sans but précis, à la recherche de souvenirs et de pensées vers lesquelles se tendre, pour prétendre à nouveau goûter la vie. Il adorait les voir se jeter sur ces petites lueurs, fendillements du monde, pour suçoter jusqu’à la moindre parcelle avant de retomber dans le gémissement. Car plus ils passaient du temps à chasser la lumière de ce monde, plus ils se métamorphosaient en des proportions grotesques, jusqu’à devenir de prochains Hurleurs ou Sirènes.
Quelque chose d’étrange… Il se leva de son trône.
Sa cape de sylves mortes glissa sur le sol avec la légèreté d’une bruine. La cendre crissait sous ses bottes tissées en crin de licornes et cloûtés en perles de diamants. Ses gants d’ombre et de mensonges cisaillaient le temps qui passait pour le rendre plus malléable, distordu aussi. Ses attributs fonctionnaient parfaitement. Alors quoi ? Il s’approcha d’un arbre aussi blanc qu’un os et plus mort encore pour tendre l’oreille. Rien, pas le moindre murmure. Allons bon… Qu’est-ce qui le taraudait autant, dans ce cas ?
Ah oui. Les Tovik. Son sourire sphérique s’étendit sur tout son crâne. Il avait maintes fois tenté d’atteindre ces Marchesonges, intrigué par leur puissance et par leur capacité à lui filer entre les doigts. Une fois, il avait failli réussir… mais le concerné avait assez provoqué les Hurleurs pour qu’ils désobéissent et le dévorent. Le Seigneur des Chimères, enragé, avait envoyé à l’oubli la moitié de ses troupes.
Si les simples rêveurs étaient faciles à attraper et encore plus à convertir, les Marchesonges devenaient, contrairement aux derniers, des Tonnerres voire des Echos, monstres aussi terribles que délicieux. Il n’avait à sa disposition que cinq Tonnerres et deux Echos. Mais c’était surtout leur conversion qui se trouvait être l’alléchante surprise : ils résistaient, encore et encore, si bien que leur âme finissait par imploser. Le Seigneur soupçonnait ce phénomène être l’origine de la création.
Revenons aux Tovik : ils étaient une épine dans son pied. Certes, ils ignoraient tout de lui et de ses manigances, mais un jour, et le Seigneur des Chimères en était certain, ils se soulèveraient à l’unisson dans l’Outremonde pour le combattre et le tuer. La prophétie l’annonçait, mais pas quand. Alors le Seigneur gagnait du temps pour qu’un jour son empire fasse surface, et ce après sa mort. Il n’en était pas loin, tout était presque parfait. Mais la lueur la plus vive était apparue il y a peu ; un ou une Marchesonge, au pouvoir plus grand que toutes celles et ceux qui ont jamais foulé le sol poudreux de ce monde étrange.
Chaque nuit, il tentait d’atteindre ce mystérieux Marchesonge, persuadé qu’il serait le Zémythe de l’armée prophétique. Il voulait le convertir à sa cause, ou au moins ralentir sa croissance avant le moment venu. Seulement, chaque nuit, rien n’y faisait : un voile dissimulait le visage de sa nouvelle proie.
Soudain, le Seigneur eut une idée et son ordre se répercuta à travers les horizons déformées.
* * *
Alain venait à peine de rentrer que son sang se glaça. Dans la salle à manger, une femme très similaire à son Nevish chéri regardait une photo encadrée dans sa main qu’elle avait prise sur le buffet. Il posa son manteau et s’avança. La femme leva les yeux.
— Bonsoir, Menesh, lança-t-il d’un air grave.
— Salut, Alain. Comment tu vas ? répondit-elle d’un ton léger.
— Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de ta visite ? s’enquit Alain sur la défensive. Je pensais que tu étais en Nouvelle-Calédonie.
— Je voulais rendre visite à mon petit frère, sourit-elle. Où est ce gredin de Nevish, d’ailleurs ? Il ne m’envoie aucun message, ne m’appelle jamais… (elle soupira) Et moi qui prend de si belles photos… Tu veux voir des photos de concert ?
Alain prit un air faussement intéressé alors qu’elle scroller les nombreuses photos dont elle vantait l’inclinaison artistique. Le père était plutôt tourné vers ses réflexions : pourquoi Menesh était-elle revenue après ce que Nevish lui avait dit ? Que voulait-elle exactement ? Pas une visite de courtoisie, ça faisait douze ans tout de même… Et elle ne semblait ni vouloir demander de l’argent, ni des contacts ; d’après les messages dont Nevish lui parlait quelquefois, elle ne manquait de rien. Non, il s’agissait d’une stratégie pour…
— Dis, tu m’écoutes ? (il cligna des yeux ; elle fit la moue) Tu es vraiment toujours autant dans la lune que la dernière fois qu’on s’est vu.
— Menesh, je vais jouer cartes sur tables (Alain s’écarta et croisa ses bras) Pour quelle raison tu es venue ici ?
Le sourire de la sœur se figea un instant sur le visage si parfait et si ressemblant. C’eut l’effet de déstabiliser le père, qui vit, pendant un instant, crut être face à un Nevish féminin. Le sourire s’élargit, elle avait compris qu’elle avait le dessus, et pour cause : Menesh était une Marchesonge, elle pouvait à tout moment se servir de son don sur Alain. Mais elle pourrait alors sentir que Nevish dormait profondément dans la pièce d’en bas et profiter de son état catatonique afin de lui soutirer un secret qu’il partageait avec Alain : le don de Pashna.
— Je sais à quoi tu penses : tu crois que je vais te bercerêve pour savoir où est Nevish ? Tu me connais mal, Alain… Jamais je me mettrais mon frère sur mon dos pour une telle broutille. Et puis, tu fais partie de la famille, pour ce que c’en est.
— Ce n’est pas parce que je ne peux pas atteindre l’Outremonde que je n’ai pas le droit de savoir ce qu’il s’y trame, ni ce que toi et vos cousins préparez.
— Oh ! Sache qu’un jour, on te le dira.
Il le savait. La prophétie de Vanish, où tous les Marchesonges arpenteraient l’Outremonde en même temps pour créer le Tamis, un voile qui séparerait à jamais ce monde hanté des rêves de tous. Et ce, sous la bannière du Zémythe, celui ou celle qui rêvera à jamais.
Alain et Nevish connaissaient déjà le signes bien avant la naissance de Pashna. Et elle les présentait déjà. Par un désir imbécile et un peu égoïste, Alain avait convaincu Nevish de ne pas en parler avec sa famille. Car le Zémythe sera celui qui maintiendra le voile pour toujours.
— Il est en bas, n’est-ce pas ? (Menesh sourit en voyant le père blêmir) Tu croyais sincèrement qu’il me suffisait de dormir pour atteindre la métapsychose ? Je l’ai senti dès mon arrivée. Et maintenant, tu vas me dire qui est la personne dans la chambre d’à côté.
Avec cette menace, l’air prit un goût métallique. Les lumières clignotèrent et la radio s’alluma brièvement sur un son brouillé. La télévision lâcha des grésillements et des parasites, le four à micro-ondes, la machine à café… tout partait à vau-l’eau. Alain recula : les yeux de la Marchesonge devinrent des prismes. Les fenêtres se fendirent. Un bruit suraigu perça les oreilles d’Alain qui dut les couvrir, tombant à genoux. Son cerveau lui donna l’impression de se liquéfier.
— Je sais qu’elle est ici, tonna Menesh en marchant vers lui ; elle l’attrapa par les cheveux. Qui est-elle ?!
— Menesh ! Arrête !
Alain expira une grande goulée quand la pression psychique s’effaça. Les bras d’Alain retombèrent contre son corps, ses mains couvertes de sang. Il leva à grand peine les yeux : Nevish, l’air hagard, se tenait à l’orée du couloir menant aux chambres. Son regard passa d’Alain à sa sœur.
— Laisse-le tranquille. Je vais tout te dire.
— Nevish… ! gargota Alain. Notre promesse, voulut-t-il ajouter.
— Raconte-moi donc. Et j’aviserais après.
* * *
J’avais froid. Pourquoi j’avais si froid ? Je serrais Zouloux dans mes bras mais il ne me réchauffait pas. Il faisait noir, si noir que je ne voyais même pas mes mains. J’avais l’impression de flotter dans une piscine en hiver, mais ce n’était pas de l’eau. C’était plus lourd, comme de la gelée. Là, une lumière ! Je voulais m’en approcher, mais je n’arrivais pas à poser le pied sur quelque chose. Alors je me mis à nager, comme dans la piscine avec Papa et papa. Au début, c’est difficile de bouger mais petit à petit, j’ai eu l’impression d’être porté de plus en plus vite, comme quand on enlève le bouchon du lavabo après la vaisselle. J’allais atteindre la lumière quand j’ai entendu la voix de papa : « Ramène-la, Menesh ! Ramène-la maintenant ! ». Je me retournai pour mieux l’entendre mais une main m’aggripa.
Je tombai sur un sol très doux. Au début, je croyais que c’était de la poussière mais ce fut quand je vis Zouloux tout gris que je compris : c’était de la cendre. Il y en avait partout. Je levais les yeux : le ciel n’était que nuages et ils avaient pas l’air contents. Je baissais ma tête : des arbres, partout, qui avaient l’air très malades. Et des immeubles fissurés, cassés comme du verre quand on tape dessus. Je pris peur quand la main se posa sur mon épaule. Un visage m’apparut, mais il était bizarre, avec un bouche trop grande et des yeux trop petits. Mais malgré ça, il me parut très familier.
— Bonsoir, monsieur… ou madame ? (je serrais Zouloux dans mes bras) Vous savez où on est ?
— Nous sommes dans l’Outremonde.
— Oh ! Comme dans les histoires de papa ! (je frémis) Je veux pas croiser de monstres.
— Ils ne viendront pas tant que je serais là.
— C’était vous, la lumière ?
— C’était nous.
Je me rendis compte qu’il devait avoir mon âge : son visage, malgré sa difformité, avait quelque chose d’enfantin. Soudain, j’eus une drôle d’impression…
— Vous voulez que je fasse quelque chose. C’est pour ça que vous m’avez amené ici.
Il acquiesça et ouvrit ses mains. Dans ses paumes, il y avait une fraction de tonnerre et un éclat d’écho. Malgré mon jeune âge, je comprenais dès lors qu’il me fallait faire un choix. Celui de devenir une part de ce ciel, ou bien de ces arbres. Mais je vis aussi la naissance d’un empire. Et je ne voulais pas être un de ces deux-là, je voulais continuer.
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